Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
"Ouganda : Les enfants se cachent pour dormir"
y
10 mars 2006 14:08
Chaque soir, ils sont des milliers à se réfugier dans des enclaves humanitaires, fuyant la barbarie des rebelles de la LRA. Et chaque matin, ils regagnent leur village. On les appelle les «night commuters», les migrants de la nuit.


par Thomas HOFNUNG

QUOTIDIEN : Libération / jeudi 09 mars 2006

Gulu (nord de l'Ouganda) envoyé spécial




Il est 7 heures dans le nord de l'Ouganda. Le soleil se lève dans ce pays de l'Afrique des Grands Lacs, et des centaines d'enfants sortent les uns derrière les autres de l'hôpital Saint Mary's, situé près de Gulu, la principale localité de la région. Des adolescents à la mine barbouillée, de très jeunes filles portant un bébé dans leur dos, des petits bouts qui marchent pieds nus, des frères et soeurs qui se tiennent par la main... La plupart sont encore engourdis de sommeil, l'air hagard dans la couverture qu'ils ont jetée sur leurs épaules.

En silence, ils se mettent en route pour rejoindre à pied leurs villages. Certains vont marcher plus d'une heure avant de retrouver leur hutte, et leurs parents, s'ils en ont encore. Chez eux, ils mangeront en vitesse, avant de prendre le chemin de l'école. Au crépuscule, ils feront le trajet inverse pour rallier l'hôpital Saint Mary's afin d'y passer la nuit. On les appelle ici les night commuters, les «migrants de la nuit». Rien qu'à Gulu, ils sont environ 7 000 à dormir dans les abris créés à leur attention par des associations humanitaires (locales et étrangères). Tous cherchent ainsi à échapper à la barbarie de l'Armée de résistance du seigneur (Lord's Resistance Army, LRA).

En guerre depuis près de vingt ans avec le pouvoir de Kampala, ces rebelles enlèvent en brousse, en général à la faveur de l'obscurité, les garçons pour les transformer en chair à canon et les filles pour en faire leurs esclaves sexuelles. Selon l'ONU, près de 25 000 enfants, dont un tiers de filles, auraient été capturés par la guérilla depuis 1988. Les gamins sont ainsi les principales victimes, mais aussi les principaux acteurs, de ce conflit...

Une bonne heure de marche


Dans le nord de l'Ouganda, aucune famille ne semble avoir été épargnée par la folie de ce mouvement créé, sur les décombres d'une précédente guérilla, par le mystérieux chef des rebelles Joseph Kony. Cette guerre, qui se déroule dans l'indifférence de la communauté internationale, a déjà fait plus de 100 000 morts. Dans les campagnes, la terreur est telle que près de 90 % des habitants (1,7 million de personnes) ont fui leur domicile. La plupart vivent dans des camps surpeuplés et insalubres, gardés par l'armée. Autour des villes, certains ont toutefois pris le risque de rester dans leurs huttes en boue séchée. Mais à la tombée de la nuit ils envoient leurs enfants en ville pour les protéger de la LRA.

Vêtu d'un vieux maillot de l'Inter Milan, Jackson (1), 12 ans, est arrivé la veille, vers 20 heures, devant les grilles de l'abri géré par la section suisse de Médecins sans frontières (MSF), à l'intérieur de l'hôpital. Il y a retrouvé sa bande de copains avec lesquels il a joué aux cartes jusqu'à l'extinction des feux, à 22 heures. Puis il a cherché péniblement son sommeil, à même le sol. «Je me sens en sécurité ici», murmure cet enfant au regard vide.

Les tentes dans lesquelles les garçons et les filles dorment séparément sont surveillées par une équipe d'une trentaine de volontaires de MSF. Elles disposent toutes de l'électricité, et les night commuters ont accès à l'eau courante pour se laver. En revanche, à l'instar de ses compagnons, Jackson s'est couché le ventre vide. Dérisoire préoccupation : les autorités ont interdit aux ONG de fournir des repas aux enfants, de peur de créer un phénomène d'attraction en ville. Les night commuters sont également obligés d'apporter leur propre couchage, s'ils en ont un.

Au petit matin, Jackson parcourt seul les petits sentiers de latérite qui serpentent à travers les herbes hautes pour regagner son village, situé à plusieurs kilomètres de l'hôpital. Une bonne heure de marche. Sur place, il est encore tôt et l'endroit a des allures de village fantôme. Peu à peu, cependant, la bourgade reprend vie avec l'arrivée de ses habitants. La majorité d'entre eux ont passé la nuit dans des camps de déplacés.

La mère de Jackson n'est pas encore rentrée. Son père, lui, ne viendra plus. Il a été tué par les rebelles quand l'enfant n'avait que 4 ans. En 2003, George, le frère aîné de Jackson, a été enlevé par la LRA durant deux mois, avant de s'évader lors d'une fusillade avec l'armée. Jackson lui-même a échappé de peu aux rebelles. «L'année dernière, ils sont venus nous chercher dans notre école, raconte-t-il. Mais les soldats [gouvernementaux] ont surgi et la LRA s'est enfuie.» Dans sa hutte totalement vide trône un poster du club de Manchester United. «J'aimerais bien devenir footballeur», dit-il.

Ces derniers mois, un calme précaire est revenu aux abords de Gulu. De l'avis des observateurs internationaux, la LRA est en perte de vitesse. Mais, malgré les proclamations des autorités, la paix n'est pas revenue dans le nord de l'Ouganda. Des rapports de l'ONU font état de violences et d'enlèvements quasi quotidiens, loin de la quiétude de la capitale, Kampala, située à 400 km. «Récemment, les rebelles ont capturé une femme. Ils lui ont coupé les doigts, avant de la relâcher. Je vous laisse imaginer la terreur qui s'est emparée de son village lorsqu'elle est rentrée chez elle», raconte le père Carlos Rodríguez Soto, un religieux espagnol installé depuis dix-huit ans près de Gulu.

