Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
kalila wa dimna
r
26 novembre 2005 18:43
L’amitié dans Kalila Wa Dimna
ouvrage traduit et adapté par Ibn Almouquaffaa

Par Khalid ERRAFII (CPGE – Rabat)


Introduction

Ibn Almouquaffaa, traducteur et adaptateur de Kalila Wa Dimna, avait l’habitude, selon plusieurs témoignages, de saluer le wali de Bassora, Soufian Ibn Mouaaoya, en lui disant : « Que la paix soit sur vous deux ! ».Il se moquait ainsi de ce dignitaire doté d’un nez trop gros. Une moquerie qui coûta la vie à son auteur, puisque les témoins les plus crédibles accusent ce wali de l’avoir assassiné. En effet, Ibn Almouquaffaa a disparu mystérieusement à L’âge de trente-six ans. Il serait entré un jour chez le wali pour n’en plus ressortir. Et comme certains personnage de Kalila Wa Dimna, ce fin lettré meurt victime d’une violente inimitié. Nous voilà donc au cœur même des questions traitées par ce livre. Des questions qui se posent à nous avec acuité : en quoi consiste vraiment l’amitié ? Quelle est sa raison d’être ? Et comment l’amitié, tout comme la haine, peut-elle aboutir, dans certaines circonstances, à la mort par la main même de l’ami ? Et finalement, quel message doit-on attendre de l’amitié ? Nous essayerons d’esquisser une réponse à ces diverses interrogations en explorant d’abord la significative présence de l’amitié dans l’œuvre, puis en voyant comment cette amitié peut se transformer parfois en une liaison fatale, pour voir comment se décide la victoire finale dans cette lutte éternelle entre l’amitié et la haine.
A- Présence de l’amitié
On peut considérer Kalila Wa Dimna comme un ouvrage écrit principalement sur l’amitié, car celle-ci y tient une place extrêmement importante. Déjà le titre révèle cette importance, puisque nous y retrouvons les noms de deux amis : Kalila et Dimna. Ecrit donc sous le signe de l’amitié, le livre ne réserve pas moins de sept chapitres (sur dix-neuf) au traitement presque exclusif de ce thème qu’on retrouve également dans les autres, mais de façon moins systématique.
D’autre part, l’amitié est vite au centre du débat, et cela dès le début du livre proprement dit, puisque les quatre premiers constituent une sorte d’introduction. Au début donc du récit, nous lisons : « Dabchalim (le roi) dit à Baïdaba le philosophe : donne-moi l exemple de deux amis intimes brouillés par l action du menteur rusé qui les pousse à se haïr. » Le philosophe accédera à cette demande dans ce chapitre, mais il abordera ce thème des amis brouillés dans les autres aussi, quoique de manière moins développée. Il emploie des récits (ou fables) pour illustrer ses dires, sans oublier de faire prononcer à ses personnages des sentences et des maximes qui donnent une sorte de morale à adopter.
Mais la principale question demeure : qu’est-ce que l’ami, et à quoi sert-il ? L’ami est d’abord celui qui fournit l’aide et le secours aux moments difficiles. Le philosophe dit «le sage estime les amis au-dessus de toute autre chose, car ce sont eux qui l aident à faire tout le bien possible, et qui le consolent au moment des difficultés ». L’amitié devient même le symbole de l’entraide, puisque toute une fable, dont les protagonistes sont le corbeau, le rat, le cerf et la tortue, traite uniquement de ce sujet. Les quatre personnages sont successivement menacés d’un danger (un chasseur), et ils s’entendent pour sauver à tour de rôle celui qui est pris au piège.
L’amitié n’est donc pas un luxe. C’est un besoin vital. Tel est le cas par exemple du pigeon qui, pris dans des lacs avec ses compagnons, les incite à agir en commun de manière à voler en soulevant les lacs, et d’aller trouver un rat (encore un ami gardé pour les moments difficiles !) qui les délivra effectivement.
Parvenus à ce stade, nous pouvons affirmer que l’amitié dans Kalila Wa Dimna permet de reconsidérer l’univers. Elle contribue à la création d’un monde presque édénique, puisque des inimitiés instinctives sont neutralisées pour donner des couples d’amis. Tel est le cas pour le lion et le taureau ou le rat et le corbeau. Mais ce monde reste précaire, menacé par mille dangers. Le danger de l’inimitié, puisque le lion et le taureau seront poussés à une lutte fatale par le rusé Dimna, et celui des forces de l’instinct : dans une fable, le chat venu solliciter l’amitié du rat est repoussé malgré toutes ses protestations de sincérité, et la raison évoquée par le rat est justement l’instinctive haine entre les deux races.
Même en relatant une histoire dont les protagonistes sont des hommes, l’auteur fait que l’amitié instaure des valeurs qui dépassent les idées communément admises. Ainsi, dans les chapitres préliminaires, le livre raconte la manière dont les Perses se sont procuré ce livre jalousement gardé dans la bibliothèque du roi de l’Inde. Barzaoué, l’envoyé du roi perse, une sorte d’espion, se lie d’amitié avec le gardien même de la bibliothèque royale. Ce dernier, devinant le but qui a poussé son ami à venir en Inde, lui facilite la tâche en lui procurant le livre pour en prendre copie, dans un acte fort assimilable à une haute trahison. Pour se justifier, il dit à Barzaoué : « Ton amitié, même si elle m enlève mon trésor, ma fierté et mon savoir, te rend digne de recevoir ce que tu demandes »
Il reste que l’amitié concerne tous les aspects de la vie. L’un des plus importants est bien sûr la politique, et dans les deux fables où cette relation est mise en lumière (le lion et le taureau/ le lion et le chacal ermite), l’auteur insiste sur les dangers que cette amitié peut engendrer. En effet, la jalousie e l’entourage des deux princes conduit à une accusation mensongère à l’encontre de l’ami, ce qui provoque la mort de Chitriba dans le premier cas, alors que le chacal ermite a un sort plus heureux dans le deuxième.

