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Marrakech : bulle immobilière et déstruction sociale
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12 avril 2006 12:27
Bulle immobilière à Marrakech
"Ce n’est même pas la peine d’essayer”, me répondit Hassan S. lorsque je lui ai signifié mon désir d’acheter un petit appartement à Marrakech sans débourser le fameux “noir”. “Ici, le “noir” gouverne l’immobilier depuis l’achat du terrain jusqu’à la délivrance du permis d’habiter”, ajouta-t-il. Durant plus d’un mois, et après avoir visité plus d’une quarantaine d’immeubles fraîchement sortis de terre, j’ai fini par comprendre que le dessous-de-table constitue bel et bien la religion des promoteurs immobiliers opérant au sein (et autour) de la ville ocre.

« Comment voulez-vous vous en sortir autrement si vous commencez vous-même par débourser 30 à 40% du prix du terrain à l’abri de l’enregistrement, de la TPI et de la conservation foncière ? Ajoutez à cela près de 20% qui iront se loger dans les poches des différents intervenants institutionnels si vous ne souhaitez pas être laminé par les agios faute de prompte réalisation du projet », me sermonna Haj M., tout étonné de mon indignation.

A Marrakech, la bulle immobilière semble avoir aliéné la sérénité légendaire d’une population livrée à la rapacité spéculative des Européens, des Casablancais et autres R’batis. La nonchalance a cédé le pas à l’amertume. Même ceux qui, tentés par les offres mirifiques des étrangers, abandonnèrent leurs vieilles maisons pour les logements modernes du quartier “Daoudiyate” se mordent les doigts en voyant les rues de la Médina se transformer peu à peu en îlots d’opulence et parfois de turpitudes. “Pour rien au monde, je n’aurais vendu la vieille maison de mes ancêtres si j’avais su qu’elle pourrait probablement abriter la luxure dont la presse fait état aujourd’hui !”, me confie cet imam d’une mosquée de quartier. Dès potron-minet, Jacques, Fred et Henri s’attablent sur la terrasse du “Boule de neige”, un café où se croisent filles de joie tout juste sorties des lits de hasard et “samsars” new look.

Des “agents sucrés” qui vivent de commissions elles-mêmes versées en black. Chacun y va de son estimation du marché, de sa nouvelle offre, recueillie la veille au fin fond de la Médina ou au détour d’un douar limitrophe. Ici le bluff est roi. On sonde les “confrères” avant de les squeezer. Avant de réaliser la transaction-miracle. Plus le soleil avance dans le ciel, plus les clients potentiels se manifestent. La valse des commissions, pots-de-vin et autres plus-values peut alors s’offrir à la curiosité des serveurs de cafés et de bars de la ville. Sans pudeur aucune. Le prix du mètre carré construit à Marrakech intra muros a augmenté de 170% en deux ans.

Acheter un appartement hors logement dit social peut vous coûter de 7.000 à 35.000 DH le m2. Chez le notaire, seule une quotité allant de la moitié aux deux tiers du prix est déclarée. Agence urbaine, services municipaux, administration fiscale et agences immobilières, sont engagés dans une frénésie qu’aucune morale terrestre ou céleste ne semble capable de stopper. Même le tourisme sexuel se trouve impliqué dans une telle folie. « Même si je dois mourir du sida, j’aurais au moins réussi à acquérir un toit pour ma famille », me lance calmement Malika. Les dernières affaires du porno s’inscrivent dans cette course. “Que voulez-vous ? Lorsque N. a offert à des jeunes désœuvrés de forniquer devant une caméra moyennant finances, qui plus est avec une chance de quitter le pays, les gamins n’ont pas hésité une seconde. Leur premier rêve était avant tout de se mettre à l’abri de la misère dans un appartement flambant neuf”, me dit Patrice, un professionnel de l’immobilier.

En tous cas, la société marrakchie est en train de se fissurer de toute part. La frénésie immobilière écrase sur sa route toutes les valeurs qui ont permis jadis aux souches berbères, sahariennes, andalouses et arabes de confectionner l’un des meilleurs modèles de coexistence dynamique du Royaume. Ici et maintenant, la folie de la pierre est allée se coltiner avec le fric pour bafouer l’esthétique, l’éthique et la logique.

Comment l’Etat peut-il rester dans l’expectative face à un tel phénomène devenu fléau en l’espace de quelques petites années ? Malgré la pause de six mois décrétée dernièrement pour aligner l’infrastructure sur la fougue de la construction, le non-droit régit plus que jamais un secteur qui est en train d’aliéner les équilibres socio-urbains d’une ville ayant longtemps constitué un modèle de connivence entre tradition et modernité. Aujourd’hui, le garçon de café, le gardien, le cireur, le fonctionnaire et même le mendiant n’ont qu’un mot à la bouche : “labni” (la construction) ! “Pourquoi, par exemple, personne ne veut méditer sur le fait que le premier propriétaire foncier non institutionnel n’est autre que la corporation des enseignants ?”, s’interroge un parent d’élève.

Mais au-delà de cette “immobiliérite” caractérisée, la problématique du “noir” constitue un défi frontal à l’un des fondements de l’Etat de droit, sinon de l’Etat tout court, l’impôt en l’occurrence. N’est-ce pas celui-ci qui constitue, aux côtés de la défense du territoire, l’élément central de la cohésion de toute nation digne de ce nom ? Qui peut préjuger aujourd’hui de l’affectation future de ces milliards fantômes qui échappent au fisc, à l’entendement public et, par conséquent, au développement du pays ? Qui pourra, un jour, empêcher ces milliards d’aller financer des entreprises délictueuses, voire terroristes ?

La Gazette du Maroc
 
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