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Don Quichotte à Tanger
M
14 octobre 2005 16:27
Une nouvelle inédite

Don Quichotte à Tanger


Par Tahar Ben Jelloun
Ecrivain (1944, Fès, Maroc). Il a reçu, en juin 2004, à Dublin, l’International Impac Dublin Literary Award, l’un des prix littéraires les plus prestigieux du monde. Cette nouvelle est illustrée par Jean-Pierre Cagnat.


Il était une fois un historien à la maturité rayonnante. Il s’appelait Benengeli, Ben pour les amis et les besoins de cette histoire. Par une matinée où le temps avait perdu la raison, Ben s’était rendu à pied au cap Spartel. Il avait regardé la mer et constaté que le vent changeait la couleur des choses. La montagne avait vieilli. Elle ressemblait à un dromadaire résigné. Les maisons s’étaient affaissées. Seul le temps était indifférent au vent et à l’humeur des hommes. Le ciel aussi semblait étranger, même si des nuages étaient malmenés par des poussées violentes venant de l’est. Que serait Tanger sans le vent d’est qui lave les rues et les regards, qui nettoie l’air des moustiques et autres mouches du Sud, qui donne la migraine et dérange l’ordre des choses ?

Ben se tenait droit face aux côtes espagnoles, qu’on voyait clairement en cette journée de soleil mitigé. Il était là, à la pointe extrême du nord de l’Afrique, juste là où la Méditerranée et l’Atlantique se rencontrent. En face, c’est l’Espagne. Les Espagnols viennent de se réveiller. Ils sont tous sortis pour voir passer l’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Monsieur Miguel de Cervantès est de retour. Son voyage a duré des nuits et des siècles. Il a marché dans des territoires infinis, a livré des batailles, sauvé des enfants, secouru des femmes, s’est perdu et retrouvé, a déterré des histoires de chevalerie ancienne, et s’est nourri de mots, beaucoup de mots, des tonnes de syllabes et des milliers de pages écrites par des inconnus, des anonymes, des milliers de livres sauvés des bûchers. Il est resté aussi mince, aussi svelte et aussi généreux qu’au jour où il s’était donné pour mission de mettre de la justice dans les rapports entre les humains. Ce jour-là, une mouche venue d’Inde l’avait piqué. On a dit qu’elle était rouge, d’autres prétendirent qu’elle était verte et surtout venimeuse. Il s’était levé, avait mis les habits d’un chevalier issu d’un village dont plus personne ne connaissait le nom, et décidé de devenir le réparateur de toutes les injustices. Sûr de lui, le pas ferme, le regard franc, sans un sou en poche, il énuméra quelques-unes des vilenies qu’il s’était juré de combattre. Quelle entreprise ! Il lui fallait plus d’une vie pour accomplir cette noble tâche. Il lui fallait une imagination féconde, une générosité fertile, une patience magnifique pour arriver à bout de ce projet. Dieu lui avait accordé une vie infinie et éternelle. Il méritait bien cette attention divine pour réparer ce que Dieu, ou parfois le Diable, faisait faire aux hommes.

Il avait mangé tant de livres qu’il avait attrapé une indigestion. Il truffait ses déclarations de poésies et de récits qui dégageaient un parfum d’aventure et de folie. Il fallait courir derrière lui pour suivre son débit, saisir les nuances de ses dires. Avec les couvertures cartonnées des livres, il s’était fabriqué une épée. Une arme symbolique. Une apparence d’arme.

Ben attendait. Il savait que Monsieur de Cervantès allait enfin fouler le sol de Tanger en cette fin d’été. Pourquoi viendrait-il dans cette ville au charme désuet, cultivant des mythes et légendes de pacotille, une ville pour touristes indécis ? Parce que Tanger a connu une époque où toutes les nations y avaient planté un pieu, certaines un arbre, d’autres y avaient ouvert un consulat pour espions borgnes et écrivains alcooliques. Parce que Tanger a vécu une époque faste où elle donnait des spectacles dans un théâtre situé entre le mur de la Paresse et le marché aux poissons, un théâtre grandiose avec une somptueuse façade, un théâtre devenu salle de cinéma où l’on projetait des péplums et des films d’horreur sur un écran ayant perdu depuis longtemps sa blancheur, une salle obscure où des amants faisaient l’amour dans le noir tout en regardant du coin de l’œil des films musicaux indiens... Le Teatro Cervantès !

