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Membre d'un peuple, mais d'un peuple du monde
S
6 décembre 2005 09:56
Périphéries: Qu’est-ce qui explique - outre l’importance numérique des deux communautés – que les relations entre juifs et Arabes soient plus tendues en France qu’ailleurs depuis la reprise de la guerre en Israël?

Esther Benbassa: En France, la communauté juive est constituée en majorité de juifs d’Afrique du Nord, arrivés entre la fin des années 50 et le milieu des années 60, lorsque les Etats maghrébins ont accédé à l’indépendance. Dans les pays colonisés, les juifs s’étaient traditionnellement rangés du côté des colons, parce qu’ils pensaient que ceux-ci allaient apporter la modernité et l’émancipation. Très peu – même s’il y en a eu – ont pris part aux mouvements de libération nationale. Dans les pays du Maghreb, comme en Inde, ils sont donc partis quand le colon est parti. En France, ils ont rejoint une communauté essentiellement ashkénaze qui avait été décimée par la Shoah. Traditionalistes, ils ont été à l’origine d’une revitalisation de la vie juive: on a vu s’ouvrir des centaines de boucheries casher, de centres communautaires… Ils se sont intégrés très rapidement: ainsi les juifs algériens étaient des rapatriés comme les autres, la nationalité française leur ayant été donnée en 1870 par le décret Crémieux. Certains sont devenus fonctionnaires et se sont disséminés à travers la France au gré des nominations. Ils ont connu une ascension sociale exceptionnelle, souvent dès la première génération, par rapport à leurs frères ashkénazes qui étaient venus d’Europe de l’Est dans l’entre-deux guerres et qui ne parlaient pas français. Eux connaissaient la langue, et ils se sont incorporés même dans les métiers culturels: l’édition, le journalisme… Cependant, leur contentieux avec les Arabes est resté vivant. Non seulement ils ont dû quitter leur pays, mais leur exil a été occulté: personne n’en a jamais parlé. Eux-mêmes ont gardé le silence sur cette expérience très lourde. C’est une sorte de médaille à double face: le Maghreb est leur paradis perdu, et, en même temps, ils en veulent aux Arabes.

P.: Beaucoup de juifs d’Afrique du Nord ont aussi émigré en Israël…

E.B.: Effectivement. C’est en quelque sorte la "crème" qui est arrivée en France: pour la plupart, les pauvres, en particulier les juifs du Maroc et de Tunisie qui n’avaient pas la nationalité française, sont partis en Israël. Aujourd’hui encore, c’est parmi eux que se recrute la population anti-Arabes la plus virulente du pays.

P.: En même temps, n’ont-ils pas avec le monde arabe une proximité culturelle qui pourrait être précieuse pour l’intégration d’Israël dans la région? Dans son livre Sur la frontière, Michel Warschawski compare les espoirs spontanément exprimés par deux Israéliens après la signature des accords d’Oslo: pour le premier, ashkénaze, de gauche et laïc, la paix, c’était la perspective de pouvoir "prendre sa voiture à Tel Aviv et rouler sans interruption jusqu’à Florence". A l’inverse, le second, sépharade, immigré irakien, de droite et très religieux, interrogeait: "Maintenant qu’il va y avoir la paix, tu crois que je vais pouvoir retourner à Bagdad, pas pour y vivre, mais au moins l’été, en vacances?"

