Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
Enquête. Les nouveaux fascistes
z
5 juillet 2006 11:29
[www.telquel-online.com]

Enquête. Les nouveaux fascistes

Les festivals, la musique, la fiesta ? Des “déviations morales scandaleuses”, à les entendre. Qui sont-ils ? Que cherchent-ils ?… Et pourquoi il ne faut pas les croire.


En quelques années, le paysage culturel marocain a été bouleversé. Longtemps planté devant sa télé pour consommer gentiment de la culture officielle, le Marocain est désormais invité à descendre dans la rue pour assister aux nombreux festivals d'été. Chez soi, on zappe, on télécharge, on grave à tour de bras. Certains enregistrent des albums à la maison, qu'ils balancent sur Internet dès le lendemain. C'est un mur de Berlin qui est tombé. Bien entendu, cette nouvelle donne ne fait pas que des heureux. Le discours des détracteurs n'est pas nouveau mais il est de plus en plus violent. On s'en prend aux organisateurs, on les accuse de trahir la nation. On demande à la loi d'intervenir pour interdire ce qui déplaît. La montée et la banalisation d'un discours de haine sont très inquiétantes. Il est temps de s’en alarmer. Et de contre-attaquer.
R.A



Pourquoi ils éructent

Ils sont islamistes, simples démagogues, élus locaux ou artistes dépassés par les événements. Mus par un intérêt commun, ils s'en prennent, chacun pour des raisons qui lui sont propres, à la nouvelle dynamique culturelle marocaine. Revue des forces en présence.


“Le rap est une musique volée, elle ne nous appartient pas. C'est comme les produits de contrebande qui entrent par Sebta : ils sont dangereux pour le consommateur. Que fait le gouvernement pour lutter contre cela ? Et que fait la douane ?” L'homme qui s'exprime ainsi est un homme de théâtre et un ancien fonctionnaire du ministère de la Culture. Invité par 2M pour s'exprimer lors de l'émission moubacharatan maâkoum, il a multiplié les interventions de ce genre, déclenchant au passage les applaudissements des spectateurs présents sur le plateau. Il s'exprimait au nom d'un des deux principaux syndicats d'artistes marocains. Sur le même sujet, quelques jours plus tard, le député du PJD, Abdelilah Benkirane, exprimait son opinion à TelQuel en ces termes : “Nous sommes contre la débauche observée lors de ces festivals. Vous avez vu les groupes de musique qui sont invités ? Des femmes dénudées, suggestives...”. Il suffit d'ouvrir n’importe quel numéro d’Attajdid pour tomber sur un article qui martèle - sans jamais

le démontrer - que musique et perversion sexuelle sont indissociables. L'hebdomadaire Al Ousboue Assahafi, lui, est allé encore plus loin en écrivant en septembre 2005 que le Festival de Casablanca était un festival sioniste qui n'avait attiré que des juifs, des drogués, des satanistes et des homosexuels. C'est un discours douteux qui se banalise chez nous actuellement. Certes, les festivals de musique sont les plus visés parce qu'ils sont les plus visibles, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a eu l'affaire du film Marock, déjà abondamment commentée dans ce même magazine. Mais il faut également citer le procès des musiciens de hard-rock accusés injustement de satanisme. A chaque fois, le même discours se répète : ce ne sont pas nos valeurs, nous sommes envahis par l'étranger, on vient nous polluer. Un discours qui charrie des valeurs à la fois nationalistes et moralisatrices. Des valeurs d'exclusion, aussi. On ne se contente pas d'exprimer ses réserves artistiques : on réclame l'interdiction des artistes qui déplaisent, tout simplement. Il faut mettre de l'ordre...