Sous la pression de quelques Tangérois meurtris par l’état de ce monument, Ben avait accepté d’écrire une lettre à Monsieur Miguel de Cervantès pour lui demander de venir en personne constater la déchéance de cette salle, en espérant que sa visite pousserait les responsables à la restaurer. Cette fois il ne s’agissait pas de réparer un tort fait à un enfant ou à une dame mais à un lieu, un monument, un bâtiment conçu avec art mais négligé, oublié, insulté.

Ben avait honte de déranger le Chevalier errant pour lui faire visiter un théâtre en ruine... Des clochards y faisaient leurs besoins. La puanteur atteignait le boulevard Pasteur en passant par l’hôtel El Minzah, autre lieu mythique voué lui aussi à la médiocrité depuis que ses propriétaires l’avaient vendu à un Irakien enrichi sous la dictature d’un certain Saddam Hussein ! Honte. Parce que les rats avaient élu domicile dans ce théâtre. Tous les soirs s’y jouait une comédie animale où les êtres humains étaient représentés comme des farceurs, sales et indignes. Les rats avaient passé un accord avec des chiens errants, minés probablement par la rage. Ils leur donnaient à manger, en échange ceux-ci empêchaient les intrus de s’approcher de ce haut lieu de la culture, culture microbienne s’entend.

Mais Monsieur de Cervantès n’était pas censé connaître tous ces détails. Il devait venir à Tanger accompagné de son ami Sancho Pança, qui, entre-temps, avait trouvé du travail dans un cirque de la compagnie des Etoiles bleues. Il y occupait la fonction de « redresseur de torts », les torts étant des animaux d’une espèce assez répandue dont la physionomie se situe entre celle du singe et celle de l’homme. Sancho avait beaucoup à faire, car les torts étaient de plus en plus nombreux et n’arrêtaient pas de sévir dans le pays.

Ben avait bien fait les choses. Il avait préparé le voyage et surtout l’accueil de celui qu’il appelait tantôt Miguel de Cervantès tantôt Don Quichotte. Ben avait passé des années à traduire les deux tomes de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Il possédait l’édition de 1605, qu’il trouvait particulièrement bien établie. Mais le problème de Ben, c’est qu’il était historien et pas romancier, et encore moins poète. Il adhérait cependant au texte avec une jubilation qui inquiétait sa famille. Quand il s’enfermait dans son cabinet entouré de dictionnaires et d’encyclopédies en vue d’assurer une traduction fidèle du texte, on l’entendait souvent partir dans des éclats de rire. Mouzah, sa femme, se précipitait à son bureau, frappait à la porte, demandait si ça allait bien, lui proposait un verre d’eau ou une tasse de camomille pour le calmer. Il ne lui répondait pas mais réprimait son envie de rire.

Ben lisait et relisait les pages, s’arrêtait, dégustait chaque phrase. Il riait aux larmes, ce qui retardait le travail de traduction. Il se laissait aller à des rêveries et oubliait de manger. Pourtant il n’avait pas faim ni l’impression d’avoir sauté un repas. Quand sa femme s’en inquiétait, il lui disait : « Tu sais, je suis comme notre futur hôte, je préfère m’alimenter de délicieux souvenirs ! »

Mouzah était persuadée qu’elle faisait partie de ces délices que Ben avalait en se frottant les mains. Mais, comme certains historiens, Ben aimait tordre le cou à la vérité historique et inventait des faits et des souvenirs qui auraient pu exister. Il appela sa femme et lui lut ces phrases écrites par Cervantès : « L’épouse vertueuse est comme un miroir de cristal, clair et brillant, que la moindre haleine ternit et obscurcit. On doit se comporter avec elle comme avec une relique : l’adorer et ne pas la toucher. On doit la préserver et l’admirer comme on préserve et admire un beau jardin rempli de roses et de fleurs de toute sorte... »

