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L’OMC élargit la directive Bolkestein
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16 décembre 2005 02:41
Petits arrangements sur le dos des salariés

L’OMC élargit la directive Bolkestein


Des « contrats nouvelles embauches » français au projet de mobilité sélective de travailleurs migrants en discussion à l’Organisation mondiale du commerce, en passant par la directive européenne Bolkestein, on assiste à une offensive contre les salariés. Jamais l’impératif du profit n’a été aussi cyniquement officialisé. Comme si, sur la surface du globe, il n’existait plus de citoyens, mais simplement des actionnaires.

Par Bernard Cassen


Le télescopage de calendriers obéissant pourtant chacun à une logique propre n’est pas anodin : il signale des tendances de fond, tout comme les occurrences de tel ou tel mot dans un discours suffisent à en révéler la tonalité générale. De ce point de vue, tant au niveau français qu’européen et international, la fin de l’année 2005 présente un concentré de rendez-vous et de mesures qui convergent vers un but unique : accélérer la précarisation du travail, entraîner les salaires dans une spirale constamment descendante, et généraliser l’insécurité sociale.

Tel est l’objectif à peine dissimulé de la mise en œuvre, en France, des « contrats nouvelles embauches » (CNE) du gouvernement de M. Dominique de Villepin ; du début de la procédure législative européenne visant à l’adoption de la directive Bolkestein ; et de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de Hongkong, dont l’un des points-clés de l’ordre du jour est l’approfondissement de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), en particulier pour ce qui touche aux « travailleurs migrants détachés ».

Les CNE sont des contrats de travail destinés aux entreprises de moins de 2salariés, qui, tout en s’affichant « à durée indéterminée », peuvent être rompus par l’employeur pendant les deux premières années, et cela sans aucune obligation de justifier sa décision. Ce nouveau démantèlement du code du travail permettra-t-il au moins de créer des emplois qui n’auraient pas vu le jour autrement ? Ou va-t-il simplement donner lieu à des « effets d’aubaine » ? C’est en tout cas l’hypothèse d’un cabinet spécialisé qui a envoyé à des dizaines de milliers de patrons de PME un courrier électronique dépourvu d’ambiguïté : « Embaucher sans risque ? C’est possible depuis le 4 août ! Profitez-en (1) ! »

Malgré leurs prises de bec de plus en plus fréquentes – mais essentiellement à usage intérieur français – avec la Commission de Bruxelles, M. Jacques Chirac et le gouvernement Villepin sont, en fait, de bons élèves de la classe européenne. Ainsi, les CNE s’inscrivent parfaitement dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Décidée par le Conseil européen de mars 2000 et réactivée en février 2005 par la Commission Barroso, elle a comme objectif central, et à vrai dire unique, la « compétitivité » des entreprises européennes, c’est-à-dire, en langage bruxellois, la priorité absolue aux intérêts des actionnaires (lire Une comptabilité sur mesure pour les actionnaires).

La stratégie de Lisbonne se focalise actuellement sur ce qu’il n’est pas exagéré d’appeler un grand dessein néolibéral : la proposition de directive Bolkestein. On sait que cette directive sur la libéralisation du marché des services a fait irruption en 2005 dans le débat français sur le traité constitutionnel européen, et qu’elle a certainement contribué au « non » populaire du 29 mai. Etait essentiellement mise en cause la fourniture de services dans un pays (par exemple le Danemark) aux conditions juridiques du pays d’origine du prestataire (par exemple l’Estonie), ce qui, compte tenu des énormes disparités entre les régimes fiscaux et sociaux des Etats membres de l’Union européenne (UE), équivalait à promouvoir délibérément le dumping dans ces domaines.

La « proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur (2) » avait été déposée officiellement par le commissaire au marché intérieur de la Commission Prodi, M. Frits Bolkestein, le 13 janvier 2004, et décrétée « priorité absolue » par le Conseil européen des 25-26 mars de la même année. C’est de Belgique, par la Fédération générale du travail de Belgique (FGTCool, dès le 5 février, et par le Parti socialiste francophone, le 20 février, qu’étaient parties les premières critiques de ce texte, relayées ensuite par de nombreux mouvements sociaux, dont Attac, ainsi que par des formations de gauche et d’extrême gauche en Europe.