Fasciste : partisan d'un régime autoritaire, conservateur, réactionnaire et nationaliste. C'est la définition du Petit Robert. S'applique-t-elle à Benkirane et ses amis ? Le sociologue Jamal Khalil préfère nuancer : “Oui, le discours a des relents fascistes, pas forcément ceux qui le tiennent. Il n'y a pas vraiment d'idéologie derrière ces propos... Mais il est clair qu'il y a une véritable violence. Il ne s'agit que d'une violence symbolique mais c'est tout de même grave”. Suffisamment pour que l'on s'intéresse à ceux qui tiennent ce type de propos sans provoquer de réelle indignation. On peut identifier trois types d'individus aux motivations très différentes mais au discours très proche :

Les intégristes
Ils sont dans leur rôle, celui de gardiens des valeurs morales de la nation. Ils s'indignent donc régulièrement contre la débauche qui, selon eux, accompagne les festivals. Le Festival d'Essaouira ? Perversion sexuelle selon Attajdid. Le Festival de Casa ? Une manifestation de prostituées, selon un élu casablancais du PJD. L'élection de Miss Maroc ? “Une insulte à la femme”, selon Saâdeddine Othmani. Inutile de multiplier les citations, elles se ressemblent toutes. Contentons nous de celle de Ahmed Raïssouni, qui a résumé dans le journal Attajdid la position de l'aile dure du PJD : “Qui dit festival de musique, dit toutes les pratiques modernes et post-modernes comme les boissons alcoolisées, la drogue, la danse, l'adultère, l'homosexualité et la perversion sexuelle et intellectuelle”. Même des festivals aussi traditionnels que celui des cerises de Sefrou n'échappent pas à leurs foudres. Que proposent-ils à la place ? Des festivals qui respectent les valeurs de l'islam, sans jamais préciser en quoi cela consiste. Il y a dans ces violentes attaques, à la fois une véritable conviction de devoir défendre la patrie en danger mais aussi, plus pragmatiquement, des visées électoralistes. Les centaines de milliers de spectateurs qui se pressent devant les scènes d'Essaouira, de Rabat ou d'Agadir ne sont pas des électeurs potentiels. Tout d'abord parce qu'il s'agit en majorité de jeunes très peu politisés, ensuite parce que ce genre d'arguments moraux les laissent complètement froids. C'est pourquoi il est plus intéressant politiquement de s'adresser au brave père de famille pour lui dépeindre un tableau apocalyptique d'un festival où il ne mettra jamais les pieds. Agiter les peurs pour manipuler plus facilement, une recette connue. Mohamed Tozy explique : “Il y a une forte demande de moralisation. Ce discours fonctionne car il rejette l'immoralité sur les autres”. C'est ainsi que Raïssouni peut expliquer que la danse ou l'adultère, qui existent depuis la nuit des temps chez nous comme ailleurs, sont des pratiques post-modernes...

Les populistes
La plupart des gros festivals sont financés en partie par l'argent public : c'est le cas pour le festival de Casablanca, Mawazine à Rabat ou Timitar à Agadir. Mais ils échappent au contrôle des élus. La programmation, la gestion sont assurées au quotidien par des professionnels du spectacle. Pour de nombreux élus, ce manque de contrôle est insupportable. Ils ont l'impression, au mieux, de faire de la figuration, au pire de louper une belle occasion de trafiquer d'une façon ou d'une autre. A la vue des sommes annoncées, certains perdent leur calme. Lors de la conférence de presse du Festival de Casablanca, un membre du conseil de la ville s'en est violemment pris aux organisateurs, qu'il a accusés de "jouer avec l'argent des contribuables". A la base du différent, il y a une véritable méconnaissance du travail que constitue l'organisation d'un festival - un profond mépris pour les (rares) compétences dans ce domaine. Pire encore, certains ne voient pas l'intérêt de proposer au public des manifestations culturelles - ou ne veulent pas le voir. Toujours dans la même conférence de presse, on a pu entendre de la bouche d'élus : “Le peuple ne veut pas de musique, il veut du pain”. Argument populiste qui fait toujours mouche. Tout comme celui qui consiste à faire croire que seuls "les étrangers" profitent de l'argent des festivals.

