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Interview. Gilles Kepel, "Al Qaïda ne mobilise pas les masses"
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17 décembre 2004 23:04
[www.telquel-online.com]

Interview. Gilles Kepel, "Al Qaïda ne mobilise pas les masses"

(AFP)
En 2001, dans Jihad, il annonçait le déclin de l'islam politique.
3 ans plus tard, dans Fitna, il explique la résurgence de l'islam radical. Le plus plus brillant des islamologues français se contredirait-il ?


Fitna parle, entre autres, de la montée de l’islamisme radical. Votre thèse de recul de l’islamisme a-t-elle été rendue obsolète par l’après 11 septembre ?
Non, pas du tout. La thèse que je développais dans Jihad n’évoquait pas le recul de l’islam politique, mais établissait une
différence entre deux groupes. Les premiers, dits modérés, comme l’APK turc et le PJD marocain, admettent d’être cooptés par le pouvoir. Les seconds, représentés par les salafistes jihadistes, croient que seule la violence leur permettra d’avoir de l’influence. Si on lit le texte de Zawahiri, Cavaliers sous la bannière du prophète, diffusé en décembre 2001, on réalise que lui-même parle de déclin de l’islamisme durant les années 70. Il pense que le jihad a failli partout (en Algérie, en Bosnie, en égypte) et que les masses de la "Oumma" ne se sont pas mobilisées derrière "l’avant-garde" autoproclamée de cette même "Oumma". Il préconise, alors, de changer de stratégie et d’utiliser ce qu’il appelle "les opérations martyre" pour essayer de remobiliser les masses. Mais jusque là, la stratégie a échoué. Quand on fait le bilan, trois ans après le 11 septembre, on se rend compte qu’il y a des actes terroristes, mais que les salafistes ne parviennent nulle part à s’emparer du pouvoir.

Ne pensez-vous pas plutôt que "l’islam globalisé" était à l’œuvre bien avant le 11 septembre et que vous ne l’avez pas vu venir ?
Je continue à croire que l’islamisme, comme force de mobilisation conjointe des jeunes urbains pauvres, des classes moyennes pieuses, sous la houlette des idéologues barbus, est en déclin parce que, en dépit de leurs espoirs, ils ne sont pas parvenus à prendre le pouvoir – contrairement à ce que nous avons vu en Iran et avons failli voir en Algérie. Pour les radicaux, cette incapacité s’est traduite en terrorisme spectaculaire. Pour les modérés ou les bourgeois, en cooptation éventuelle par le pouvoir, par la participation à un système qu’ils honnissaient auparavant.

La force de mobilisation d’Al Adl wal Ihsane au Maroc ne prouve-t-elle pas que des structures ayant une idéologie orthodoxe sont aujourd’hui capables de canaliser la colère des salafistes pour servir leur Qawma (révolution) ?
Al Adl est très particulier. Il est très "confrérique". Il veut se situer en dehors de la logique d’intégration politique. Pour garder son attraction militante, il doit refuser les cooptations. Mais à un moment donné, ses adeptes vont demander de rentrer sur la scène politique. Tant que Yassine est vivant, il peut garder cette ambiguïté. Une fois parti, il devra se positionner plus clairement par rapport aux jihadistes et au PJD qui s’inscrit déjà dans une perspective participationniste. La question n’est pas de savoir si un groupe islamiste existe ou se développe – il y en aura d’autres – mais s’il est capable de s’emparer du pouvoir : ce sera le critère. Ce qui est sûr, c’est qu’Al Adl est impatient. Mais cela ne prouve rien pour le moment.

Vous avancez que le 16 mai est une opération désespérée de jeunes déconnectés du réseau Al Qaëda. Voulez-vous dire que le mobile de l’attaque a été plus social qu’idéologique ?
Le 16 mai a été fait par des jeunes dont aucun n’avait mis les pieds dans les camps afghans. La formule a été différente de celle adoptée à Madrid, où de jeunes immigrés ont été conseillés par un expert égyptien arrêté plus tard par la police italienne. à Casablanca, on a observé un phénomène certes social, mais surtout en lien avec Internet. Ils ont voulu imiter Al Qaïda. Résultat, ils l’ont fait maladroitement et au lieu de tuer des juifs ou des Occidentaux, comme ils l’imaginaient en attaquant le centre israélite et le restaurant Casa de Espana, ils ont tué des enfants de cette Oumma dont ils voulaient être les porte-drapeaux. Ils ont échoué à traduire la violence terroriste en victoire politique. Mais ils ont mis le terrorisme au cœur de la société – et cela c’est un problème majeur en soi.

Vous semblez minimiser l’effet catalyseur de la base informatique et activiste d'Al Qaïda. Pensez-vous que les cellules fonctionnent aujourd’hui de manière complètement cloisonnée et indépendante ?
C’est difficile de le savoir. D’un côté, des structures organisationnelles ont été détruites – comme l’a montré l’arrestation du principal ingénieur du 11 septembre, le Pakistanais Khalid Cheikh Mohammed, et il n’y a pas eu, parmi les dizaines d’attentats inspirés par le modèle Al Qaïda depuis le 11 septembre, d’acte de l’ampleur de celui-ci. Madrid est passé tout près – si les quatre trains piégés étaient arrivés à l’heure et simultanément à la gare d’Atocha, cela aurait été encore plus meurtrier qu’à New York. C’est donc le hasard qui a déterminé les choses. Or, aux états-Unis, les terroristes avaient été préparés des mois à l’avance et avaient intériorisé le suicide. La capacité d’émulation de l’organisation est restée intacte auprès de groupes de sympathisants, mais ils sont davantage reliés par Internet que par des liens réels. Maintenant, Al Qaïda n’a pas été capable de transformer cet atout en facteur de mobilisation politique de masse. Certes, ils ont des sympathisants dans la rue arabe, mais leur nombre est inférieur à ceux à qui ils inspirent de l’horreur.