E.B.: La proximité culturelle est évidente. Mais on la nie jusque dans les termes qu’on emploie. "Sépharade", qui désigne désormais tous les non-ashkénazes, signifie littéralement "qui vient d’Espagne"; or ce n’est pas le cas de tous. Les juifs chassés d’Espagne se sont installés majoritairement dans les Balkans et dans l’ancien Empire ottoman, mais très peu au Maghreb. Cependant, aujourd’hui, on dit "sépharade" pour tout le monde: se présenter comme "judéo-arabe", ça la ficherait mal… L’identité arabe est une identité dévalorisée. Au Moyen Age, dans l’imaginaire juif, il y a une grande estime pour le monde arabe: c’est le monde de la bonne arabité qui introduit le judaïsme à la philosophie aristotélicienne. La cohabitation des juifs et des Arabes en Espagne est narrée positivement. En revanche, à partir de la création d’Israël, puis lors des guerres d’indépendance au Maghreb, l’Arabe devient l’ennemi, et cette image négative est intériorisée. En Israël, les juifs venus des pays arabes ou musulmans sont donc mal considérés. A leur arrivée, ils ont été traités comme des citoyens de seconde zone par le parti travailliste; en 1977, ils ont d’ailleurs pris leur revanche en amenant au pouvoir le Likoud – la droite. Dans l’historiographie israélienne, ils sont comme hors de l’Histoire. On leur accorde très peu de place, et quand on le fait, c’est uniquement pour évoquer leur religiosité. On leur attribue le rôle de porteurs de la tradition – puisque les fondateurs de l’Etat étaient des laïcs. De cette assignation au religieux, ils ont fini par faire une arme politique en fondant leur parti: le Shas. Même si les clivages tendent à s’estomper aujourd’hui – on voit davantage de mariages mixtes entre Sépharades et Ashkénazes –, on les a longtemps enfermés dans le folklore, l’exotisme. Et quand on "exoticise" quelqu’un, c’est qu’on ne l’intègre pas: l’exotique, c’est l’autre! Les Sépharades sont autres parce qu’ils sont arabes: comment voulez-vous qu’ils intériorisent une image positive? Comment voulez-vous qu’ils s’identifient à l’Arabe qui est lui aussi rejeté? Sans vouloir faire de la psychanalyse de bas étage, en rejetant l’Arabe, ils rejettent l’arabité en eux – cette arabité qui a provoqué leur relégation par l’establishment israélien. On assiste donc à un rejet en chaîne.

En France aussi, même si les juifs d’Afrique du Nord ont été bien accueillis, ils ont été raillés par les Ashkénazes, qui se sentaient les détenteurs de la culture au sens noble du terme. On se moquait de ces gens ensoleillés, bruyants, dont les femmes se paraient de bijoux, parlaient fort… Ils avaient apporté avec eux une manière d’être méditerranéenne, et ils ont souffert de cette condescendance. Ils en ont gardé la conviction plus ou moins consciente que, pour être un bon Juif, il fallait être ashkénaze. C’est sans doute cela qui explique que, peu à peu, ils se soient identifiés à la Shoah. Cela, et le fait que le souvenir du pays des parents commençait à s’estomper: l’identification à la Shoah a compensé – inconsciemment, bien sûr – la déperdition des traditions familiales et de la religiosité. Avant les années 80, dans les familles sépharades, on parlait très peu du génocide. Lors des incidents antijuifs qui ont marqué l’exacerbation du conflit israélo-palestinien après le 11 septembre, le président du Consistoire a crié à la "Nuit de cristal": d’une certaine manière, on pourrait dire que les Sépharades de France ont vécu là leur "Nuit de Cristal" à eux. A la différence que la véritable "Nuit de Cristal" avait été ordonnée par le IIIe Reich, alors qu’en France, les actes antijuifs ont été immédiatement dénoncés aussi bien par Lionel Jospin que par Jacques Chirac: il n’y a aucune comparaison à établir entre les deux, sauf à bien mal connaître l’Histoire.

Cela dit, rien de plus frappant que ce fonds commun. Voyez, sur le marché de Belleville, ces petites dames juives d’un certain âge qui discutent en arabe avec les vendeurs, qui se font mettre de côté les légumes comme elles les aiment, petits, frais… Ou allez à un mariage juif traditionnel, avec les chants arabes, la musique andalouse… Quant à Israël, c’est un pays levantin! Un pays qui a bien sûr beaucoup de caractéristiques européennes, mais un pays levantin, où l’on mange le hoummous et tous ces plats qui font partie de la tradition locale, où l’on écoute de la musique en hébreu avec des airs méditerranéens et surtout orientaux… J’ai toujours été persuadée que les Sépharades détenaient les clés de la coexistence – pour peu qu’ils surmontent leur contentieux avec eux-mêmes, avec leur propre arabité.