Les ringards
C'est la catégorie la plus surprenante, en ce sens qu'elle est constituée... d'artistes. Déboussolés par la nouvelle donne culturelle, perdus dans un paysage musical où ils peinent à trouver leur place, ils en sont réduits à des arguments nationalistes pour protéger leur ancienne chasse gardée. Écoutons ce membre du syndicat des artistes s'exprimer à propos du Festival de Casablanca : “L'année dernière, de nombreuses soirées étaient inintéressantes, avec des artistes qui importent peu. On n'en a rien à faire de ce genre de soirées. On n’y fait pas appel aux compétences locales. De plus, c'est à des gens non spécialisés que l'on confie l'organisation de tâches importantes. Tout cela doit cesser”. Leur conception de la musique marocaine est des plus réduites : elle n'inclut ni la nouvelle vague des artistes de rap ou de fusion (ceux du Boulevard des jeunes musiciens, pour faire simple), ni le chaâbi, très peu représenté dans les syndicats, ni même les Gnaoua. La musique marocaine, pour reprendre leur propre expression, c'est “un chanteur qui a derrière lui un orchestre”. Pour être clair, il s'agit de ceux qui, des années durant, ont vécu des soirées de la RTM. Ils étaient dans un environnement protégé et doivent désormais faire face à une double ouverture. La première, virtuelle, des réseaux Internet, des chaînes satellitaires qui ont donné l'accès au public à toutes les musiques du monde. Un premier choc, auquel il faut ajouter celui de voir les plus grands festivals du Maroc se passer de leurs services, la douleur de constater que le public peut se passer d'eux. Du coup, ils jouent sur la corde patriotique pour défendre leur ancienne position. Jamal Khalil : “C'est un discours qui ne tient pas compte de la réalité sur le terrain, un discours de fin de cycle, tout simplement”. Il n'en est pas moins virulent, surtout dans la bouche d'artistes. Il faut savoir que la musique qu'ils défendent, “la chanson marocaine moderne”, selon l'expression consacrée, constituait à son apogée une véritable industrie. Pour chaque prestation télévisuelle, on rétribuait le chanteur, les dizaines de musiciens, violonistes, choristes, percussionnistes, mais aussi l'auteur et le compositeur. Lorsque les même chanteurs voient monter sur scène aujourd'hui un rappeur solitaire, ils perdent un peu leur sang-froid, et leur dignité en passant, pensant qu'il perçoit, à lui tout seul, l’équivalent de ce qu’eux percevaient pour toute leur (nombreuse) troupe. Ceux-la défendent un certain “âge d'or”, à la différence qu'il a bel et bien existé pour eux, alors qu’il relève de l'utopie pour les chanteurs actuels.

Finalement, le discours fascisant de nos nouveaux censeurs est bâti sur des motivations très diverses. La plupart de ceux qui le tiennent n'y croient pas eux-mêmes. Qu'importe, il fonctionne auprès d'un public en mal de repères et est relayé par des médias populistes, parfois inconscients. C'est ainsi que l'émission de 2M, moubacharatan maâkoum, a offert une tribune de rêve à ces démagogues. On a pu entendre des énormités, des contre-vérités jamais démenties par un journaliste dépassé par les tribuns qu'il avait invités. Le discours fasciste se banalise. Les propos racistes à l'encontre des étrangers, des jeunes, des juifs, sont devenus courants, à peine mis en veilleuse quelques semaines à la suite des attentats du 16 mai. Et les contradicteurs se cachent, conscients que, face à ces orateurs populistes, ils auront la tâche difficile. Paradoxalement, on se bouche les oreilles pour continuer à danser tranquillement. Et cette lâcheté pourrait être fatale.




Cycle. Exclus hier, héros aujourd'hui

Les syndicats qui montent aujourd'hui au créneau pour défendre ce qu'ils appellent "la musique marocaine moderne", choisissent soigneusement leurs protégés. Ils ne se sont jamais inquiétés de constater qu'un groupe aussi important que Nass El Ghiwane, au moment où il enflammait la rue, était exclu des ondes. Même chose pour les chanteurs de châabi comme Stati ou Daoudi. Tous ces poids lourds du marché - véritablement populaires - n'ont jamais eu droit à des communiqués offusqués pour déplorer leur absence des manifestations culturelles officielles. On peut multiplier les exemples d'artistes exclus par le combat des syndicalistes : les chanteurs amazighs, les confréries traditionnelles, Aïssaoua, Gnaoua ou Jilala. Aujourd'hui, ces mêmes syndicats tentent de les récupérer, souvent sans succès. Une attitude logique, puisqu’il faut désormais faire front devant un nouvel ennemi : les nouvelles tendances comme le rap, le rock ou la fusion, dont ces gens ont d'ailleurs une connaissance très limitée…et surtout les étrangers, qu'ils soient américains ou libanais.


Pourquoi ils ont tort

Les détracteurs des festivals musicaux mettent en avant des arguments qui ne résistent pas à l'analyse critique. Enumérons-les pour mieux les décortiquer, chiffres, témoignages et faits concrets à l'appui.


On connaît les arguments des détracteurs de la nouvelle donne culturelle. Les festivals sont tenus par des incompétents, qui enrichissent exclusivement les étrangers et dilapident inutilement les biens publics. En toile de fond de leur discours, des notions de préférence nationale, de repli sur soi, de paranoïa identitaire. Bien entendu, il s'agit d'une attitude condamnable sur le plan des valeurs mais elle est également complètement hors de propos, puisque basée sur des arguments tout simplement faux. Attaquons nous à ces idées reçues, et largement diffusées :


Les artistes marocains ne profitent pas des festivals
C'est la manipulation la plus grossière des syndicalistes et il est profondément choquant de constater qu'elle ne soit pas démentie avec plus de vigueur par les observateurs rigoureux. Il suffit de lire la programmation de Timitar, d'Essaouira ou du Festival de Casablanca pour se rendre compte de la part importante réservée aux artistes marocains. A Casablanca, se sont produits l'an passé Nass El Ghiwane, Jil Jilala, Hamid El Kasri, Rouicha, Fnaïre, Hajja Hamdaouia, Darga, Senhaji, Hajib, H-Kayne, Settati... A Essaouira, les Gnaoua ont l'habitude de dire que le festival leur a rendu la vie, à un moment où leur patrimoine était inconnu de la plupart des Marocains. A Agadir, on a remis la musique amazighe à la place qu'elle méritait. Cette année, le public de ce festival pourra apprécier le maestro Ammouri M'barek, Oudaden ou Igidar. Disons-le clairement : la culture populaire marocaine n'a jamais été mise en valeur avec autant de dignité que depuis l'apparition de ces méga festivals. Tous les artistes qui se sont produits sur ces scènes le savent. Avant cette époque, ils en étaient réduits à des prestations limitées, sur des scènes à faible audience, et gagnaient leur pain quotidien uniquement lors de soirées privées. Abdelaziz Settati, avant de monter sur scène devant 80 000 personnes au festival de Casablanca, a déclaré sa fierté de pouvoir présenter sa musique devant un large public et avec des conditions techniques excellentes. Enfin... Un privilège auquel il n'avait pas accès auparavant, malgré ses colossales ventes de cassettes. Par ailleurs, notons que la nouvelle vague marocaine, qui effraie tant les syndicalistes, puise largement dans le patrimoine national et participe aussi, à sa façon, à la diffusion de la culture marocaine. Qu'importe, les artistes syndicalistes, anciennement quasi-fonctionnaires de la RTM, continuent à estimer que leur style de chanson constitue la seule musique nationale de qualité, au mépris du public, qui plébiscite en masse les festivals...

Les étrangers s'en mettent plein les poches
Faux, évidemment. Pour chaque festival, on fait appel à de nombreuses sociétés marocaines, dont certaines ont fini par développer, en même temps que le marché, une compétence spécifique. Il y a des sociétés de sécurité, de catering, des spécialistes du son, des agences de communication. Toutes sont marocaines. Puis il y a, bien sûr, les hôteliers. Saïd Scally, président du Centre régional du tourisme d'Agadir, à propos du festival Timitar : “Vous ne pouvez pas imaginer la consommation à Agadir pendant les quelques jours du festival. Pour certains, c'est l'équivalent de ce qu'ils gagnaient auparavant pendant tout l'été. Je parle des restaurants, des commerces, des vendeurs de boissons dans la rue... Il y a 50 000 personnes dehors chaque soir et sans le moindre incident. Les hôtels, eux, sont déjà complets pour la plupart”. Le gain en terme d'image, lui aussi, est colossal. Il suffit de faire un tour sur Internet pour constater que la ville d'Essaouira, moribonde dans les années 80, n'existe aujourd'hui au niveau international que grâce à son festival. Au moment où le Maroc estime que le tourisme constitue une priorité nationale, comment peut-on passer ce gain de notoriété sous silence ?

Les deniers publics sont dilapidés
Petite précision pour commencer. Si nous additionnons la part publique présente dans les budgets des principaux festivals marocains (Mawazine, Timitar, Essaouira et Casablanca), on arrive à peine à 60 millions de dirhams, en comptant très large. C'est très peu. Autrement dit, ces festivals qui font tant de bruit ne coûtent pas cher au contribuable marocain. C'est un chiffre qu'il faut comparer au public cumulé de ces quatre manifestations : il dépasse largement les trois millions de spectateurs par an. Les festivals sont financés en majorité par les sponsors privés qui ont compris, bien avant les communes et autres ministères, l'intérêt qu'ils avaient à être présents dans ces manifestations populaires. Certes, ces manifestations sont très visibles, ce qui fait que les populistes ont beau jeu de les critiquer, mais c'est justement parce qu'elles sont visibles que les investissement consentis peuvent être contrôlés par tout le monde.

Les organisateurs sont des incompétents
Les plus anciens festivals de rue de notre pays - le Boulevard des jeunes musiciens et le Festival d'Essaouira - ont déjà presque une dizaine d'années d'existence. Les organisateurs sont les mêmes qu'aux premières éditions. Les festivals qui ont suivi ont bénéficié de cette expérience, ils ont même pour la plupart repris les recettes édictées par Essaouira : gratuité, investissement massif de l'espace public et détente sécuritaire. Ces manifestations sont plébiscitées par la presse étrangère et par le public marocain qui se déplace chaque année plus nombreux. Qu'importe, les “syndicalistes de l’art” considèrent que c'est à des gens non spécialisés qu'on confie ces tâches importantes. Tout simplement parce que les seuls “gens spécialisés”, selon les syndicalistes de l’art, ce sont bien entendu… les syndicalistes de l’art. Ce sont les agences et les associations aux manettes qui dérangent les syndicalistes et les populistes. Parce qu'elles travaillent avec des standards de notre époque et qu'elles sont véritablement tournées vers la notion de résultat, et surtout parce qu'elles sont devenues incontournables. Par ailleurs, les pouvoirs publics n'ont pas vocation à organiser des manifestations culturelles massives. Comment peut-on demander au Makhzen, qui a passé des années à lutter contre les rassemblements, de promouvoir un concert populaire ? Sans compter qu'il y a là une véritable ironie dans le fait de voir des gens, qui n'ont rien proposé de probant au public pendant des années, accuser d'incompétence des gens dont les festivals sont plébiscités...

Le public s'en fout, il veut du pain
C'est un argument repris en chœur par les politiciens. Certains, et c'est particulièrement savoureux, ont des responsabilités culturelles. Il suffit de faire un tour parmi celui qu'on appelle désormais le public des festivals pour constater qu'il s'agit tout simplement... de Marocains, enfin rassemblés dans un espace public, un événement jusque-là réservé aux soirs de victoire de notre équipe nationale de football. Un festival, c'est une respiration pour tout le monde. Une dose de bien-être, une façon de se réconcilier avec un système qui pense rarement au peuple. Sur Internet, les forums consacrés aux festivals ressassent la même idée : ces manifestations de bonheur collectif redonnent espoir aux gens. Réduire le Marocain à un tube digestif qui ne réclame que du pain, c'est tout simplement nier sa part d'humanité. Mehdi, 25 ans, a assisté à toutes les éditions du Festival d'Essaouira : “C'est une occasion de découvrir des grands concerts mais c'est aussi un moment de détente important dans l'année. J'en ai besoin...” On peut multiplier à l'infini ce genre de témoignages, ils se rejoignent tous sur un point : la musique n'est pas un luxe et le fait de trouver notre patrimoine aussi vivant, malgré le mépris manifesté par les responsables pendant des années, en est une preuve supplémentaire. Même si les démagogues protestent, il y a un signe qui ne trompe pas : toutes les villes, désormais, veulent leur festival.




