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Le Monde sur le Maroc et son passe
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12 avril 2005 16:55
Trois questions à driss benzekri, président de l'instance équité et réconciliation
LE MONDE | 12.04.05 | 14h46


Driss Benzekri, vous avez passé dix-sept ans en prison pour avoir adhéré à un groupe marxiste-léniniste dans les années 1970. Membre fondateur du forum Vérité et Justice, vous présidez aujourd'hui l'Instance Equité et Réconciliation (IER). Celle-ci est souvent soupçonnée d'être manipulée par le palais royal.

L'IER a eu droit, au tout début de son mandat, à une attitude paternaliste. On nous disait : "Vous êtes bien gentils, vous, les anciennes victimes, de vous prêter à cet exercice, mais l'Etat ne marchera pas dans le jeu, vous verrez." Pendant environ six mois, nos détracteurs ont assuré que la population marocaine ne serait jamais informée de notre travail et que les auditions publiques n'auraient jamais lieu.

Puis, quand nous avons commencé à investir la radio et la télévision, que les auditions publiques se sont tenues et qu'on a vu que l'Etat s'impliquait dans le processus démocratique, on s'est mis à dire : "Attention, c'est le roi qui tire les ficelles !" Le résultat est pourtant là : il y a un débat d'une qualité rare, pluriel et réel, dans la société marocaine, même si celle-ci n'est pas toujours bien informée de ce que nous faisons. Chaque jour paraissent dans la presse nationale entre vingt et quarante articles ­ critiques ou élogieux ­ sur le travail de l'IER.

Il vous est reproché d'avoir demandé aux victimes de taire les noms des tortionnaires lors de leurs dépositions publiques. En outre, des responsables présumés d'actes de torture sont encore en fonctions.

L'IER ne veut pas se substituer à la justice. Parmi les recommandations que nous formulerons dans notre rapport final, il y aura la question capitale de la réforme de la justice. Si nous nous arrogions le droit de juger les personnes, nous nous mettrions en contradiction totale avec les idéaux que nous défendons. Nous effectuons un travail de mémoire qui se fait dix, vingt ou trente ans plus tard. On ne peut pas jeter en pâture des noms, en dehors d'une scène judiciaire ordinaire. Les droits de l'homme ne sont pas un supermarché où l'on peut faire fi, au moment opportun, de la présomption d'innocence. Depuis la fin des années 1990, la presse marocaine et de nombreux livres, disponibles au Maroc, ont donné des centaines de noms. Le forum Vérité et Justice, dont j'étais le président, a mené dès cette époque des dizaines d'auditions publiques pendant lesquelles les victimes ont cité -le nom de- leurs tortionnaires. Tout cela n'a pourtant pas permis à la société marocaine de guérir de son passé.

Quant aux responsables présumés d'actes de torture, je partage l'idée selon laquelle il faudrait qu'ils soient mis à l'écart, mais je demande que, d'ici là, on tente de voir ce qui a déjà été fait. Combien reste-t-il aux commandes du pays de membres appartenant à la "vieille garde" ? On semble ne pas s'apercevoir des transformations intervenues dans les principaux rouages de l'Etat.

Quelles garanties avez-vous que des suites seront données aux recommandations de votre rapport final ?

Dès le départ, nous avons pensé que nos deux principales garanties étaient la volonté politique et la société. Nous avons la preuve de l'engagement du roi, essentiel pour le déclenchement du processus de réconciliation. Du côté de la société civile, nous ne réclamons pas une adhésion mais un engagement, même critique. Or il est là. Depuis un an, nous agissons sur une multitude de programmes simultanés. Nous creusons la question des disparus, par exemple, en même temps que nous sensibilisons les parlementaires à notre travail. Du Parlement, en particulier, va dépendre la mise en oeuvre de nos recommandations. L'IER va se dissoudre. Ce sera à la société civile et aux acteurs politiques de prendre la relève, et nous nous y employons dès maintenant. Il n'y a pas d'un côté un travail de l'IER en vase clos, de l'autre un rapport destiné à apparaître le jour J. Nous sommes déjà dans la mise en oeuvre d'un autre mode de gouvernance. L'Etat s'implique dans le processus de démocratisation tandis que la société s'en imprègne. Notre principale garantie, elle est là.