B- L’amitié fatale ou la mort au bout du chemin
1- L’amitié combattue par la haine : on constate que la haine –celle de Dimna à l’égard du taureau par exemple- agit comme un principe corrupteur sur l’amitié. Elle la transforme en une inimitié violente et en une lutte à mort entre les amis. En effet, l’entente parfaite qui existait entre le roi et son favori le taureau, est transformée en soupçons qui aboutissent rapidement au combat final. La mort du taureau représente donc la victoire de la haine sur le principe de l’amitié.
2- Voilà donc que l’ami lui-même donne la mort à son ami. Au lieu de tout faire pour le préserver, c’est sa mort qu’il cherche. Il arrive à la réaliser, comme c’est le cas pour le lion et le taureau, mais il peut échouer : tel est le cas dans la fable du singe et de la tortue. Cette dernière, leurrée par un mensonge, croit trouver dans le cœur de son ami le singe le remède à une maladie mortelle. Elle l’attire vers le milieu de l’eau, mais ses hésitations sèment le doute dans le cœur du singe qui l’interroge, apprend la vérité et parvient à se tirer d’affaire en usant lui aussi de ruse.
Notons cependant que l’ami, dans les deux cas, ne cherche à donner la mort à son compagnon que sous l’influence d’un mensonge inspiré par la haine. Celle-ci ne prend pas l’aspect d’une lutte ouverte. Kalila la définit en disant : « Celui qui brouille les amis est comme la vipère, dressée par l"homme qui la nourrit et la traite bien, pour n’en recevoir que des morsures. »
Dans cette réflexion sur les relations que l’amitié peut entretenir avec la mort, signalons aussi que l’on peut mourir d’amitié, sans que l’ami ait voulu cette fin. Tel est le cas de Kalila par exemple. Le narrateur nous informe que : « Kalila ayant été pris d un profond chagrin et d une grande inquiétude, craignant pour lui-même et pour son ami, il tomba malade et mourut ». Voilà donc que le chagrin de l’amitié provoque la mort de l’ami, ce qui suggère la force de ce lien et son importance.
Ainsi, l’amitié n’est pas toujours bénéfique. La relation d’entente et d’entraide qu’elle permet de créer peut facilement basculer vers une réalité tragique. Et c’est l’une des victimes de cette métamorphose, le taureau Chitriba, qui est chargé de donner la morale, quand il affirme : « L"amitié du prince est dangereuse, même si elle est accompagnée de sécurité et de confiance. »



