Mohammed VI prend les médecins de court et tranche dans une affaire qui traîne depuis plus de 20 ans : réformer les statuts de l'Ordre national des médecins et permettre aux praticiens du pays d'élire leur président. Enfin !
Mohammed VI n'a finalement eu besoin que de 48 heures pour exaucer un doux rêve que les médecins caressaient depuis bientôt 22 ans : démocratiser leur Ordre professionnel et pouvoir en élire le président. Samedi 11 novembre, une coordination rassemblant sept syndicats de médecins est reçue par le ministre de la Santé en milieu d'après-midi. Mohamed Cheikh Biadillah va droit au but. “Sa Majesté a pris acte de vos doléances. Il vous donne raison et vous demande de formuler officiellement vos réclamations”, dira-t-il à ses interlocuteurs. Les représentants des blouses blanches nationales ne se font pas prier et débitent au ministre une liste de revendications qui date d'une décennie. Pêle-mêle, ils demandent un “conseil fort et crédible, des instances et un président démocratiquement élus, la formation d'une commission pour le changement de la loi régissant l'Ordre des médecins et l'annulation de toute élection tenue sous l'actuel texte”. Le lendemain, l'Assemblée générale du Conseil national de l'Ordre des médecins, présidé par le général Moulay Driss Archane, est annulée à la dernière minute... “en attendant le verdict royal, selon toute vraisemblance”, dira, sous couvert d'anonymat, un médecin casablancais. La réponse de Mohammed VI ne tarde d'ailleurs pas à tomber. Dans la journée du lundi, les représentants syndicaux des médecins ont, à nouveau, rendez-vous avec le ministre de la Santé.
Le roi accède à toutes leurs doléances et demande à son ministre de réunir une commission pour revoir les textes régissant l'Ordre. “C'est à ce moment seulement que les élections pourront se tenir”, précise Biadillah. Le corps médical ose à peine y croire : les jours de “l'indéboulonnable général Archane” à la tête de l'Ordre national des médecins sont désormais comptés.
Une longue bataille
Le projet de démocratisation de l'Ordre des médecins traîne depuis dix ans au moins. C'est en 1996, alors que My Driss Archane entamait son troisième mandat à la tête de l'Ordre, que des médecins ont appelé, pour la première fois, à un retour à la logique démocratique. En vain. En 2001, ils reviennent à la charge. À la veille d'élections décisives (les premières sous Mohammed VI), le syndicat des médecins du secteur privé dresse un bilan accablant de l'action de l'Ordre sous Archane. Ils y affirment que “le Conseil n'assume pas ses responsabilités quant au contrôle des structures de santé, ne fait rien pour combattre le charlatanisme et certaines pratiques illégales de la médecine. Pire, il ne donne pas suite aux plaintes qu'il reçoit de la part de citoyens ou de praticiens”. En 2004, plusieurs syndicats se joignent à celui des médecins du secteur privé, pour adresser un mémorandum au premier ministre, exigeant l'amendement de la loi régissant l'Ordre des médecins. Il restera sans suite. Les médecins rebelles entament alors une campagne de presse sans précédent contre la direction du Conseil national. Le puissant général, ancien médecin de Hassan II, est alors pointé du doigt. Les journaux, même les plus officiels, en font leurs choux gras. “Signe que le Makhzen ne tient plus tellement à son fidèle serviteur”, commente un responsable syndical. Résultat : les élections du Conseil national, prévues pour 2001, sont maintes fois repoussées. Une date est finalement retenue : le 23 juin 2006. Sept syndicats constituent alors une coordination et passent à la vitesse supérieure. Ils appellent au boycott des élections et forcent les instances dirigeantes de l'Ordre à repousser l'échéance jusqu'en novembre 2006. Ils menacent d'organiser des sit-in devant le siège de l'ordre, de mener des mouvements de grèves nationaux et de recourir au tribunal administratif pour annuler les résultats des élections. C'est à ce moment que Mohammed VI intervient personnellement pour rassurer les blouses blanches quant au devenir de leur organisation professionnelle et tourner ainsi une page que son père avait entamé il y a 22 ans de cela...
Ordre d'exception
Nous sommes en 1984 et Hassan II est au faîte de son règne. Un conseil de huit médecins veille sur sa santé, mais l'un d'entre eux attire particulièrement son attention : Moulay Driss Archane. Hassan II est notamment séduit par ses écrits sur l'éthique et la déontologie médicale. Le monarque ose alors une première mondiale : unifier l'Ordre des médecins (jusque-là réservé aux praticiens du secteur privé) en y intégrant toutes les composantes du corps médical, y compris les militaires. Les textes régissant le nouvel ordre unifié stipulent que le président est désigné par le roi en personne. Et c'est presque naturellement que le fauteuil revient à Moulay Driss Archane. Les premières années se passent sans encombre. Le nouveau “médecin-chef” du royaume est présenté comme un homme cultivé, légaliste doublé d'un brillant praticien. Mais il reste un militaire, aux méthodes rustres, souvent autoritaires. Ses détracteurs lui reprochent “d'avoir rendu le Conseil complètement inerte, de tolérer certaines pratiques illégales et d'empêcher toute action revendicative vis-à-vis de l'Etat”. Lui, répond calmement, reconnaît souvent l'existence de problèmes dans la pratique médicale mais avoue son impuissance ou son refus de rentrer en confrontation avec l'Etat. Il s'accroche à son fauteuil et défend son bilan bec et ongles. “Il a au moins créé la caisse de solidarité qui vient en aide aux médecins en difficulté”, affirme l'un de ses proches collaborateurs. Qu'à cela ne tienne, “la désignation du président de l'Ordre plutôt que son élection va à l'encontre de la logique démocratique dans laquelle le pays tout entier est embarqué”, affirme Mohamed Naciri Bennani, président du syndicat national des médecins du secteur libéral. Les plus extrémistes affirment même que c'est à cause de l'inertie de l'Ordre des médecins que “les erreurs médicales se sont multipliées et que des scandales comme celui d'Annajat, impliquant une clinique privée, ont pu avoir lieu”. Mais attention, nuance ce praticien, “les médecins assument une grande part de responsabilité également. Beaucoup d'entre eux, même parmi ceux qui protestent aujourd'hui, négligent de régler leurs cotisations ou de s'impliquer dans les actions menées par les différents conseils régionaux de l'Ordre”.
En donnant ses instructions pour en réformer les lois, Mohammed VI banalise enfin l'Ordre des médecins. “D'autres enjeux, d'ordre éthique, philosophique et social se profilent désormais à l'horizon”, se réjouit déjà Naciri Bennani. Bientôt, les médecins (si tout va bien) ne pourront plus se cacher derrière l'épouvantail du militaire qui bloque toute tentative de mise à niveau. Feront-ils mieux que les avocats ou les architectes ?
Archane dégommé. Et un gradé de plus, un !
La commission qui devra plancher sur l'amendement des textes régissant l'activité de l'Ordre national des médecins prendra certainement plusieurs mois, avant d'accoucher d'une proposition de loi. Celle-ci devra ensuite suivre un long circuit avant sa publication dans le bulletin officiel. Normal. Autant dire que le général Archane devra encore couler de paisibles jours dans son fauteuil de président et que la décision du roi est d'abord symbolique. Mohammed VI marque ainsi une rupture, une de plus, en démilitarisant un ordre professionnel, auquel son père avait conféré un cadre exceptionnel. En off, les officiels vendent déjà la décision royale comme un “retour à la logique démocratique, en totale cohérence avec toutes les autres actions du souverain”. Celle-ci, au moins, ira-t-elle jusqu'au bout ? Et si oui, s'étendra-t-elle à d'autres corps de métier hermétiquement verrouillés, comme c'est le cas de la magistrature, par exemple ? Signifiera-t-elle la rupture réelle avec le “style” qui caractérisait l'ancien règne ?