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Ben Laden, l'enquête impossible ?
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11 novembre 2006 20:02
LE MONDE | 11.11.06




C'est une étrange publication judiciaire, parue dans Le Figaro, mardi 31 octobre, puis dans Le Monde, le lendemain. Sous l'intitulé "publicité", elle est titrée : "Présentation d'excuses au cheik Khalid Bin Mahfouz et au cheik Abdulrahman Bin Mahfouz" et signée de Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié.



Ces deux spécialistes français des affaires de terrorisme présentent, en des termes inhabituels, leurs "excuses les plus sincères" aux deux personnages et à leur famille, l'une des plus riches et influentes d'Arabie saoudite. MM. Brisard et Dasquié reconnaissent avoir formulé "des allégations extrêmement sérieuses et diffamatoires alléguant (du) soutien (des Bin Mahfouz) au terrorisme par le biais de leurs entreprises, familles et oeuvres de bienfaisance et par voie directe", assertions qu'ils jugent aujourd'hui "entièrement et manifestement fausses". Ils concluent en affirmant être "conscients du très grave préjudice" et de "la très grande détresse" que ces allégations ont causés aux Bin Mahfouz.

Le corps du délit ? Un livre, écrit par MM. Brisard et Dasquié, paru en 2001 en France sous le titre Ben Laden, la vérité interdite (Denoël), et un rapport sur "Le financement du terrorisme", rédigé en 2002 par M. Brisard, pour le compte du Conseil de sécurité de l'ONU, selon lui, mais que l'organisation a démenti par la suite lui avoir commandé.

Ces deux ouvrages, en des termes plus ou moins directs, font de la famille Bin Mahfouz - qui se présente sur son site Internet comme l'"un des acteurs principaux du monde commercial de l'Arabie saoudite et un des principaux investisseurs du royaume" - un maillon essentiel des réseaux de financement de l'organisation terroriste Al-Qaida. Un soupçon récurrent aux Etats-Unis, qui vaut à Khalid Bin Mahfouz et son fils Abdulrahman d'être mis en cause par les avocats des familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001, dans une action collective en cours d'instruction outre-Atlantique.

Des accusations dont la puissante famille se défend avec énergie et force procédures judiciaires, comme en témoigne son site binmahfouz.info, qui publie tous les droits de réponse, rectificatifs et condamnations obtenues d'éditeurs et de journaux. "Ce site a été conçu pour fournir des informations exactes sur M. Khalid Bin Mahfouz et sa proche famille aux journalistes accrédités, aux gouvernements et aux ONG. Des erreurs de faits graves ont été publiées sur M. Bin Mahfouz et sa famille. (Elles) sont traitées dans ce site", prévient la page d'accueil.

La publication des excuses circonstanciées de MM. Brisard et Dasquié s'inscrit dans ce cadre procédural, mais son cheminement a emprunté des voies pour le moins compliquées. Et ses conséquences jurisprudentielles, en matière de droit de la presse et de l'édition en Europe, risquent d'être dévastatrices pour le travail d'enquête et d'investigation.

Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), s'insurge contre le procédé qui consiste à "poursuivre des gens dans un pays ayant une législation qui vous est favorable, (puis) acheter de l'espace dans les journaux d'un pays où il n'y a jamais eu de poursuite ni de condamnation".

Le livre publié par Denoël n'a en effet jamais fait l'objet d'une plainte en France, où il a pourtant connu un certain succès et une bonne couverture médiatique lors de sa parution en novembre 2001. La condamnation de ses auteurs n'a été prononcée qu'en juin 2006, par un tribunal sis en Grande-Bretagne... où le livre n'a jamais été publié ! "Le délai de prescription en matière d'édition, en France, est trop court, nos clients n'ont pas eu le temps d'y saisir la justice", justifie Christine Lécuyer-Thieffry, avocate chez Thieffry & Associés, en charge des intérêts des Bin Mahfouz en France.

