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L'Afrique et Chirac : secrets de famille
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21 juin 2006 16:40
FRANCE - 18 juin 2006 - par FRANÇOIS SOUDAN

Le président Jacques Chirac ne quitte l’Élysée que dans onze mois. Mais ses pairs du continent s’inquiètent déjà de savoir qui va lui succéder.

Les Africains, pour qui les deuils sont des moments essentiels de la vie, auront-ils l’occasion d’organiser une cérémonie des adieux autour de Jacques Chirac ? Puisqu’il revient à la France d’accueillir en 2007 le prochain sommet entre l’ancienne métropole et ses ex-colonies, cette survivance de plus en plus obsolète d’un passé révolu, on réfléchit à l’Élysée sur l’opportunité ou non de répondre au souhait formulé en ce sens par le club des chefs d’État amis de Chirac à l’issue de la précédente réunion de Bamako, en décembre 2005.
Nul, parmi les conseillers du chef de l’État français impliqués dans ce dossier (Maurice Gourdault Montaigne, Michel de Bonnecorse et quelques autres), n’a encore osé en parler avec l’intéressé. « Nous évoquerons cela en septembre, sans lui cacher ce que ce genre de grand-messe peut avoir de crépusculaire, confie l’un d’eux, cela rappelle un peu l’oraison funèbre de Hassan II à Mitterrand lors du sommet de Biarritz en 1994. Connaissant le président, je pense qu’il préférera laisser à son successeur le soin d’organiser - ou non - cette conférence. Mais je peux me tromper. »

Déjà, à Bamako, le chef de l’État français n’avait pas apprécié que son homologue sénégalais Abdoulaye Wade tente d’insérer dans le communiqué final une sorte de motion de remerciement en forme d’épitaphe pour services rendus à l’Afrique. « Il veut m’enterrer alors que je suis moins âgé que lui et que son élection présidentielle aura lieu avant la nôtre », avait grincé Chirac. Et il avait fallu que Denis Sassou Nguesso le Congolais se dévoue pour faire entendre raison à Wade, qui n’en démordait pas…

À moins d’un an de son départ de l’Élysée, alors que Jacques Chirac fait de son mieux, en matière de politique africaine aussi, pour dissiper une lourde atmosphère de fin de règne, c’est de Nicolas Sarkozy qu’est venu le coup de poignard de Brutus. « L’appel de Cotonou » du ministre candidat, lancé le 19 mai à l’issue de sa tournée africaine (voir J.A. n° 2368), a été jugé comme une « perfidie » à l’Élysée pour deux raisons. Question de forme : si les étapes du voyage de Nicolas Sarkozy avaient été préparées et négociées entre David Martinon, conseiller diplomatique du ministre de l’Intérieur et Michel de Bonnercorse, le « monsieur Afrique » de l’Élysée, ni l’incursion impromptue à Marrakech sur le chemin du retour, ni le contenu du discours de Cotonou n’ont été évoqués. Question de fond surtout : critique au vitriol des relations « françafricaines » de papa, le programme Sarkozy, tel qu’il a été énoncé au Bénin, prend le contre-pied d’une politique déjà largement obsolète dans les faits. Le problème, c’est qu’à la lecture de ce texte, on a la furieuse impression que ce mode de relation « foccartien » brocardé par le ministre d’État est en vigueur aujourd’hui. Bref, que cette politique est celle de Chirac. Habile, mais un peu « perfide » effectivement. En fait, le seul point sur lequel Sarkozy se différencie de son ex-mentor, c’est dans le domaine de la connivence et de la convivialité. Pour Sarkozy, il n’y a que des rapports entre États. Pour Chirac, il n’y a pas d’État sans chef d’État - particulièrement en Afrique - et la personnalisation des relations, le tutoiement et l’usage réciproque des prénoms permettent de faire passer la pilule d’une politique de moins en moins spécifique et de plus en plus européanisée. Dans les palais africains (pas tous, mais la plupart), on ne s’y trompe d’ailleurs pas. On regrette déjà Chirac, on s’inquiète chaque jour un peu plus de l’hypothèse Ségolène Royal et on se méfie de Sarkozy. Même si on ne le met pas dans le même sac qu’un Édouard Balladur ou un Lionel Jospin, deux Premiers ministres qui semblaient considérer l’Afrique comme un continent où on se salit les mains (au sens figuré bien sûr, mais aussi au sens propre en ce qui concerne le premier). Il va de soi que, question affectif, Nicolas Sarkozy n’a rien d’enthousiasmant. On lui préférerait nettement Dominique de Villepin, par exemple. « Êtes-vous sûr que votre Premier ministre n’a plus aucune chance ? » demandait, il y a peu, avec insistance, un chef d’État d’Afrique centrale à un émissaire venu de Paris. Las…