Typologie. Le who's who des festivals de rue

Il y a eu tout d'abord le festival d'Essaouira, construit autour de la musique des Gnaoua. Aujourd'hui, plus de 300 000 visiteurs s'y pressent chaque année. Plus récemment, le festival Timitar à Agadir a réalisé une belle percée dans le paysage musical marocain. Il remet la culture amazighe au goût du jour et emploie les mêmes recettes que Essaouira. Le Boulevard des jeunes musiciens, à Casablanca, est un autre exemple de succès. Dépourvu du moindre soutien public (jusqu’à cette année), il attire pourtant quelque 100 000 personnes sur quatre jours autour du concept de musique alternative : rap, rock, electro, fusion. C'est le rendez-vous incontournable des jeunes de l'underground marocain. Citons également Mawazine à Rabat, relooké cette année : les spectacles sont enfin sortis du centre-ville pour investir les quartiers périphériques. Cela ne s'est pas fait sans heurts mais une “culture concert” devrait enfin voir le jour dans la capitale. Il y a aussi l'exemple du Festival des musiques sacrées de Fès. Souvent accusé d'élitisme - la plupart des concerts sont payants - le festival s'est fait connaître internationalement, en particulier grâce à un concept clair et haut de gamme. Enfin, il faut citer le festival de tous les débats, celui de Casablanca, au succès populaire immense l'année dernière. Un festival à l'image de la ville : festif, massif et controversé. A côté de ces poids lourds, de nombreuses autres manifestations viennent enrichir l'été marocain : le Festival des nuits de la méditerranée et Tanjazz , le festival du désert à Merzouga, Alegria Chamalia à Chaouen, Marock and Roll à Meknès… Une liste probablement amenée à s'allonger.




Plus loin. Qui sommes-nous ?

Derrière la polémique sur les festivals, il y a bien entendu une question plus profonde : celle de savoir qui nous sommes. Longtemps, la parole publique a été monopolisée : télévision unique, radio unique, presse contrôlée... Une seule et même voix pour nous rappeler jusqu'à la nausée que nous sommes des Arabes, que notre musique populaire est indigne, que le salut passe forcément par l'imitation de l'Orient. Mais la culture d'état subventionnée est morte. Les voix sont aujourd'hui multiples. Les rappeurs ou les chanteurs amazighs, voire les rappeurs amazighs (si, si, ça existe) se font entendre sans complexes. Ils ne protègent même pas leur oeuvre au Bureau marocain des droits d'auteur puisqu'ils ne font aucune confiance au système. Pour les faire taire, on explique qu'ils ne sont pas marocains. Question : quelle nationalité leur attribuer, alors ? D'un seul coup, la diversité apparaît au grand jour, elle s'impose malgré des années de silence. Et le long mensonge d'un Maroc monolithique culturellement, au garde-à-vous devant la sahra fennia kobra de la RTM, vole en éclats. C'est l'occasion de nous regarder enfin dans les yeux pour constater que nous sommes Arabes, mais aussi Amazighs, Africains… Fans de Oum Kalthoum, mais aussi de Bob Marley. Cela ne pose problème qu'aux esprits chagrins. C'est l'occasion de chercher notre dénominateur commun - la darija par exemple, au lieu de chercher à exclure à tour de bras. Si ce débat doit avoir un aspect positif, c'est celui d'avoir enfin permis de remettre une question cruciale au centre des conversations.
Réda Allali
I
5 juillet 2006 14:44
Citation
zaki7 a écrit:
http://www.telquel-online.com/231/couverture_231_1.shtml

Enquête. Les nouveaux fascistes

Les festivals, la musique, la fiesta ? Des “déviations morales scandaleuses”, à les entendre. Qui sont-ils ? Que cherchent-ils ?… Et pourquoi il ne faut pas les croire.


En quelques années, le paysage culturel marocain a été bouleversé. Longtemps planté devant sa télé pour consommer gentiment de la culture officielle, le Marocain est désormais invité à descendre dans la rue pour assister aux nombreux festivals d'été. Chez soi, on zappe, on télécharge, on grave à tour de bras. Certains enregistrent des albums à la maison, qu'ils balancent sur Internet dès le lendemain. C'est un mur de Berlin qui est tombé. Bien entendu, cette nouvelle donne ne fait pas que des heureux. Le discours des détracteurs n'est pas nouveau mais il est de plus en plus violent. On s'en prend aux organisateurs, on les accuse de trahir la nation. On demande à la loi d'intervenir pour interdire ce qui déplaît. La montée et la banalisation d'un discours de haine sont très inquiétantes. Il est temps de s’en alarmer. Et de contre-attaquer.
R.A



Pourquoi ils éructent

Ils sont islamistes, simples démagogues, élus locaux ou artistes dépassés par les événements. Mus par un intérêt commun, ils s'en prennent, chacun pour des raisons qui lui sont propres, à la nouvelle dynamique culturelle marocaine. Revue des forces en présence.