P.: Vous définissez le judaïsme de la diaspora comme une "identité paradoxale": Jean-Christophe Attias dit dans le livre qu’"être juif, c’est être juif et autre chose". Le sionisme a tenté de créer enfin une identité juive "entière", qui ne combine plus le judaïsme à un élément extérieur. Pensez-vous que cette "identité paradoxale" de la diaspora soit quelque chose de trop difficile à tenir?

E.B.: Oui, mais en même temps c’est sa grande richesse que de ne jamais être d’une seule pièce. On sait bien que les identités forcloses se tarissent d’elles-mêmes. Les Israéliens pensaient effectivement créer une identité purement "israélienne", et ils ont échoué. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes veulent découvrir le pays de leurs origines, celui qu’ont quitté leurs parents ou leurs grands-parents. Ils s’intéressent à tout ce vécu occulté au nom de l’identité forte que voulaient créer les fondateurs de l’Etat. Au lieu d’être des hommes neufs, sans passé, ils sont des Israéliens d’origine polonaise, ou marocaine… Et c’est heureux, car un homme ou une femme sans passé ne saurait avoir d’avenir.

P.: Quand vous retracez les grandes étapes de l’histoire juive, vous la mettez toujours en perspective en la reliant à l’histoire tout court. Par exemple, en évoquant la naissance du sionisme, vous soulignez qu’on était en plein dans l’ère des nationalismes: chacun se devait de revendiquer une terre. Cette tendance générale s’est conjuguée au projet de créer un foyer où le peuple juif serait en sécurité. Cette volonté de toujours faire le lien est-elle une manière de lutter contre ce que vous appelez une vision "circulaire" de l’histoire du judaïsme?

E.B.: La volonté n’a rien à voir là-dedans: je ne fais que décrire la réalité! Les juifs n’ont pas eu une histoire coupée de celle du monde! Le sionisme, pour reprendre votre exemple, n’a pas été une génération spontanée: il s’est inscrit dans son temps. Les juifs ont toujours suivi les grands mouvements qui agitaient leur époque. Parfois, ils en ont été les initiateurs, parce qu’en tant que minorité, en tant que diaspora, ils avaient moins d’attaches et faisaient moins de cas des conventions. S’il y a eu parmi eux des Freud ou des Einstein, ou même des gens simples qui ont fait des choses à leur niveau, c’est parce qu’ils étaient en phase avec le monde. Cette idée que seul le Juif retranché dans sa communauté serait le Juif authentique est très récente… et complètement fausse. Au contraire, il n’est authentique que s’il participe à la vie du monde. Comment peut-on croire que la pensée, la philosophie s’est nourrie toute seule? Aucune culture ne se construit toute seule! Et quand on veut que ce soit le cas, cela finit en général très mal.

P.: Vous rappelez aussi que les relations avec les non-juifs ne se résument pas aux persécutions…

E.B.: Non, et heureusement! C’est curieux de ne retenir que cela. En France, tout au long du Moyen Age, il y a certes eu des expulsions, mais en même temps, on voit éclore dans le nord une exégèse juive de la Bible, celle de Rachi, en phase avec ce qui se pratique en monde chrétien, et au sud des philosophies juives influencées par le monde méditerranéen. Ce qui montre qu’il y a aussi eu de longues périodes de calme, des moments fastes et propices, des lieux de prospérité et d’enracinement qui permettaient un essor de la pensée, de la culture. On n’écrit pas toujours en prison ou sur les routes de l’exil! C’est céder à un mythe romantique que de le croire.

P.: Souvent, en abordant un sujet, vous précisez en passant qu’il est plus facile d’en discuter ailleurs – en particulier aux Etats-Unis – qu’en France. Et effectivement, le livre a suscité des réactions très virulentes. A quoi cela est-il dû, selon vous?