Propos recueillis par Florence Beaugé





Modifié 1 fois. Dernière modification le 12/04/05 16:56 par bikhir.
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12 avril 2005 16:56
Edito du Monde
Le Maroc et son passé
LE MONDE | 12.04.05 | 14h46


C'est un véritable travail sur lui-même qu'opère actuellement le Maroc. Un travail patient, tout à la fois douloureux et salvateur, qui le conduit à revenir sur les cruelles injustices commises durant les "années de plomb", sous le règne du roi Hassan II (1956-1999). Créée il y a maintenant un an, l'Instance Equité et Réconciliation s'emploie activement à dresser le bilan des atteintes aux droits de l'homme commises, à donner la parole aux victimes ou à leurs ayants droit, enfin à rédiger un rapport permettant de dégager la méthode et les moyens qui permettraient d'éviter que de telles dérives se reproduisent.

La tâche est immense, et les membres de la Commission ont multiplié les enquêtes sur le terrain, découvrant au fil des semaines une multitude de prisons secrètes, d'oubliettes d'un autre âge et de bagnes qui s'étaient souvent refermés à jamais sur des hommes et des femmes sur une simple lettre de cachet. A ce jour, 26 000 dossiers ont été adressés à l'Instance Equité et Réconciliation, présidée par Driss Benzekri, lui-même resté dix-sept ans prisonnier pour avoir milité dans un mouvement marxiste-léniniste dans les années 1970.

Il ne s'agit pas encore d'écrire au sens propre l'histoire des années noires du Maroc, mais d'établir une liste des crimes et de libérer une parole contenue, opprimée. Déjà, on s'éloigne des légendes noires pour arriver à une plus juste appréciation des ravages causés sous l'autorité d'Hassan II. Ainsi saura-t-on un jour si le nombre des "disparus" s'élève à 800 ou à beaucoup moins. Et combien d'opposants, ou supposés tels, ont perdu la vie dans des geôles privées de lumière.

L'Instance Equité et Réconciliation fait naturellement penser à la Commission Vérité et Réconciliation, dirigée en Afrique du Sud, dans les années 1990, par l'archevêque anglican Desmond Tutu. Le parallèle est cependant superficiel : la Commission marocaine procède pour sa part à des auditions publiques à doses homéopathiques ; elle interdit de citer le nom des coupables et refuse de les entendre. Il ne s'agit pas pour elle de juger, mais de prendre la mesure des exactions commises et d'interdire au Maroc un retour en arrière. Son but est de cautériser les plaies d'une société qui a été marquée par un climat de peur, de suspicion et de répression. Et de proposer une réforme de la justice.

Cette démarche est une première dans le monde arabo-musulman. Cette singularité est tout à l'honneur du Maroc, qui accepte de faire face à son histoire. A vrai dire, la prise en compte d'un minimum de justice avait été intégrée par Hassan II lui-même, à la fin de son règne, et symbolisée par quelques libérations. Le roi Mohammed VI va plus loin en donnant la possibilité à l'Instance Equité et Réconciliation de réhabiliter les victimes de crimes commis sur ordre de son père. Il convaincra définitivement de l'audace de sa politique et de son aspiration à la démocratie en acceptant les futures propositions de la Commission et en les faisant appliquer.


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12 avril 2005 16:56
Maroc : le travail de mémoire sur les "années de plomb" se prolonge
LE MONDE | 12.04.05 | 14h46 • Mis à jour le 12.04.05 | 15h05
Rabat de notre envoyée spéciale


L'exorcisme des "années de plomb" se poursuit au Maroc, entre impatience et scepticisme. L'exercice s'avère plus long et difficile que prévu. Créée il y a un an à l'initiative duroi Mohammed VI, l'Instance Equité et Réconciliation (IER) était supposée disparaître mardi 12 avril, au terme de sa mission. Cette commission vérité, la première du genre dans le monde arabo-musulman, est en réalité loin d'avoir achevé ses travaux et demande au palais royal une prolongation d'environ huit mois.

D'ici à l'automne, elle espère avoir atteint les trois objectifs qu'elle s'était fixés : répertorier les violations des droits de l'homme commises dans le royaume entre 1956 ­ année de l'indépendance ­ et 1999 ­ année de l'intronisation du roi Mohammed VI ; offrir une réparation aux victimes, au-delà d'une simple indemnisation matérielle ; enfin, et surtout, rédiger un rapport dressant des recommandations pour éviter la répétition du passé.

Des travaux de l'IER, l'opinion publique marocaine et internationale n'a retenu, jusqu'à présent, que les auditions publiques assez médiatisées. Depuis décembre 2004, six de ces séances de catharsis collective se sont déroulées en divers endroits du pays, de Rabat à Marrakech (Sud-Ouest), en passant par Er-Rachidia (Sud-Est) et Kénifra (Centre). Deux séances sont encore prévues, l'une d'ici à fin avril à El-Hoceima, dans le nord du pays ; l'autre en mai à El-Ayoun, au Sahara occidental.