Mouzah lui dit en riant : « J’aimerais être un jardin, mais un jardin parfumé, piétiné par ton désir et par ta volonté de me posséder même si les fleurs perdaient toutes leurs pétales ! »

Non seulement Ben traduisait du castillan vers l’arabe l’œuvre de Cervantès, mais il trouvait du temps pour écrire une histoire parallèle qu’il comptait offrir à son ami en la traduisant de l’arabe vers le castillan. C’est ainsi que Cervantès reconnaîtra plus tard que ce fut bien Sidi Ahmed Benengeli qui lui inspira le titre de son livre.

Le vent soufflait avec une force inhabituelle. Les volets et les portes claquaient. Les mouettes s’enivraient, les nuages tombaient, s’éparpillant en écume infinie. Les pêcheurs s’accrochaient à leur barque, les gardes-côtes sifflaient et les agents de la gendarmerie nationale entraient dans le phare fumer.

Ben écrivait. Cervantès attendait le retour au calme pour embarquer. Il était debout sur le quai du port de Tarifa. Une pancarte vantait la rapidité de la traversée : « Trente minutes seulement séparent l’Europe de l’Afrique. »

En attendant, la femme de Ben alla voir le wali, supergouverneur de la région, pour le convaincre de donner une réception en l’honneur de Monsieur de Cervantès.

« Monsieur qui ?

– Miguel de Cervantès, l’auteur de Don Quichotte de la Manche.

– Vous vous moquez de moi ? Don Quichotte n’existe pas, c’est une chimère, une métaphore pour dire qu’on se bat contre des moulins à vent.

– Ce n’est pas Don Quichotte qui arrive, mais le Chevalier errant qui l’a écrit.

– Et il va errer dans nos rues sales, encombrées de vendeurs à la sauvette parce que les commerçants ne payent pas leurs impôts, parce que les élus au conseil municipal ne s’intéressent qu’à leurs propres affaires et négligent l’hygiène de la ville et le bien-être de ses habitants ?

– Non, Monsieur de Cervantès vient s’enquérir de l’état du théâtre qui porte son nom. La ville et ses problèmes seront effacés le temps de sa visite. Il ne les verra pas. Au port, il montera le cheval que la Confrérie des Pétales de Roses lui a préparé. Et se rendra directement à l’entrée du théâtre. Là vous pourrez intervenir. Il vous sera demandé de lire une page du Don Quichotte en arabe devant Monsieur de Cervantès. Ensuite, vous vous éclipserez discrètement.

– Quoi ? Il y a un théâtre à Tanger et je ne le sais pas ?

– Il y avait un théâtre, un lieu superbe construit par les Espagnols quand ils occupaient le nord du Maroc ; d’ailleurs c’est la seule réalisation culturelle qu’ils ont laissée dans cette ville ; il y a bien l’hôpital et l’institut polytechnique du marché aux bœufs, mais ce n’est pas comparable.

– Lire en arabe ? Je préfère lire en français. Je n’aime pas le ridicule. En dehors de cette épreuve, que puis-je pour vous ?

– Donner une belle réception pour le grand écrivain Miguel de Cervantès dans le palais du gouverneur à la Vieille Montagne.

– Mais vous vous moquez de moi ? Quand j’étais au collège, on a étudié quelques pages du Don Quichotte, ça me revient, vous voulez me faire croire que ce monsieur qui a vécu il y a trois ou quatre siècles vient nous rendre visite aujourd’hui ? Tant que vous y êtes, pourquoi ne pas inviter García Lorca, Picasso, Dalí et bien d’autres défunts ?

– Monsieur de Cervantès arrivera dès que le vent d’est sera tombé.

– J’imagine qu’il viendra sur un tapis volant.

– Figurez-vous qu’on y a pensé, son œuvre a quelque parenté avec Les Mille et Une Nuits, mais les gens de la météorologie nous en ont dissuadé. Trop risqué pour un homme aussi frêle que Monsieur de Cervantès. Alors on a opté pour l’hydroglisseur rapide, vous savez : celui qui met trente minutes pour traverser le détroit de Gibraltar.