La proposition Bolkestein mettra près d’un an à s’imposer comme un thème central de la campagne du référendum en France. S’ensuivra une surenchère de critiques contre la Commission Barroso, qui avait repris avec enthousiasme le dossier transmis par ses prédécesseurs. M. Chirac (qui le connaissait au moins depuis le Conseil européen de mars 2004) et les dirigeants socialistes partisans du « oui », paniqués par ses effets catastrophiques sur l’électorat populaire, ne seront pas les derniers à donner de la voix. Ils se targueront même d’avoir obtenu que la directive soit « remise à plat » et qu’en disparaisse le principe du pays d’origine (PPO).

Dès le référendum français passé, M. José Manuel Barroso n’allait pas tarder à rappeler tout ce petit monde à l’ordre : non, la directive ne serait pas retirée, et le PPO continuerait à en faire partie ! Les choses sérieuses commencent ce 22 novembre, date à laquelle les amendements au texte présenté par la Commission vont être discutés dans la commission du marché intérieur du Parlement européen, avant de venir en séance plénière à la mi-janvier 2006.

« Délocalisation sur place »
Au sein de la Commission, les responsables rappellent sans arrêt que le secteur des services contribue à 70 % du produit intérieur brut (PICool de l’Union, et représente 65 % de la population active. Comme si ces chiffres, certes impressionnants pour le profane, avaient la moindre signification en termes de créations de postes de travail entraînées par des mesures de libéralisation. Il faudrait préalablement démontrer, ce qui n’a jamais été fait, que les libéralisations, quelles qu’elles soient, créent des emplois ! Ce que l’on sait de manière sûre, c’est qu’elles en détruisent beaucoup, et qu’elles entraînent des privatisations, elles-mêmes sources de juteuses opérations boursières. Dans tous les cas, par l’exacerbation de la concurrence, elles provoquent une chute de la rémunération du travail et une précarisation accrue des emplois. De ce point de vue, les CNE contribuent à l’« attractivité » de la France dans une « perspective Bolkestein ».

Si la directive était adoptée en l’état, donc avec le PPO, et compte tenu du champ immense qu’elle couvrirait (160 secteurs d’activité selon la nomenclature de l’OMC), elle entérinerait l’abandon du principe d’harmonisation des législations sociales, seul fondement d’une construction européenne véritablement communautaire « par le haut », au profit de celui de la reconnaissance mutuelle des normes sociales au sein des Vingt-Cinq, ce qui revient à mettre ces normes en concurrence et donc, pour les employeurs, à privilégier les moins astreignantes ; elle provoquerait la disparition progressive des services publics, notamment ceux qui sont gérés par les collectivités locales (par exemple les transports municipaux) et empêcherait de mener des politiques publiques.

Pour prendre l’exemple d’un secteur précis, Raoul Marc Jennar a ainsi montré qu’elle provoquerait « la dérégulation et la privatisation des services de santé, et réduirait la relation entre le patient et ceux qui le soignent à une relation client-fournisseur. En effet, elle veut supprimer les instruments qui permettent de planifier l’offre, de fixer les prix, de réglementer l’accès aux professions de santé, l’ouverture ou l’installation de structures de santé (3) ».

On comprend que, dans leur frénésie de libéralisation et de « détricotage » de tous les instruments de solidarité, la Commission, le patronat européen et les élus libéraux et de droite au Parlement de Strasbourg (où ils sont majoritaires) n’entendent absolument pas revenir sur le PPO. Avec ce principe, la directive Bolkestein est emblématique du type d’Europe qu’ils veulent voir s’installer, et dont le défunt traité constitutionnel européen aurait fourni le cadre.