Quand un intellectuel laïc arabe, comme Sadeq J. Al Azm avoue avoir éprouvé un sentiment de revanche à l’égard des états-Unis, le jour du 11 septembre, cela ne prouve-t-il pas qu’Al Qaïda peut encore avoir un grand capital sympathie ?
Ben Laden est très soucieux de l’image qu’il donne de lui-même. Ses derniers discours, surtout celui diffusé à la veille des présidentielles américaines, ressemble à celui d’un chef d’état arabe. Celui du 7 octobre qu’il a filmé devant la grotte lui a valu beaucoup de sympathie auprès des femmes. Il y apparaît comme un tribun. Mais cette popularité est le signe de l’impasse politique dans lequel sont plongés les Arabes.

Mais aussi le résultat de l’injustice attisée par les états-Unis et Israël. Face à des "états terroristes", cet islamisme radical n’a-t-il pas de beaux jours devant lui ?
L’islamisme radical est d’abord et avant tout nourri par la situation intérieure des pays arabo-musulmans. Zawahiri, là encore, l’explique très clairement. Frapper "l’ennemi lointain" est une manière, spectaculaire mais détournée, d’atteindre "l’ennemi proche".

Il suffirait donc d’avoir les pays frappés de fitna à l’œil pour que les états européens puissent venir à bout de leurs cellules dormantes…
C’est difficile de venir à bout des cellules dormantes. D’abord, elles ne sont pas visibles. Et puis il est difficile de prévenir à quel moment elles passent du sommeil au réveil. Mais les différences d’approche au sein de l’Europe ont des explications. Dans les pays intégrationnistes, comme la France, où il y a un fort taux d’encadrement, il n’y a pas eu de dégâts majeurs sur le plan terroriste depuis le 11 septembre. Par contre, dans les pays multiculturalistes, comme la Hollande, ou défaillants sur le plan sécuritaire, comme l’Espagne, la situation est différente. La différence, aujourd’hui, est que les citoyens européens d’origine musulmane se trouvent face à deux modèles. D’un côté, la dérive violente illustrée par la Hollande ou Madrid. De l’autre, heureusement, le modèle de musulmans français ayant manifesté en soutien aux otages en Irak.

Mais des "prêcheurs intellectuels" au cœur de la France même présentent l’identité musulmane comme un ciment communautaire, préalable au respect des valeurs séculières qui y prévalent. Craignez-vous que l’islamisation l’emporte sur la laïcisation ?
C’est une véritable bataille autour de la définition de l’islam en Europe. En France, on le voit à travers les deux approches, de Sarkozy et de de Villepin. Le premier est pour la création d’une communauté musulmane a priori. Quant au second, il opte pour la laïcisation de la politique religieuse. L’Europe vit, donc, un vrai dilemme. Pour le moment, les deux modèles, d’intégration et du multiculturel, sont en compétition.

L’ouverture sur la Turquie ne permettrait-elle pas de renforcer le seul modèle laïc issu du monde musulman, par contraste au modèle iranien, qui s’enlise aujourd’hui ?
Tout dépend de l’évolution de la Turquie – qui va l’emporter au sein de l’AKP, de ceux qui veulent mettre la doctrine islamiste aux normes démocratiques ou de ceux qui veulent instrumentaliser l’adhésion à l’Europe pour y propager une doctrine inchangée.

L'AKP se positionne comme un parti "islamo-démocrate", à l’instar des chrétiens démocrates. Pourquoi tant de scepticisme par rapport à leurs intentions ?
Pour être islamo-démocrates, il faut être porteur d’un projet démocratique pour l’ensemble de la société. En Turquie, une partie de l’électorat de l’AKP (PJD en français) pousse le parti en ce sens, dans la perspective de l’adhésion à l’Europe. Mais une autre partie reste figée sur une ligne islamiste qui honnit la démocratie. C’est une bataille interne qui n’est pas encore achevée.

Entre l’Amérique des "neo-cons " et l’islam trop identifié aux "néo-terroristes", l’Europe est de plus en plus érigée en sentinelle infranchissable. Peut-elle vraiment favoriser, comme vous le prévoyez dans Fitna, une renaissance de l’islam éclairé en son sein ?
L’Europe n’est pas si infranchissable que cela. La preuve, le nombre de musulmans qui y sont déjà. C’est parmi cette population que va naître le renouvellement.

Grâce à Tariq Ramadan, qui devient une icône de la communauté, par exemple !?
Il est d’abord un phénomène médiatique, et il a su prendre une place originale – mais il est aujourd’hui écartelé entre les publics différents à qui s’adressent ses propos.

Il est aussi issu des Frères musulmans. Pensez-vous que cette école de réformateurs pacifistes soit capable de servir d’antidote aux wahhabites littéralistes et dangereux ?
Je ne le pense pas. Les Frères musulmans ont une vision très politique. Ils veulent accéder au pouvoir quels que soient les moyens. Leur vision globale de l’islam plaide pour l’application de la charia. Il n’y a pas de différence avec les salafistes sur les finalités. Tout dépend des coalitions qu’ils auraient à constituer pour gouverner.

Alors, qui peut servir d’antidote ?
En Europe, c’est la laïcisation de la pratique religieuse qui fournira les bases d’un aggiornamento intellectuel de la religion musulmane, dont les effets se feront sentir ensuite sur les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée.


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