– Comment devrai-je m’habiller ?

– En djellaba blanche, tarbouche rouge, babouches jaunes.

– Je préviens le ministre de la culture !

– Surtout pas, Monsieur de Cervantès déteste les obligations et la langue de bois. »

Le wali monta dans sa voiture et demanda au chauffeur de le déposer boulevard Pasteur, juste avant le café de Paris. Il descendit seul la rue Anoual jusqu’au Teatro Cervantès. Il se laissait guider par les odeurs d’urine. Arrivé devant cette façade, qui avait dû être très belle, il se boucha le nez et se pencha pour voir ce qui s’était accumulé à l’entrée. Il y avait de tout. Un chat mort, deux rats crevés, des dizaines de sacs d’immondices, une vieille chaise en fer, un costume de personnage historique au tissu mité...

Il était dégoûté et déprimé. Il fallait nettoyer cela au plus vite. Le wali paya des Africains sans papiers, candidats à la traversée clandestine du détroit de Gibraltar, pour qu’ils nettoient le théâtre durant la nuit. Installé dans sa voiture, il surveilla lui-même l’opération ; il lisait Don Quichotte tout en jetant un œil sur ce que faisaient les Africains. Le matin, tout redevint propre.

Trois jours plus tard, le vent était tombé. La mer était calme. Les arbres comptaient leurs branches. Les oiseaux reconstruisaient leur nid. Le ciel était bleu ; la mer brillait comme un miroir qui aurait capté le ciel. Ben et Mouzah étaient prêts. Le wali aussi, qui arriva chez l’historien une paire de jumelles militaires à la main. Ils montèrent tous à la terrasse scruter l’horizon. Monsieur de Cervantès était en route.

Il n’arriva pas seul. Il était accompagné de Sancho, de la belle Zorha, du père de celle-ci, Hadj Mourad, apparemment contrarié puisqu’on avait converti sa fille au christianisme, de Lalla Marien (qu’on écrit aujourd’hui Marième), responsable de ce drame, et de deux frères jumeaux qui lui ressemblaient étrangement.

Sept coups de canon annoncèrent l’arrivée de Monsieur de Cervantès. La circulation était arrêtée. Une fanfare prit la tête du convoi. Cervantès marchait à pied, levait les yeux pour regarder les femmes aux balcons. Ben et Mouzah devaient l’accueillir à l’entrée du théâtre. Devant une foule ahurie, le wali ouvrit le tome II du Don Quichotte à la page 450 et récita :

« Bienvenue dans notre ville à celui dont j’atteste sur l’honneur qu’il est le miroir, le phare, l’étoile, le guide de la chevalerie errante ! Bienvenue au chevalier Don Quichotte de la Manche ; non pas le faux, le fictif, l’apocryphe qu’on nous a dépeint récemment dans une histoire mensongère, mais le seul, le vrai, le légitime : celui que nous décrit Sidi Ahmed Benengeli, illustre historien, ici présent ! »

Après un moment de silence et de stupéfaction, le grand écrivain fit un discours comme au bon vieux temps :

« Quiconque élit le bon arbre, sera couvert d’une bonne ombre. J’ai eu la chance de tomber sur le bon arbre, celui de l’ivresse et de la fantaisie, celui dont les fruits donnent du courage et de la vaillance, celui qui nourrit notre esprit de rêves et de beauté. J’ai abandonné l’histoire aux lois de l’oubli. Je ne suis qu’un livre, un vaste ouvrage que le temps a façonné, que la vie a écrit. Je sais que les livres sont notre liberté, même si certains prétendent qu’ils ne seraient que mensonges. Les livres nous donnent la possibilité d’ouvrir un château fort ou un magnifique palais, dont les murs sont d’or massif, les créneaux de diamant, les portes d’hyacinthe... Et ce n’est pas tout. Enfin, bien que j’aie trépassé, la mort n’a point triomphé. Adieu mes amis ! »

Et il repartit comme il était venu. Il disparut dans la mer juste au moment où le vent d’est se levait pour saluer son passage.


© Tahar Ben Jelloun, 2005.





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