Le scénario est chaque fois identique : une dizaine de victimes relatent publiquement ce qu'elles ont subi sous le règne de Hassan II. Il peut s'agir de la répression qui a suivi le soulèvement du Rif en 1958, de la guérilla armée dans la région de Goulmima en 1973, ou encore des émeutes de la faim à Casablanca en 1981. Arrestations arbitraires, mises au secret prolongées, tortures, viols... Partagée entre l'horreur et la fascination, la population marocaine a entendu ces derniers mois, "comme dans un film ou dans un livre", ce qu'elle savait depuis belle lurette, mais qui n'avait jamais été avoué publiquement, en particulier à la radio et à la télévision d'Etat.


CHIFFRES REVUS À LA BAISSE


Si ces auditions publiques soulèvent, chaque fois, une vague d'émotion dans le pays ­ surtout lorsqu'elles sont retransmises en direct comme ce fut le cas lors des deux premières séances ­, l'enthousiasme retombe ensuite et les gens s'interrogent : "Mais que fait donc l'IER ?" ou encore : "A quoi tout cela va-t-il nous mener ?"

Les dix-sept membres de l'Instance Equité et Réconciliation ne restent pas inactifs, mais le chantier qu'ils ont ouvert est gigantesque. Pire, le travail de fourmi qu'ils effectuent depuis un an passe presque inaperçu aux yeux de l'opinion publique. L'équipe d'investigation de l'IER n'a pas fini de "cartographier" les atrocités du passé.

Plusieurs ONG ont parlé, ces dernières années, de 50 000 personnes touchées de façon directe ou indirecte par les "années de plomb". On a également avancé le nombre de 800 disparitions forcées. Ces estimations sont revues à la baisse par l'IER. "Jusque-là, nous étions dans le slogan péremptoire, pas dans l'Histoire, souligne Driss El-Yazami, l'un des membres de l'IER. Nous sommes en train de procéder à une mise à niveau de toutes les informations, notamment par le biais de nombreux témoignages oraux."

Si elles ont des effets positifs ­ soulager d'un grand poids les victimes-témoins et enclencher une dynamique de libération de la parole ­, les auditions publiques ont aussi des effets pervers. Elles créent, d'une part, des frustrations chez ceux qui ne sont pas appelés à témoigner ; elles entraînent, d'autre part, une sorte de surenchère des associations des droits de l'homme, lesquelles se divisent, en leur propre sein, entre pro et anti-IER.

Pour l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH), qui procède à des auditions publiques parallèles, l'Instance Equité et Réconciliation est "un acquis", mais "insuffisant". Son président, Abdelhamid Amine, estime que l'IER n'aurait pas dû s'arrêter à 1999. "Depuis les attentats-suicides de Casablanca -le 16 mai 2003-, nous assistons à une nouvelle série de violations graves au Maroc. Il y a des enlèvements -d'islamistes- par centaines, des cas de tortures, des procès bidons... Ce ne sont pas Driss Benzekri, Salah El-Ouadie ou encore Driss El-Yazami -respectivement président et membres de l'IER- que je mets en cause, mais je connais ce pays, souligne-t-il. Il y a les individus et il y a le système. Et le système est le plus fort."


DEUIL NATIONAL


Au siège de l'IER, on reste persuadé de franchir une nouvelle étape dans la transition démocratique. "C'est cette approche graduelle qui rend les choses complexes et passionnantes. Il n'y a pas eu de rupture brutale entre hier et aujourd'hui. Les libérations de détenus se sont produites sous Hassan II", rappelle-t-on. "Ceux qui nous critiquent sont surtout les élites de Rabat et Casablanca, mais celles-ci ne représentent pas tout le Maroc, glisse Driss El-Yazami. En province, la population et les associations comprennent beaucoup mieux notre démarche et nous soutiennent."

D'ici à la fin de l'année, avant même que soit remis le rapport final de l'IER, l'Etat marocain devrait organiser une forme de deuil national. "Il ne s'agira pas d'une reconnaissance honteuse des crimes du passé, comme cela a été fait jusqu'à présent, mais d'un geste solennel à l'égard des victimes, indique-t-on à l'IER. L'Etat reconnaîtra ses torts et exprimera sa compassion. C'est une condition essentielle si l'on veut pouvoir un jour tourner la page de ces années noires."



Florence Beaugé
 
Emission spécial MRE
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