Une première plainte en diffamation fut en fait déposée en Belgique, en 2002, qui débouchera sur un non-lieu en 2003 : "Le juge belge s'est déclaré incompétent, à tort à mon sens", dit Me Lécuyer-Thieffry. Le livre sera attaqué également en Suisse (où réside Jean-Charles Brisard) par les Bin Mahfouz et aussi par Yeslam Ben Laden, un demi-frère du chef d'Al-Qaida. "Nous y avons systématiquement gagné, jusqu'en cassation", affirme Laurent Merlet, avocat de Denoël.

L'affaire aurait pu en rester là, mais, M. Brisard étant cité comme expert par les avocats des familles de victimes du 11-Septembre aux Etats-Unis, les Bin Mahfouz n'entendaient pas lâcher prise avant d'avoir obtenu sa condamnation.

En 2003, le livre est traduit en anglais pour publication aux Etats-Unis. Les avocats de la famille saoudienne se précipitent pour porter l'affaire devant la Haute Cour... de Londres. Pour obtenir la recevabilité de leur plainte outre-Manche, ils ont fait acheter le livre sur le site Internet Amazon. com par un huissier britannique.

Pourquoi Londres ? "Les frais d'avocats y sont faramineux, c'est dissuasif", souligne l'avocat français de M. Brisard, Daniel Vaconsin. Surtout, instruite par des décennies de procès autour de l'IRA, la jurisprudence britannique en matière de terrorisme est particulièrement intransigeante en ce qui concerne la production de preuves. Elle condamne systématiquement les affirmations qui ne sont pas dûment prouvées et étayées.

Or le travail de MM. Brisard et Dasquié est essentiellement documentaire, réalisé sur la base de greffes des tribunaux de commerce du monde entier. S'il met en lumière des liens capitalistiques ou de proximité entre les Bin Mahfouz et la vaste famille Ben Laden, il ne prouve en rien que l'argent en question a servi à des actes terroristes. "C'est déjà assez difficile de produire des bordereaux bancaires, on n'a évidemment pas de lettre d'accompagnement disant que cet argent doit être utilisé pour telle ou telle action !", s'agace Guillaume Dasquié, par ailleurs rédacteur en chef du site Internet Geopolitique.com.

Après avoir renoncé, faute de moyens pour assurer leur défense, à se faire représenter au procès anglais, MM. Brisard et Dasquié sont finalement condamnés, en 2006, à 15 000 livres (22 300 euros) de dommages et intérêts, et aux dépens. Lorsque le cabinet londonien Kellman Friedman, qui défend les intérêts des Bin Mahfouz outre-Manche, présente sa note, c'est le choc : "Ils me réclamaient 350 000 livres !", dit M. Dasquié. Soit plus de 530 000 euros, que l'auteur et son éditeur ne peuvent ni ne veulent payer. Joint au jugement figure une lettre du magistrat anglais, qui atteste le caractère équitable de la procédure et l'absence de fondement des accusations portées dans l'ouvrage.

Alors que l'exequatur (la transposition) du jugement anglais en droit français est entrepris par Thieffry & Associés auprès de TGI de Paris et en Suisse, les plaignants saoudiens proposent un marché à M. Dasquié, raconte celui-ci : s'il accepte de "témoigner en leur faveur lors du procès des attentats du 11-Septembre", ils renonceront à réclamer les 530 000 euros. Il refuse. Mais les parties finissent par s'entendre, troquant l'abandon de l'exequatur contre la reconnaissance publique des erreurs commises dans La Vérité interdite par les deux auteurs. Ces derniers signent donc la fameuse lettre d'excuses, et un document de 12 pages, où ils rétractent les accusations portées contre la famille Bin Mahfouz. Le tout sera immédiatement versé au dossier de l'instruction sur les attentats du 11-Septembre par les avocats du groupe saoudien, qui espère ainsi désamorcer une partie des accusations dont il fait l'objet.



Jacques Follorou et Pascal Galinier
 
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