C- La revanche de l’amitié
1- Les mystérieuses voies de l’amitié : pour remédier aux torts qui lui sont infligés, l’amitié, tel un principe vivant et actif de l’univers, emprunte des voies remarquables. Dans le cas de Dimna, c’est l’ami vertueux Kalila qui est employé, en tant qu’agent involontaire, pour fournir l’occasion de punir le fourbe Dimna, responsable de la brouille mortelle entre Chitriba et le lion. En effet, il est entendu par des témoins cachés alors qu’il adressait des reproches à son ami, ce qui va fournir les preuves nécessaires à la condamnation de Dimna et à son exécution.
L’exemple du singe et de la tortue est également à retenir. Le premier, en voyant l’ami se transformer en traître et en ennemi, se trouve inspiré, évoque le principe même de l’amitié, en usant du mensonge, pour tromper l’autre et avoir la vie sauve.
2- L’amitié est toujours là, même au voisinage de la mort : il est à noter que la défaite de l’amitié n’est jamais totale, même lorsqu’on projette la mort de l’ami ou après l’avoir tué effectivement. Le lion est ainsi pris de remords après la mort de son confident : « Il (le lion) dit : la mort de Chitriba me chagrine, quand je me rappelle son amitié et l"assiduité de ses services" , alors que la tortue montre par son indécision, la lutte intérieure qui se livre en elle entre les droits de l’amitié et les devoirs dus à la famille, puisque sauver un membre de sa famille exige la mort du singe.
2- L’ami meurt, mais l’amitié est sauvée : à travers les diverses fables de Kalila Wa Dimna, on voit bien que la victoire finale de l’amitié montre celle-ci comme une valeur essentielle qui traverse les temps, les espaces, occupe la vie de divers personnages, et tel un phénix, renaît perpétuellement de ses cendres. Même lorsque la haine triomphe, ce n’est que partie remise, et la fin apporte la certitude que seule l’amitié demeure.
L’amitié dépasse de cette façon son simple statut relationnel pour se transformer en une recherche de la vertu, en une spiritualité qui se confond avec une philosophie de l’existence. Cette amitié est la seule qui puisse procurer à l’être un bonheur parfait. L’ami hindou dit à cet égard à Barzaoué : « Ta fréquentation me procure un bonheur qui n’a pas d"égal ». Cette assertion est renforcée par la maxime que le personnage du rat prononce : « Aucune joie du monde ne peut égaler la fréquentation des amis, et aucun chagrin ne peut se mesurer à leur absence ».

Conclusion
Kalila wa Dimna est un livre écrit sur l’amitié, et il est parvenu jusqu’à nous grâce à l’amitié qui œuvre, telle une force éternelle, pour diffuser le message suivant : les amis risquent d’être brouillés par les fourbes et les hypocrites. Mais l’esprit de l’amitié, par l’écrit (le récit/la fable) assure sa pérennité dans le monde. L’amitié peut parfois conduire à la mort, mais cette mort ne doit pas affliger le sage qui y verra la main de la providence. Cette mort ne condamne pas l’amitié, puisque c’est celle-ci qui aura toujours le dernier mot.
D’autre part, l’évocation de certains noms, tels que Roméo et Juliette, Tristan et Tseut, Jamil et Boutaïna, illustre ce topos littéraire universel, consistant à mourir d’amour. Il semble bien que Kalila Wa Dimna soit un livre destiné à démontrer que l’on peut mourir également d’amitié.

ERRAFII Khalid .
Professeur à l’ENSET, Rabat.


 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook