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Le maroc saura être patient
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5 juin 2005 23:13
Entretien avec l'auteur du livre «L'histoire du Maroc»


Ancien Doyen de la Faculté des Lettres de Rabat, l'historien Brahim Boutaleb nous livre une interprétation de notre Maroc d'aujourd'hui
en le plaçant dans sa vraie dimension historique.





Le Matin : Entant qu'historien pouvez-vous nous dresser un topo sur le Maroc d'aujourd'hui?
Brahim Boutaleb : Pour juger une situation actuelle, il faut se rappeler le passé et se projeter dans l'avenir. En adoptant cet angle de perception, on voit mieux ce qui se passe sous nos yeux. Le présent est le produit d'hier et de ce qu'on veut faire demain. Ainsi, le règne actuel représente-t-il la continuité de la monarchie constitutionnelle et de la politique mises en marche par feu Hassan II. Il est vrai qu'aujourd'hui le Monarque, S.M. Mohammed VI, est soucieux du bien-être de l'homme marocain. Cela s'explique par des raisons d'ordre national et international à la fois.

Comment expliquer alors certains retards que le Maroc accuse ?
Evidemment, il y a des problèmes économiques qui sont dus au déséquilibre entre une démographie active et une économie qui n'est pas encore en mesure de générer du travail pour tous ceux qui le demandent. Il en découle des problèmes au niveau de l'enseignement, de l'habitat et de la santé par exemple. Par ailleurs, l'élite est happée par l'étranger. Les jeunes me paraissent moins impliqués dans l'avenir du pays. Mais peut-être n'est-ce là qu'une impression de quelqu'un qui a vieilli. Ce qui est plus certain, c'est que nous avons 50% d'analphabètes et la femme continue de pâtir d'inégalités sociales que la réforme de la Mudawana va contribuer à réduire. Il y a donc beaucoup de choses à faire.

Bannir l'analphabétisme, scolariser tous les enfants à horizon 2010, asseoir la femme dans une situation sociale et juridique plus équitable et la faire participer ainsi au développement de la société… Toutes ces actions représentent une vraie volonté Royale à construire une société plus démocratique. Mais croyez-vous que la mentalité marocaine s'y prête ?
Elle suit et s'y prête. On a vu vibrer le peuple lorsqu'il a participé pour la première fois de l'histoire au mariage de son Roi. Il est clair que l'éveil et la participation de la société sont des conditions impératives de tout développement.

La société citoyenne, (je préfère l'appeler ainsi, car parler de société civile laisse supposer qu'il y a une société militaire à côté, ce qui est faux) a pris conscience de la nécessité d'être partie prenante dans cette œuvre. Chacun doit savoir qu'il n'est pas nécessaire d'être un haut responsable pour travailler pour le bien de tous. Il faut cesser de rejeter toutes les responsabilités sur l'Etat, car nous sommes tous invités à participer à la construction du Maroc de demain. Le dernier discours royal est une vraie révolution. Il codifie la stratégie mise en œuvre par Mohammed VI depuis le premier jour de son règne. C'est un plan net et clair, avec comme idée centrale la préoccupation des hommes et des femmes du Maroc, de leur bien-être social élémentaire puisqu'il propose des solutions pour les problèmes de santé, d'habitat, de scolarisation… Pour revenir à votre première question, il est clair que la politique menée par le Souverain est liée à l'actualité mondiale. En effet, freiner le terrorisme passe aussi par le combat contre la misère. La misère est pour bien des cas la cause du terrorisme. Des jeunes vivant des situations dégradantes s'adonnent à la drogue pour fuir, de façon artificielle, leur condition, ou alors ils sont les victimes de manipulateurs et de propagateurs de fausses idées qui se servent de la religion pour des fins inavouables.

Je reviens sur votre idée de continuité. Pouvez-vous nous faire une petite comparaison entre les trois monarchies que vous avez côtoyé en tant qu'historien ?
Les trois règnes convergent vers un seul but, même si les personnalités ne se ressemblent pas et même si les conditions historiques sont différentes. Il s'agit de la consolidation de la monarchie constitutionnelle. Voyez-vous, Mohammed V a eu pour mission de libérer le pays du protectorat. Hassan II a œuvré pour redonner à l'Etat toute ses dimensions et tout son aura. Mohammed VI veut sortir les Marocains de la précarité. Il faut se rappeler que le peuple a participé massivement à la lutte pour la libération nationale. Il fallait donc qu'au lendemain de l'indépendance, il participe à la gestion des affaires publiques.

Cela a engendré un débat conflictuel entre notre défunt Roi Hassan II et l'élite du mouvement national. Hassan II a dû tenir compte du fait que les ennemis du pays étaient toujours aux aguets et du fait qu'on ne passe pas de l'extrême centralisation à la décentralisation démocratique du jour au lendemain. Le conflit n'a trouvé sa solution qu'en 1975. Les rangs se sont ressoudés pour la défense de l'intégrité territoriale de la patrie.

Mohammed VI a une fibre sociale plus prononcée. C'est essentiellement un homme d'action, alors que feu Hassan II aimait agir et s'expliquer longuement sur ses actions. Mais la plupart des actions de Mohammed VI sont la prolongation de celles mises en place ou annoncées par Hassan II. Il continue sur la même ligne à asseoir, dans un contexte plus consensuel, les institutions de la monarchie constitutionnelle et à bâtir la démocratie marocaine dont les bases ont été posées au cours du règne précédent.

Chaque chef d'Etat s'occupe donc des nécessités qu'il doit gérer. Mohammed VI a proclamé un Dahir et a provoqué la constitution de l'Instance Equité et Réconciliation. Est-ce une nécessité historique ou une manière de rompre avec le passé?
C'est une mesure qui vient encore une fois renforcer le processus de la démocratie qui doit tenir compte du bon exercice de la justice et des droits de l'Homme. A partir des années 80 et 90 du siècle dernier, les droits de l'Homme sont devenus une préoccupation de tous, Etat comme citoyens, au Maroc. Ce fut ainsi que les prisonniers de Taz Mamert ont été libérés, les exilés politiques autorisés à rentrer et le ministère et le Conseil consultatif des droits de l'Homme instaurés. Le rôle de ce Conseil a été renforcé par un Dahir de Mohammed VI en 2001. Et c'est sur sa recommandation que S.M. a bien voulu créer l'Instance Equité et Réconciliation qui est sans équivalent dans le monde arabe, ce dont nous sommes en droit d'être fiers en tant que Marocains, mais qui a des prédécesseurs aussi bien en Afrique qu'en Amérique latine par exemple.

En tant que pays arabe, comment le Maroc a pu réussir cette transition ?
Ce qui distingue notablement le Maroc, dans ce cas de justice transitionnelle, c'est qu'il n'y a aucune solution de continuité.
Il n'y a pas de hiatus dans le régime politique. L'Etat est le même sous toutes les royautés. Et il est si profondément enraciné dans la société qu'il accepte de remettre en question certains aspects de son action. L'expérience humaine a des points positifs et des points négatifs. Rappelons que l'Instance n'est pas une commission rogatoire. Nous ne sommes pas un tribunal. Nous ne sommes habilités à condamner qui que ce soit ou à incriminer qui que ce soit. Nous allons essayer de faire que la mémoire et l'histoire s'accordent pour faire la vérité.
La fonction de notre instance n'est pas de venger ou de juger.
Et les droits de l'Homme sont les mêmes pour les victimes et les bourreaux. On ne peut juger les morts. Si quelqu'un veut poursuivre des vivants, les tribunaux sont là pour cela.

En quoi consiste le rôle de l'Instance?
L'Instance permet aux victimes des exactions de venir raconter ce qu'ils ont enduré. Notre mission est d'essayer de les aider à surmonter les séquelles, matériellement et moralement, en assistant les malades, en rendant hommage aux disparus, en honorant les tombes, en réhabilitant les régions qui ont souffert à cause des bagnes qui y furent érigés. Il faut rappeler par ailleurs que nous travaillons sur une période précise qui va de 1956 à 1999.

Votre mission étant ponctuelle, estimez-vous avoir atteint vos objectifs ?
Beaucoup de choses ont été réalisées. Je considère que nous avons fait déjà plus de 50% de ce que nous devons faire. Mais le délai imparti peut s'avérer court pour la tâche qui reste à accomplir.

Est-ce à cause du nombre des dossiers ou existe-t-il d'autres contraintes qui freinent votre démarche ?
Les dossiers sont très nombreux en effet. Mais pour l'historien que je suis, cela constitue une masse documentaire de premier ordre pour les historiens futurs qui voudront fouiner et peaufiner.

Beaucoup de points obscurs pourront être éclaircis à partir des témoignages et des plaintes que nous avons recueillis. Il y a deux contraintes cependant, la première est d'ordre méthodologique du fait que nous n'avons pas assez de recul pour écrire cette histoire immédiate, et la deuxième est d'ordre fondamental dans la mesure où les archives nationales marocaines souffrent d'un manque d'organisation et de centralisation, ce qui les expose à la déperdition. Je suis attristé quand j'entends dire que telle administration a fait brûler ses archives pour faire place nette. Toute civilisation est histoire et toute histoire est document.

Aujourd'hui, nous sommes face à un problème de taille : le Sahara. Comment jugez-vous cette actualité ?
Le problème du Sahara est la conséquence de la colonisation. Du point de vue de l'historien, le Sahara occidental s'étend de l'Atlantique jusqu'au Hoggar. Tout cela était sous mouvance marocaine. La Mauritanie n'existait pas. Tindouf était administré de Rabat jusqu'en 1952.
La colonisation a divisé cette partie du Sahara entre trois frontières. Hassan II a essayé d'éviter le conflit par la négociation.
Ce n'est manifestement pas le désir du gouvernement algérien.
Le Maroc a fait des sacrifices considérables pour équiper ses provinces sahariennes et pour les intégrer. Mais une poignée d'irréductibles continuent de semer la zizanie. Le Maroc saura être patient.

Comment peut-on interpréter les affrontements entre les manifestants et les ordres publics?
Le devoir de l'Etat est d'assurer l'ordre dans la rue et l'ordre aux frontières. Il n'y a donc pas d'Etat sans une certaine violence.
Quand l'homme est moins violent, la violence de l'Etat est moins présente.

Risque-t-on une guerre ?
Dans la mauvaise querelle que nous fait le gouvernement algérien sur un territoire manifestement marocain, nos gouvernants ont toujours fait preuve de retenue.

Car si l'on avait suivi les provocations, il y a longtemps que nous serions en guerre. Il faut rendre hommage à Hassan II qui a toujours fait preuve de fermeté et de sagesse. Il a toujours fait en sorte que cette querelle ne dégénère pas en guerre fratricide. Algériens et Marocains sont des frères. Je doute que le peuple algérien soit sur la même longueur d'ondes que ses gouvernants en cette matière. S.M. Mohammed VI continue la même politique de ne pas faire injure à l'avenir.

Cela ne peut que freiner l'union magrébine. Pensez-vous possible que l'UMA existe un jour?
Je ne peux que confirmer ce qu'a dit récemment mon ami Abdelwahed Radi à ce propos. La construction du Maghreb uni n'est pas un luxe, c'est une nécessité.
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Brahim Boutaleb, est membre de l'Instance Equité et Réconciliation". Il est né en 1937 à Fès. Professeur d'histoire contemporaine à l'université Mohammed V de Rabat et ancien député de Fès (1977-1983), M. Boutaleb est professeur de chair à la retraite. Il est président de l'association de traduction et d'édition (Encyclopédie du Maroc).

M. Boutaleb, qui est également rédacteur en chef de la revue spécialisée «Hesperis-Tamuda», est l'auteur de plusieurs publications, dont "L'Histoire du Maroc» édition Hattier, 1967.

 
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