En attendant l’inventaire et l’inévitable changement, les affaires continuent. Au 2, rue de l’Élysée, le carnet de rendez-vous de la « cellule africaine » ne désemplit pas. Michel de Bonnecorse, 65 ans, qui la dirige avec doigté depuis 2002, se veut philosophe : « L’une des premières décisions du futur président, quel qu’il soit, sera vraisemblablement de supprimer la cellule, pronostique cet ancien ambassadeur au Maroc, mais il faudra bien, ensuite, faire face aux multiples demandes d’audience des ministres de passage que leurs homologues français n’auront pas le temps de recevoir, aux visites de courtoisie des ambassadeurs, aux coups de fil pressants des chefs d’État, sans compter les sollicitations personnelles. Alors, on nommera un vieux diplomate pour gérer tout cela - et ce dernier recréera autour de lui un clone de la cellule tant décriée. » Michel de Bonnecorse sait de quoi il parle : hostile par principe aux fameux réseaux franco-africains, dont il ne reste plus grand-chose, il a bien dû se plier aux règles occultes du « village ». Être toujours disponible, rendre service, connaître ses interlocuteurs sur le bout des doigts, « aimer » l’Afrique sans sombrer dans la familiarité - un bréviaire qu’il convient de maîtriser pour peu que l’on prétende vouloir jouer un rôle dans le règlement des crises du continent.

Ces crises, qui marqueront les dix derniers mois « africains » de l’ère Chirac, ont pour nom Tchad et Côte d’Ivoire. Et aucune des deux n’aura sans doute trouvé de solution définitive, lorsqu’en mai 2007 l’Élysée changera de titulaire. L’une des dernières décisions importantes de Jacques Chirac en la matière aura sans doute été de sauver le soldat Idriss Déby Itno. Au nom de la géopolitique et de la défense des intérêts français dans la région beaucoup plus que pour des raisons affectives certes (le président tchadien n’a jamais été la tasse de thé du Français), mais sauver est bien le verbe qui convient. On sait, bien sûr, que l’armée française a aidé son homologue tchadienne, mais on sait beaucoup moins jusqu’à quel point les Américains étaient décidés à évincer Idriss Déby Itno. Selon de très bonnes sources, quelque temps avant l’attaque de N’Djamena, le 13 avril dernier, et alors que les colonnes du Front uni pour le changement (FUC) progressaient vers la capitale, le numéro deux du département d’État, le secrétaire d’État adjoint Robert Zoellick, avait appelé au téléphone un collaborateur direct de Jacques Chirac pour lui proposer d’examiner avec lui les voies et moyens d’« en finir avec Déby ». Reçu à Paris, le même Zoellick réitère sa requête. Motif : selon la Banque mondiale et les pétroliers américains, ce chef d’État est l’exemple même de la mauvaise gouvernance. Question de son interlocuteur : « Qui voyez-vous à sa place ? » Réponse, confondante, de l’Américain : « Mais c’est justement de cela qui nous voudrions discuter avec vous, nous avons besoin de votre expertise ! » Interloqué, le haut fonctionnaire français lui explique alors que le tombeur d’Idriss Déby Itno ne pourra être qu’un affidé du régime de Khartoum - lequel ne figure pas, c’est le moins que l’on puisse dire, sur la liste des amis des États-Unis. « Zoellick en est resté sans voix, apparemment, il n’avait pas pensé à cela, confie son hôte, à moins que Washington n’ait songé, sans oser le dire, à installer au pouvoir l’un des frères Erdimi, qui mangent dans la main des pétroliers, mais ne représentent rien au Tchad. Toujours est-il que le projet a été abandonné. » Déby Itno, faute de mieux, dit-on à Paris, où l’on ne se fait guère d’illusion sur la validité de sa récente réélection ainsi que sur sa capacité à dialoguer avec son opposition. Déby Itno, plutôt que le « scénario catastrophe » (vu de France) que représenterait l’installation à N’Djamena d’un pouvoir sous influence libyo-soudano-chinoise aux fortes potentialités déstabilisatrices pour toute la région. De passage à Paris à la mi-juin, le ministre soudanais des Affaires étrangères Lam Akol s’est vu tenir un discours à peine plus nuancé. Ce sudiste, qui fut proche de John Garang, a certes juré ses grands dieux que le Soudan n’était pour rien dans la rébellion tchadienne en plein réarmement après sa défaite de N’Djamena. « Lam Akol était constamment flanqué de collaborateurs qui ressemblaient beaucoup à des commissaires politiques, nuance l’un de ceux qui l’ont rencontré ; à ses yeux on voyait qu’il ne croyait guère à ce qu’il disait - mais avait-il le choix ? »