E.B.: Ce livre a été traduit en plusieurs langues, Jean-Christophe Attias et moi avons donné des interviews en Hongrie, en Allemagne, en Espagne, et nulle part il n’a soulevé le même tollé qu’ici. En France, un consensus moralisateur a eu raison de la tradition de débat et de la vitalité intellectuelle qui existaient autrefois. Il pèse sur nos têtes comme une chape; on ne peut plus aller à l’encontre des préjugés sans susciter la polémique. La France a importé le politically correct américain, mais seulement dans ses aspects les plus désagréables. A l’étranger, dans les cercles intellectuels, le débat est beaucoup plus ouvert. J’ai passé une partie de cette année à Budapest, dans un centre d’excellence où je côtoie des collègues israéliens: si nous disions en France un dixième de ce que nous nous disons entre nous, nous serions tous voués aux gémonies. Ici, tout se mélange, tout est trop imbriqué: les cercles universitaires et mondains, les intellectuels médiatiques, les journalistes, le public… Tout le monde se mêle de tout. Le manque de rigueur est criant: Pierre-André Taguieff et Bernard-Henri Lévy, par exemple, ont critiqué notre livre, le premier sans l’avoir lu, et l’autre en lisant seulement les quelques pages sur la Shoah. Aux Etats-Unis, le débat reste davantage cantonné à l’enceinte universitaire: je ne sais pas si c’est forcément mieux, mais cela permet une sérénité impossible ici.

Et puis, le débat sur les juifs est toujours explosif en France. L’émotion submerge tout. Nous avons été invités à la télévision avec Maurice Szafran, de l’hebdomadaire Marianne: il n’a parlé que de sa famille. Comme si, en disant: "La Shoah ne peut pas servir à défendre la politique israélienne", on attaquait sa famille! Il parlait quasiment les larmes aux yeux. Je comprends sa douleur, évidemment. Mais il faut aussi que la raison puisse parfois reprendre ses droits.

P.: Vous parlez du politically correct; c’est pourtant ce que prétendent pourfendre ceux qui vous attaquent – Marianne, par exemple…

E.B.: Oui… ça m’amuse. Marianne, avec son poujadisme moralisateur, se pose en contre-pouvoir, mais ne représente que l’envers de la même médaille. Quelque chose se passe, décidément, dans ce pays qui a quand même été celui de la réflexion, du débat, de l’affrontement des idées… Il y a comme un assoupissement, une régression.

P.: Dans le livre, vous vous montrez très soucieuse des "distinctions à faire" et de la justesse des termes employés – vous différenciez notamment "antijudaïsme" et "antisémitisme". Que pensez-vous alors du terme de "judéophobie" employé par certains pour désigner les actes antijuifs en France après la reprise du conflit en Israël?

E.B.: Je le trouve disgrâcieux. On a la "phobie" des insectes! Ce mot a été utilisé, si ma mémoire est bonne, par le penseur pré-sioniste Léon Pinsker dans son livre Auto-émancipation, au XIXe siècle. Mais l’employer aujourd’hui, c’est vraiment d’assez mauvais goût. On a aussi parlé d’antisémitisme; or comme je l’ai déjà dit, en l’occurrence, on a affaire à des actes antijuifs, liés au conflit israélo-palestinien, et non à un antisémitisme d’Etat, largement répandu dans la société, comme c’était le cas il y a soixante ans.

Que les Arabes de France s’identifient aux Palestiniens, ça n’a rien d’extraordinaire, puisque les juifs s’identifient à Israël. On m’objectera que les juifs ne prennent pas pour cibles les mosquées: mais c’est parce que dans leur propre imaginaire comme dans l’imaginaire général, ils sont quand même les vainqueurs! Les Arabes de France, déjà rejetés par une société qui ne les intègre pas, et en grande partie laissés pour compte, s’identifient à l’échec des Palestiniens, et ils réagissent à ce sentiment d’échec par l’agressivité. Ça ne justifie rien, mais ça n’empêche pas que tout cela, il faut le comprendre.

La thèse de l’antisémitisme a été utilisée comme une arme pour rehausser l’image d’Israël et défendre sa politique; s’y ajoutait le désir des dirigeants israéliens de voir les juifs de France émigrer en Israël. Le vice-premier ministre, Ariel Sharon lui-même, puis le ministre de l’Intérieur ont fait des déclarations dans ce sens. Cela peut se comprendre, d’ailleurs: que les juifs de la diaspora émigrent en Israël, c’est le fondement même du sionisme. Lors de l’effondrement économique de l’Argentine, les juifs argentins ont aussi été invités à le faire. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas réellement eu des actes antijuifs, ni qu’ils ont été provoqués par Israël, attention! Mais reconnaissons que le leadership communautaire – qui ne représente qu’entre 20 et 30% du judaïsme français –, dans son soutien inconditionnel au gouvernement israélien, s’est fourvoyé. Son alarmisme a créé une hystérie au sein de la collectivité – puisqu’on ne peut pas vraiment parler de communauté. Bien sûr qu’au quotidien, c’est très traumatisant de subir des graffitis, ou de se faire traiter de "sale Juif": de telles agressions sont inacceptables. Mais les représentants communautaires auraient dû tenter d’apaiser les esprits, de régler ça en douceur, au lieu d’aggraver encore les clivages. L’antisémitisme est une arme politique très dangereuse: si on la manie avec imprudence, elle peut causer des dégâts considérables. Sans compter que la presse, toujours à la recherche de sensationnel, s’est emparée du thème, et que cela s’est doublé d’un flirt avec la droite, initié en décembre, autour de l’insécurité.

Enfin, au lendemain du premier tour des élections présidentielles, en avril, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Roger Cukierman, a dérapé en déclarant au quotidien israélien Haaretz que le score de Jean-Marie Le Pen était "un message aux musulmans les incitant à se tenir tranquilles" – heureusement, il a ensuite rectifié le tir dans Le Monde. Comme si on pouvait soutenir n’importe qui, pourvu qu’il soit contre les Arabes! Il a commis là une grave erreur, ne serait-ce que parce que la grande obsession de Le Pen, ce sont les juifs, sans doute davantage encore que les musulmans, même s’il adopte un profil bas à leur sujet depuis quelque temps.

P.: Vous vous opposez à une tendance, présente au sein de la communauté juive, à se percevoir uniquement comme victime…

E.B.: C’est un thème récurrent: "Tout le monde nous en veut, tout le monde est contre les juifs…" Ce mode de pensée a mûri en Israël et sert à justifier l’isolement du pays. Les Israéliens estiment que les Européens, puisqu’ils n’ont pas bougé le petit doigt pour sauver les juifs pendant la Seconde guerre mondiale, n’ont aucune leçon à leur donner. Ils oublient qu’en Palestine, à l’époque, le Yishouv, dont la direction deviendra le gouvernement du nouvel Etat, n’a pas non plus vraiment aidé les juifs d’Europe en détresse: il s’est davantage consacré à la construction de l’Etat, parce qu’il n’avait pas non plus les moyens de le faire. La solidarité au sein de la communauté juive de Palestine n’a pas non plus été sans faille.

Ces derniers temps, la même attitude de défiance envers le monde non juif fait son apparition en France. Cet isolement va à l’encontre des principes mêmes du judaïsme. Rien de bon n’en sortira. Cela participe d’une tendance actuelle à la communautarisation, au repli sur soi, que l’on observe tant chez les juifs que chez les musulmans, et qui me semble assez inquiétante. Longtemps, on a pu vivre ensemble grâce au pacte républicain, qui avait sans doute ses grandes faiblesses, mais qui permettait du moins de conserver son identité juive, musulmane ou autre, tout en évitant l’enfermement.

P.: L’Etat français souhaite depuis longtemps organiser l’islam sous une forme similaire à celle qui existe déjà pour le judaïsme. A votre avis, la désignation de représentants officiels est une mauvaise idée? Vous reprochez aux hommes politiques français de céder au "mirage communautaire"…

E.B.: Le risque est effectivement de n’organiser que les tendances les plus extrémistes de l’islam, et d’obtenir le même résultat que pour le judaïsme: une centralisation renforçant le pouvoir de notables qui se croient tout permis. La République donne aujourd’hui au Consistoire et au Crif un poids qui leur permet non seulement de parler au nom d’une communauté qu’ils représentent peu, mais aussi d’orienter son destin. Je suis républicaine, je crois en ce pacte républicain, surtout depuis le 11 septembre, mais je suis bien consciente que c’est aussi la République qui, en renforçant des notables par réflexe centralisateur, a créé les communautés. Pour le gouvernement, c’est évidemment plus simple: il a des interlocuteurs avec qui dialoguer et régler les problèmes concrets qui se posent. Mais en même temps, ce système est un véritable piège.

Propos recueillis
par Mona Chollet

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, Les juifs ont-ils un avenir?, Jean-Claude Lattès, 2001. Le livre reparaît, augmenté d’une longue postface et d’une bibliographie, dans la collection de poche Hachette-Pluriel, en octobre 2002.
D
6 décembre 2005 22:41
Je l'ai lu jusqu'au bout ! C'est déjà ça !

Dommage qu'elle appartienne à l'entité sioniste !

Vivre sous occupation, c'est l'humiliation à chaque instant de sa vie ... Résister à l'occupation, c'est vivre libre !Aujourd'hui Gaza, demain Al-Qods !
b
be
6 décembre 2005 22:50
Est ce la soeur de Sifaoui, le journaliste vedette de Marianne (spécialiste de la propagande et le mensonge)?
h
7 décembre 2005 09:56
Bonjour,
Djenine, Esther Benbassa est une française comme toi (je me trompe sur ta nationalité?). Si je me rappelle bien, c'est une sépharade originaire de Turquie (ses ancêtres du moins). C'est l'une des rares intellectuels juifs qui combat le communautarisme juif et la main mise du CRIF sur cette communauté . Elle a écrit un bouquin sur les minorités en France (la république face à ses minorités), je te le conseille.
Sinon, il y a des juifs honorables en France et qui méritent notre considération.
Voici le droit de réponse qu'avaient écrit, il y a quelques années, Daniel Bensaïd, Ronny Brauman et Marcel-Francis Kahn (le frère de celui de Marianne! comme quoi on peut être de la même famille mais pas forcément du même bord politique!) pour article de Finkielkraut.

PS: un petit bonjour au passage à be.
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Oui, en tant que juifs !
[www.lemonde.fr]
Par Daniel Bensaïd, Rony Brauman et Marcel-Francis Kahn

Dans «En tant que rien», Alain Finkielkraut reproche (Le Monde du 28
octobre) aux signataires - 180 à ce jour - de l´appel paru dans Le
Monde du
18 octobre de l´avoir signé «en tant que juifs».

Cette démarche inhabituelle dont nous sommes parties prenantes n´a, en
effet, de précédent en France qu´une prise de position en 1982 de juifs
contre l´invasion du Liban et contre les massacres de Sabra et Chatila.
Elle
nous paraît aujourd´hui justifiée par le refus de nous laisser enrôler,
à
notre corps défendant, au service de la politique répressive de l´Etat
d´Israël. Car c´est bien là le sens de l´appel de Jean Kahn aux juifs
de
France, leur demandant de « s´identifier à l´Etat d´Israël » ; c´est ce
qu´a
repris Le Monde en titrant que « tous les juifs de France font bloc
derrière
Israël ». Or, identifier les juifs dans leur ensemble à la politique
des
dirigeants sionistes et permettre l´équation juifs = Israël revient à
les
enfermer malgré eux dans une responsabilité collective à laquelle
répond,
presque inévitablement, une confusion, voulue ou non, entre
antisionisme et
antisémitisme.

Il nous est donc apparu nécessaire de briser, en « tant que juifs »,
l´escalade religieuse et communautaire pour revenir au fond politique
de la
question. Malheureusement, nombre d´intellectuels engagés dans la
défense
des droits nationaux des Bosniaques, des Tchétchènes ou des Kosovars
restent
étrangement silencieux (si ce n´est pis) quand il s´agit des réfugiés
et des
camps palestiniens. A croire qu´une sorte d´« exception israélienne »
interdirait de dénoncer l´occupation des territoires et la négation du
droit
des Palestiniens à leur souveraineté.

Commençons par préciser que nous ne tenons pas Yasser Arafat pour un
héros
de l´émancipation universelle. L´Autorité palestinienne dispose d´un
appareil administratif et répressif hypertrophié pour encadrer une
société
mutilée par le chômage, l´étranglement commercial, et les contrôles
militaires israéliens. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour
que
puisse se développer une bureaucratie parasitaire, autoritaire et
corrompue.
Mais le fond du problème ne se limite pas aux rôles respectifs et aux
personnalités d´Arafat, de Barak ou de Sharon ; et les critiques
adressées
au premier ne justifient en rien de renvoyer dos à dos l´armée
israélienne
et les lanceurs de pierre palestiniens, rendus coresponsables des
violences.

Depuis les accords d´Oslo, routes stratégiques et routes de
contournement
découpent en lambeaux les territoires occupés. La colonisation de
peuplement, qui s´est poursuivie sous tous les gouvernements israéliens
au
mépris des engagements pris à Oslo, n´a jamais cessé. Elle dépasse le
chiffre de 350 000 colons juifs (dont 50 000 installés depuis les «
accords
de paix »), alors que la proclamation de l´Etat palestinien est chaque
fois
repoussée pour ne pas perturber la progression du « processus de paix
».

Le contrôle des frontières, de la sécurité, de l´accès à l´eau reste
aux
mains d´Israël. Plus de 80 % de l´économie de Cisjordanie et de Gaza en
dépend, de même que le trafic entre les zones autonomes. Tous les
produits
pétroliers proviennent d´Israël. Depuis 1993, le PNB des territoires a
été
divisé par deux et le chômage est monté en flèche. Le proto-Etat
palestinien
se trouve donc réduit à une peau de chagrin, et à un « archipel » sans
continuité territoriale.

Les résolutions 242 et 337 de l´ONU sur la restitution de territoires
acquis
par la force ne sont pas appliquées. Les accords d´Oslo sont même en
deçà,
qui en font « des territoires en discussion ». Les accords de Wye
Plantation
attribuent à l´administration palestinienne une zone représentant 17,2
% de
la Cisjordanie, contre 59 % à Israël, et 23,8 % à une administration «
mixte
».

Oui ou non, la politique de l´Etat d´Israël, la poursuite de
l´implantation
des colonies, l´étranglement économique, la non-application des
résolutions
de l´ONU, sont-ils les premiers responsables de l´exaspération des
populations dans les territoires occupés ?

Oui ou non, y a-t-il asymétrie entre l´Etat d´Israël, avec son armée
suréquipée, d´un côté, et les insurgés de l´Intifada de l´autre (plus
de 150
morts par balles du côté palestinien, au rythme quasi routinier de 3 à
6 par
jour, et une quinzaine parmi les Palestiniens israéliens, cela fait
beaucoup
de « balles perdues », comme ose l´écrire Bernard-Henri Lévy) ?

Oui ou non, cette politique, assignant à l´Autorité palestinienne une
tâche
de maintien de l´ordre sur une population humiliée et poussée à bout,
aboutit-elle à laminer les forces palestiniennes laïques au profit des
extrémistes religieux ?