L'histoire de la LRA est celle de la dérive d'un mouvement mystique. A l'origine, l'Armée de résistance du seigneur disait vouloir défendre les droits de la population du Nord, les Acholis. Natif de l'ouest du pays, Yoweri Museveni venait de s'emparer du pouvoir par les armes au détriment du clan «nordiste» de l'ancien président, Milton Obote. Affirmant répondre à l'appel de «l'esprit» de Dieu, le «prophète» Joseph Kony entendait aussi instaurer en Ouganda un régime strict fondé sur les dix commandements de la Bible... tout en violant allégrement le sixième : «Tu ne tueras point.»

Affaiblie par les coups de boutoir du régime de Kampala et isolée de la population, la LRA s'est rapidement retrouvée à court de combattants. Au milieu des années 90, elle a commencé à enlever les enfants, souvent très jeunes, les plus faciles à contrôler et à endoctriner. Pour les soumettre, elle leur fait passer des «rites initiatiques» d'une cruauté inouïe : les gamins doivent tuer leurs proches et parfois manger leurs organes... En brousse, toute personne soupçonnée de collaboration avec le pouvoir en place s'expose à des représailles sanglantes. Joseph Kony a également édicté un onzième commandement : l'interdiction de l'usage du vélo, car les cyclistes pourraient être des espions à la solde du régime... Ceux qui prennent le risque de désobéir sont victimes d'horribles mutilations.

Mais, en ciblant délibérément les civils qu'elle affirmait vouloir défendre, la guérilla cherche aussi à discréditer les autorités de Kampala pour mieux maintenir son emprise sur la population acholie. Incapable de les protéger, l'armée a regroupé les habitants dans des camps, où règnent l'arbitraire et la misère. Mal payés et livrés à eux-mêmes, les soldats commettent de nombreux abus, notamment des violences sexuelles. Les déplacés se retrouvent ainsi pris au piège entre des rebelles sans foi ni loi et des militaires incontrôlables.

C'est en 2002 qu'un phénomène unique au monde, celui des night commuters, a fait son apparition dans le Nord. A la suite d'une opération coup de poing menée par l'armée ougandaise contre les bases arrière de la LRA installées au Soudan voisin, les rebelles sont «redescendus» vers le Sud. Très mobiles et circulant en petits groupes, ils sont parvenus à échapper aux soldats de Kampala en se fondant dans la brousse. Des milliers d'enfants sont alors enlevés, tandis que les rescapés commencent à affluer, chaque nuit, dans les principales localités. Quatre ans plus tard, la migration de la nuit se poursuit.

Une «génération perdue»


L'année dernière, le pouvoir et la LRA ont entamé des négociations qui se sont soldées par un échec. Le père Carlos, qui a lui aussi tenté une médiation par le passé, se montre très pessimiste : «Ailleurs dans le monde, les rebelles demandent habituellement une meilleure représentativité au sein du pouvoir ou de l'électricité pour leur région... Ici, en Ouganda, il n'y a rien à négocier avec des illuminés qui se battent uniquement pour leur propre survie.»

Mais les migrants de la nuit ne sont que la partie émergée d'un drame humain d'une ampleur gigantesque. Toute une génération d'enfants est née et grandit dans les camps du Nord. Beaucoup ont perdu leurs parents, tués par la LRA ou par le sida, qui fait des ravages en brousse... quand ils n'ont pas été purement et simplement abandonnés. «Les parents doivent se battre pour leur survie et celle de leurs enfants, sans aide extérieure. Ils sont exténués et finissent souvent par sombrer dans l'alcoolisme ou dans la dépression», explique une humanitaire à Gulu.

«Même si la paix revient, les problèmes qui nous attendent seront bien plus graves que ceux d'aujourd'hui. Les parents qui ont survécu n'ont plus d'autorité sur leurs enfants», constate un responsable local. Pour Fran Miller, psychologue chez MSF, «c'est tout le tissu social qui a volé en éclats. Dans d'autres crises, les familles se déplacent ensemble pour fuir la violence. Ici, on se retrouve avec une foule de gamins livrés à eux-mêmes, totalement déstructurés».

Selon une étude récente menée par l'association humanitaire auprès des night commuters de Gulu, près d'un quart d'entre eux souffrent de troubles graves, nécessitant un traitement psychiatrique. Très vulnérables, 40 % d'autres auraient besoin d'un «soutien psychologique adapté». Tous grandissent dans un environnement où tout fait défaut : la nourriture, l'affection, la quiétude, la joie de vivre... Dans ce pays pauvre, les autorités de Kampala semblent avoir baissé les bras, donnant parfois le sentiment de s'être résignées à passer par pertes et profit cette «génération perdue».

A la nuit tombée, à l'hôpital Saint Mary's, Agnes, une adolescente de 14 ans, confie qu'elle doit veiller seule sur ses trois frères et soeurs. «Notre mère vit en brousse, loin de Gulu. Elle nous a envoyés dans un village plus proche de la ville, car c'était trop dangereux là-bas», explique-t-elle. Agnes a elle aussi été capturée par les rebelles, à l'automne 2002, avant de s'échapper après plusieurs mois de détention. «Quand je suis rentrée, mon père était mort du sida.»

A la fin de l'entretien, l'adolescente souhaite poser une question à son visiteur : «Qu'est-ce que cela va changer, concrètement, que vous parliez de nous dans votre pays ?» Avant de s'éloigner dans l'obscurité pour regagner sa tente.

(1) Pour des raisons de sécurité, les prénoms ont été changés.
 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook