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Les musiciens maliens n'oublieront jamais ces mois de terreur
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10 février 2013 10:46
Au Mali s'élèvent des voix dans le désert

Par Paola Genone (L'Express), publié le 09/02/2013 à 13:57

Pendant que le nord du Mali était sous le joug des djihadistes, des musiciens ont raconté à L'Express leur quotidien. De Niafounké à Tombouctou, de Gao à Bamako, des témoignages à vif, entre terreur, résistance et espoir.

Les musiciens maliens n'oublieront jamais ces mois de terreur. Un seul témoignage suffit pour que l'on prenne conscience de l'ampleur du drame. Les islamistes ont pris le contrôle du nord du Mali depuis six mois déjà. Au bout du fil, le 20 octobre 2012, Sékou Touré, guitariste, chanteur et neveu du légendaire "Bluesman du désert", Ali Farka Touré. Traqué, il a choisi de rester caché à Niafounké, sa ville natale. De la fenêtre de sa chambre, Sékou voit le fleuve Niger et, au loin, le désert sans fin. "La nuit, je sors ma guitare pour composer des chansons. Un jour, elles raconteront au monde les horreurs auxquelles j'ai assisté. Si je survis..."
"Ces fous de Dieu ont banni la musique de notre pays"

Leader du groupe de rock-blues Alkibar Gignor, Sékou Touré, 29 ans, appartient à l'ethnie des Songhaï. Ali Farka Touré, qui l'a formé, voyait en lui "la relève de la musique malienne". Le 13 mars 2012, il se produisait à Niafounké avec ses musiciens : "Des barbus sont arrivés et ont menacé de nous tuer. Tous nos instruments ont été confisqués." Les membres de son groupe se sont enfuis. Depuis le 15 janvier, impossible de joindre Sékou. "Je suis inquiet pour lui et je suis écoeuré, confie, de Bamako, le guitariste Vieux Farka Touré, fils d'Ali, qui a grandi avec Sékou. Ces fous de Dieu ont banni la musique de notre pays. Si tu obliges un Malien à ne plus jouer, c'est comme si tu lui coupais l'oxygène."
"A vous qui chantez, nous allons vous couper la langue"

Après avoir envahi le nord du pays, les islamistes ont occupé les radios et interdit toute musique, même dans les mariages et les baptêmes. La chanteuse touareg Khaira Arby est encore sous le choc: "Le 2 mars 2012, j'écoutais la radio chez moi, à Tombouctou, quand les ondes ont été brouillées. Puis j'ai entendu une voix : "Nous, les moudjahidine, refusons la diffusion de toute musique malienne. C'est la musique du Satan." Cette voix précisait que la "sanction de Dieu" serait appliquée contre les réfractaires." Khaira vit aujourd'hui à Bamako. C'est une voix très populaire du nord du Mali. "Le lendemain, continue-t-elle, j'étais dans mon studio d'enregistrement avec un guitariste quand des fous d'Ansar ed-Dine ont fait irruption." Trois hommes armés leur lancent : "Si on coupe la main des voleurs, que doit-on faire à un guitariste qui ne respecte pas la charia ? Lui couper les doigts !" Un homme sort son couteau. Il interpelle Khaira : "Et à vous qui chantez, c'est la langue que nous allons couper !" Elle est épargnée, mais ils lui jettent un voile au visage et brûlent tout son matériel.
Sékou Touré, injoignable depuis le 15 janvier, ici avec le groupe Alkibar Gignor.


La chanteuse vient de composer une chanson pour la paix et l'unité du pays: Dounia. Ce mot signifie "la vie" dans la langue des Touareg, des Songhaï et des Arabes, les trois ethnies principales du nord du Mali, aujourd'hui rassemblées à Bamako. La capitale regorge de musiciens (un millier) qui ont fui les islamistes. Le 6 janvier, la chanteuse et guitariste Fatoumata Diawara a invité 40 artistes à y enregistrer un morceau pour la paix, Mali-Ko. "Dans mon pays, les musiciens arrivent mieux que personne à abolir les clivages entre ethnies, explique-t-elle. Mais notre culture reste menacée. Des artistes ont disparu, des groupes ont éclaté... Il faudra du temps pour tout reconstruire." Joint le 28 janvier, Cheick Tidiane Seck, 60 ans, célèbre pianiste et chanteur toucouleur, partage sa vision : "Même à Bamako, le silence règne. Ici, c'est l'état d'urgence. Les clubs sont fermés, et l'armée malienne nous explique que ce n'est certainement pas le moment de jouer." Au téléphone, le lendemain, Yehia Mballa Samake, guitariste de l'orchestre Super Onze de Gao, resté sur place, oscille entre l'espoir et la crainte : "Les musiciens ont peur : les islamistes sont éparpillés dans les territoires et sont prêts à mener des représailles. Il faudra panser les plaies avant de se mettre à jouer et à danser."

Pied de nez du destin, le studio Bogolan, créé par Ali Farka Touré à Bamako, a fêté ses 10 ans pendant le conflit : un somptueux double album, Mali All Stars Bogolan Music (Universal), restitue la diversité des artistes passés dans ce lieu historique : des Maliens - Oumou Sangaré, Boubacar Traoré... - et des stars occidentales - Björk, Damon Albarn (voir interview plus bas). Parmi les morceaux : Chatma, du groupe touareg Tinariwen. L'Express a pu joindre à la fin de janvier son bassiste et guitariste Eyadou ag-Leche : "Je suis à Tamanrasset [à 400 kilomètres au nord de la frontière malienne]. Le reste du groupe est entre Kidal et le désert." Comme beaucoup de musiciens, les Tinariwen ont résisté aux islamistes : "Nous n'avons jamais arrêté de jouer en brousse. Cela fait partie de notre vie, comme manger ou boire... Le tindé, la musique ancestrale des Touareg, se pratiquera toujours!"

Tinariwen résiste, le groupe n'a jamais arrêté de jouer dans la brousse.

Le 31 décembre 2012, Abdallah ag-Lamida, chanteur du groupe, était arrêté par Ansar ed-Dine pour avoir chanté la beauté de la culture tamacheq (touareg). "Nous sommes musulmans. Chaque membre du groupe pratique à sa façon, en essayant de répandre le bien. Ces terroristes sont les porte-parole d'une folie qui n'a rien à voir avec notre religion." Puis Eyadou touche là où ça fait mal : la cause touareg... "Chatma, l'une de nos chansons les plus engagées, décrit notre position. Elle parle de liberté, de respect, d'indépendance et des revendications du peuple tamacheq..." Ce peuple minoritaire au Mali demande la liberté de circulation, des représentants au gouvernement et la fin des persécutions.
Se rassembler dans un grand concert, symbole de cohésion

D'autres sont plus radicaux. A l'image de Moussa ag-Keyna, 40 ans, chanteur, guitariste et leader du groupe Toumast. Né dans une famille de nomades, il a rejoint très jeune l'armée libyenne de Kadhafi et a participé en 1990 à la rébellion touareg contre le Mali et le Niger : "J'ai appris à jouer dans une caserne de Tripoli avec le leader et guitariste de Tinariwen, Ibrahim ag-Alhabib. Puis nous avons combattu ensemble. Notre chef était Iyad ag-Ghali. Je n'arrive pas à croire qu'il soit aujourd'hui à la tête d'Ansar ed-Dine !" Dans ses chansons, qu'il qualifie de "politiques et rebelles", il souhaite la création d'un territoire autonome pour les Touareg, l'Azawad. Salif Keita, grande figure de la musique malienne, rejette cette vision séparatiste de son pays : "Il est hors de question de privilégier une minorité. S'ils sont maliens, qu'ils vivent comme les autres Maliens. Nous devons rester unis ! J'ai toujours joué avec les Touareg et les autres communautés, et je continuerai à le faire." Alors que les villes résonnent depuis plusieurs jours des cris de liesse, Salif Keita et tous ces musiciens s'apprêtent à réaliser leur rêve : se rassembler dans un grand concert, symbole de cohésion et d'unité retrouvée, "qui tissera de [leurs] notes un habit de lumière pour le Mali", comme l'imagine Fatoumata Diawara.
Depuis dix ans, le Britannique Damon Albarn organise des concerts avec ses amis maliens. Ici à Bamako, en juillet 2012.

Depuis dix ans, le Britannique Damon Albarn organise des concerts avec ses amis maliens. Ici à Bamako, en juillet 2012.

Simon Phipps

Damon albarn : "La menace est toujours présente"

Damon Albarn, voix de Blur et cerveau de Gorillaz, collabore avec les musiciens maliens depuis plus de dix ans. Interview en exclusivité mondiale.

Comment a commencé votre aventure malienne ?

En 1999, l'ONG britannique Oxfam m'a demandé d'être son ambassadeur au Mali. Je ne voulais pas être "la star" qui débarque pour sauver l'Afrique. Mais je suis passionné par la musique malienne, alors je suis parti à Bamako. J'ai pu jouer avec une centaine de musiciens, vivre avec eux et faire des boeufs incroyables dans des bars de Tombouctou ou de Kidal. Je me souviens d'une nuit magique en plein désert, avec Ali Farka Touré. En 2002, j'ai enregistré un album, Mali Music, à Bamako, avec mon ami Afel Bocoum, le roi de la kora Toumani Diabaté, et beaucoup d'autres. Je suis allé au Mali plus de 30 fois. J'y ai entendu des groupes électro bien plus à l'avant-garde que chez nous.

Vous étiez au Mali pendant l'occupation islamiste. Racontez-nous...

Au mois de juillet, à Bamako, je me suis retrouvé à pleurer au côté d'Afel Bocoum, avec qui je m'apprête à enregistrer un disque à Niafounké. Je suis en colère : ce qui s'est passé au Mali est une catastrophe et la menace est toujours présente ! En 2006, j'ai lancé le projet Africa Express : une série de concerts au Mali et en Angleterre. En septembre, j'ai fait venir en Angleterre 80 musiciens africains et maliens - Rokia Traoré, Salif Keita, Tony Allen... - et des Anglais comme Carl Barat et Elvis Costello. Nous avons fait le tour du pays dans un train baptisé Africa Express. Maintenant, je suis en train d'organiser un événement avec les musiciens maliens. Au mois de mars, je l'espère, nous ferons le tour du Mali avec l'Africa Express. Paul McCartney devrait être des nôtres. Le voyage se terminera par un grand concert à Bamako.
[www.lexpress.fr]
 
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