Oui ou non, cette confessionalisation du conflit risque-t-elle de
conduire à
son internationalisation ? Le processus de paix passe par la
construction
d´une confiance réciproque. C´est un patient apprentissage, fondé sur
la
reconnaissance de l´Autre et de ses droits égaux. Sept ans après les
accords
d´Oslo, le résultat est désastreusement inverse.

Alain Finkielkraut admet d´ailleurs sans ambages que l´installation des
colonies de peuplement, encouragée par les différents gouvernements
israéliens depuis 1993, est « calamiteuse » et que « la tutelle
israélienne
reste plus étouffante que jamais ». Il reconnaît que cette politique
soulève
une « colère légitime » et « enflamme les rebelles ».

Ici même, l´Intifada palestinienne peut fort bien fournir une cause à
des
rebelles sans cause, exaspérés par le chômage, les discriminations,
l´inégalité scolaire. Les mettre dans le même sac qu´un Le Pen, c´est
ne pas
comprendre que leurs motifs sont différents et c´est peut-être les
pousser
dans la direction que l´on prétend éviter. Mais expliquer n´est pas
justifier : toute agression visant des juifs en tant que juifs est
intolérable et doit être condamnée. Car, « réactionnelle mais non
réactionnaire » dans un premier temps (selon la formule de
Finkielkraut), la
révolte n´en risque pas moins de ranimer un vieux fond toujours latent
en
France. Après avoir été « le socialisme des imbéciles »,
l´antisémitisme
deviendrait ainsi l´anti-impérialisme des imbéciles.

Comment briser cet engrenage toujours possible ? En démontrant que le
conflit politique n´oppose pas deux communautés monolithiques, mais les
traverse. Il n´y a pas si longtemps, des intellectuels palestiniens et
des
militants radicaux du mouvement de la paix israélien parvenaient
parallèlement, devant l´impasse du processus de paix, à la conclusion
que la
solution de cinquante ans de conflit ne pouvait résider dans un Etat
croupion palestinien supplétif de l´occupant, ni dans une logique de
séparation dont les Arabes israéliens seraient les premiers à faire les
frais, mais dans la coexistence de deux nations jouissant de droits
égaux.

Ces voix sont minoritaires, sans doute. Mais qui pourrait jurer que ces
minorités ne représentent pas l´avenir ? Car Israël devra choisir entre
un
Etat démocratique et laïque et le repli sur un Etat juif confessionnel,
entouré de bantoustans. Le droit au retour ne saurait être reconnu aux
Juifs
et refusé aux Palestiniens, dont 800 000 ont été chassés après 1948 au
nom
d´une politique de « transfert » (on dirait aujourd´hui de
purification).
Les dirigeants israéliens misent encore sur une « séparation » (on
dirait,
sous d´autres cieux, d´apartheid) des populations israéliennes et
palestiniennes, pourtant trop mêlées pour être séparées, sauf à
pratiquer un
nouveau « transfert » au prix de nouveaux Deir Yassine et de nouveaux
Kafr
Kassem.

Il existe désormais un fait national israélien irréversible, mais, dans
ce
marché de dupes du « chacun chez soi », les uns ont un chez-soi, les
autres
n´en ont pas. La seule solution passe par la reconnaissance de droits
égaux,
par le dépassement des nationalismes bornés au profit d´une citoyenneté
démocratique et laïque, par la reconnaissance des torts faits aux
Palestiniens, par une coexistence débarrassée de l´intolérance
religieuse et
du droit du sang.

Ce sera long, disait le prophète Jérémie. Et difficile. Mais quelle
solution
alternative, si ce n´est la fuite en avant dans la guerre avec, à
l´horizon,
le piège d´un nouveau Massada pour les juifs israéliens eux-mêmes ?

Daniel Bensaïd est maître de conférences de philosophie à l´université
Paris-VIII. Rony Brauman est ancien président de Médecin sans
frontières.
Marcel-Francis Kahn est professeur de médecine émérite à la faculté
Xavier-Bichat.

Le Monde daté du mercredi 8 novembre 2000
 
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