Autre crise ouverte à laquelle Jacques Chirac n’aura pas trouvé de solution durable : la Côte d’Ivoire. Laurent Gbagbo et lui ne se sont pas adressé la parole depuis le bombardement du camp français de Bouaké, le 6 novembre 2004. Vingt mois de silence radio, c’est beaucoup. Une rupture totale de communication directe à laquelle l’ancien ministre français des Affaires étrangères Roland Dumas a pourtant failli mettre un terme, en août 2005. Reconverti en lobbyiste du président ivoirien, Dumas avait en effet convaincu Chirac de le prendre enfin au téléphone. Rendez-vous avait même été pris pour début septembre. « Mais Thabo Mbeki nous a informé qu’à la fin du mois d’août, alors que Dumas se démenait pour rétablir le contact, Gbagbo lui avait téléphoné, à Pretoria, pour l’avertir que les Français concoctaient son renversement à Abidjan et projetaient même de le faire assassiner. Lorsqu’il a appris cela, Chirac a annulé le rendez-vous téléphonique. Vous savez, il ne supporte pas le double langage », confie l’un des conseillers de l’Élysée. Tout au moins est-ce là la version du président français, lequel, pour ce qui est du double langage, n’est effectivement pas un naïf. Quant à l’infatigable Roland Dumas, désespérant de réconcilier les inconciliables, il s’attache depuis à une tâche tout aussi délicate : « vendre » Laurent Gbagbo auprès de ses ex-camarades socialistes…

À l’Élysée et au Quai d’Orsay, même si l’on vous soutient mordicus le contraire, plus personne, ou presque, ne croit que l’échéance du mardi 31 octobre prochain pour l’élection présidentielle ivoirienne sera tenue. On parle désormais de plus en plus d’une « prolongation technique » jusqu’au 31 décembre 2006, afin de respecter au moins l’année prévue, pendant laquelle Laurent Gbagbo demeurerait chef de l’exécutif. Ensuite, c’est l’inconnu. « En réalité, les chefs d’État des pays membres de la Cedeao devront prendre leurs responsabilités et le Conseil de sécurité de l’ONU suivra », explique à Paris un très proche du dossier. « Soit Laurent Gbagbo parviendra à les convaincre que le non-respect du calendrier relève de la responsabilité de ses adversaires et du Premier ministre Charles Konan Banny - ce dont je doute, d’autant plus qu’il est minoritaire au sein de la Cedeao. Soit un Conseil présidentiel, dont seront exclus tous les candidats à la magistrature suprême, prendra le relais. Ce qui est à nos yeux la meilleure solution - mais ce qui suppose au préalable une suspension de la Constitution. » À moins qu’un miracle ne survienne d’ici là, on voit donc mal Jacques Chirac léguer à son successeur un dossier franco-ivoirien apaisé, où le contingent Licorne ne serait plus qu’un souvenir…


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