Mais, avant même que le sort de cette directive soit tranché, un autre front de « libéralisation » du marché du travail, d’inspiration identique, est en train de s’ouvrir, cette fois-ci à l’échelle mondiale : à l’OMC, il est connu sous le nom de « mode 4 ». Il s’agit en effet, dans le cadre de l’AGCS, du quatrième des modes possibles de prestation de services (4) : la mobilité du personnel. Contrairement à la directive Bolkestein, qui concerne la mobilité, sans limitation de durée, de salariés d’une entreprise ou de simples ressortissants d’un pays de l’Union dans un quelconque autre pays de l’UE, le mode 4 vise le détachement de migrants temporaires dans le cadre d’une prestation transfrontalière de services. Ne sont donc concernées que des personnes d’une bonne qualification : cadres, visiteurs d’affaires, travailleurs indépendants. Une firme indienne de services informatiques peut ainsi détacher un ingénieur en Italie, dans le cadre d’un contrat de travail indien préalable, et pour une prestation limitée dans le temps.

On voit bien, dans cet exemple, qu’il s’agit d’une « délocalisation sur place » : au lieu que l’entreprise italienne fasse écrire un logiciel en Inde (ou rémunère au noir en Italie un sans-papiers qualifié), elle obtient le même résultat en « important » provisoirement en Italie, et en toute légalité, un Indien payé au salaire indien. L’intéressé n’acquiert aucun droit au séjour, il peut être rapatrié à tout moment, et il se trouve en concurrence directe avec un ingénieur italien payé trois ou quatre fois plus, et auquel son entreprise ne se privera pas de rappeler plus ou moins discrètement cette différence... Une forme particulièrement sophistiquée de dumping social (5).

L’accès au mode 4 est revendiqué par des gouvernements de pays du Sud (Inde, Chili, Pakistan, Thaïlande) soucieux d’« exporter » une main-d’œuvre qualifiée surabondante. Mais il peut faire l’objet d’un donnant-donnant avec des gouvernements du Nord soucieux, eux, d’obtenir pour leurs grandes entreprises de services (banques, assurances) l’accès aux marchés encore réglementés de ces mêmes pays du Sud. Dans ce chassé-croisé que favorise le cadre de l’AGCS, prestataires de services du Nord comme du Sud trouveraient ainsi un terrain d’entente... sur le dos de leurs salariés respectifs.

Les négociations qui vont se dérouler à Hongkong, du 13 au 18 décembre, dans le cadre de la conférence ministérielle de l’OMC vont sans doute être dominées par la question de l’agriculture, mais l’AGCS va aussi y occuper une place importante. Lors du récent sommet ibéro-américain tenu les 13 et 14 octobre à Salamanque, M. Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, a déclaré que 2006 doit être l’année du commerce. Cela n’a rien de rassurant, car le libre-échange, tant en Europe que dans le reste du monde, c’est également la liberté, pour les travailleurs, d’être soumis à la pression, voire au chantage, des Etats et des employeurs, sous le regard attentif et intéressé des actionnaires.

(1) Cité par Vanessa Ikonomoff, « Lisbonne sur ordonnance », La Lettre de Bastille République Nations, 7 octobre 2005. L’ensemble de l’article est à lire.

(2) Un remarquable document sur cette directive, sur son cheminement au sein de la Commission, du Conseil et du Parlement, et sur les résistances qu’elle a rencontrées a été élaboré par Raoul Marc Jennar. Pour se le procurer en France, envoyer un chèque de 7 euros libellé à l’ordre de URFIG, 7, place du Château, 66500 Mosset. En Belgique, s’adresser au CRISP, 1a, place Quételet, 1210 Bruxelles. Consulter également le dossier Bolkestein sur le site de Michel Husson.

(3) Raoul Marc Jennar (voir note ci-dessus).

(4) Les trois autres modes sont, dans l’ordre : un service fourni en provenance d’un pays d’origine en direction d’un pays de destination (une consultation juridique par téléphone) ; un service fourni sur le territoire d’un membre à un consommateur d’un autre territoire (un Vénézuélien va faire des études de médecine à Cuba) ; un service assuré par la présence commerciale d’un membre chez un autre membre (la filiale d’une agence de publicité américaine en Allemagne).

(5) Lire Antoine Math et Alexis Spire, « Des travailleurs jetables. Les enjeux des négociations autour du mode 4 de l’AGCS », Plein droit. La revue du Gisti, no 61, juin 2004, et Le Grain de sable, no 475, 30 juin 2004.


[www.monde-diplomatique.fr]



 
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