“Le rap est une musique volée, elle ne nous appartient pas. C'est comme les produits de contrebande qui entrent par Sebta : ils sont dangereux pour le consommateur. Que fait le gouvernement pour lutter contre cela ? Et que fait la douane ?” L'homme qui s'exprime ainsi est un homme de théâtre et un ancien fonctionnaire du ministère de la Culture. Invité par 2M pour s'exprimer lors de l'émission moubacharatan maâkoum, il a multiplié les interventions de ce genre, déclenchant au passage les applaudissements des spectateurs présents sur le plateau. Il s'exprimait au nom d'un des deux principaux syndicats d'artistes marocains. Sur le même sujet, quelques jours plus tard, le député du PJD, Abdelilah Benkirane, exprimait son opinion à TelQuel en ces termes : “Nous sommes contre la débauche observée lors de ces festivals. Vous avez vu les groupes de musique qui sont invités ? Des femmes dénudées, suggestives...”. Il suffit d'ouvrir n’importe quel numéro d’Attajdid pour tomber sur un article qui martèle - sans jamais

le démontrer - que musique et perversion sexuelle sont indissociables. L'hebdomadaire Al Ousboue Assahafi, lui, est allé encore plus loin en écrivant en septembre 2005 que le Festival de Casablanca était un festival sioniste qui n'avait attiré que des juifs, des drogués, des satanistes et des homosexuels. C'est un discours douteux qui se banalise chez nous actuellement. Certes, les festivals de musique sont les plus visés parce qu'ils sont les plus visibles, mais ils ne sont pas les seuls. Il y a eu l'affaire du film Marock, déjà abondamment commentée dans ce même magazine. Mais il faut également citer le procès des musiciens de hard-rock accusés injustement de satanisme. A chaque fois, le même discours se répète : ce ne sont pas nos valeurs, nous sommes envahis par l'étranger, on vient nous polluer. Un discours qui charrie des valeurs à la fois nationalistes et moralisatrices. Des valeurs d'exclusion, aussi. On ne se contente pas d'exprimer ses réserves artistiques : on réclame l'interdiction des artistes qui déplaisent, tout simplement. Il faut mettre de l'ordre...

Fasciste : partisan d'un régime autoritaire, conservateur, réactionnaire et nationaliste. C'est la définition du Petit Robert. S'applique-t-elle à Benkirane et ses amis ? Le sociologue Jamal Khalil préfère nuancer : “Oui, le discours a des relents fascistes, pas forcément ceux qui le tiennent. Il n'y a pas vraiment d'idéologie derrière ces propos... Mais il est clair qu'il y a une véritable violence. Il ne s'agit que d'une violence symbolique mais c'est tout de même grave”. Suffisamment pour que l'on s'intéresse à ceux qui tiennent ce type de propos sans provoquer de réelle indignation. On peut identifier trois types d'individus aux motivations très différentes mais au discours très proche :

Les intégristes
Ils sont dans leur rôle, celui de gardiens des valeurs morales de la nation. Ils s'indignent donc régulièrement contre la débauche qui, selon eux, accompagne les festivals. Le Festival d'Essaouira ? Perversion sexuelle selon Attajdid. Le Festival de Casa ? Une manifestation de prostituées, selon un élu casablancais du PJD. L'élection de Miss Maroc ? “Une insulte à la femme”, selon Saâdeddine Othmani. Inutile de multiplier les citations, elles se ressemblent toutes. Contentons nous de celle de Ahmed Raïssouni, qui a résumé dans le journal Attajdid la position de l'aile dure du PJD : “Qui dit festival de musique, dit toutes les pratiques modernes et post-modernes comme les boissons alcoolisées, la drogue, la danse, l'adultère, l'homosexualité et la perversion sexuelle et intellectuelle”. Même des festivals aussi traditionnels que celui des cerises de Sefrou n'échappent pas à leurs foudres. Que proposent-ils à la place ? Des festivals qui respectent les valeurs de l'islam, sans jamais préciser en quoi cela consiste. Il y a dans ces violentes attaques, à la fois une véritable conviction de devoir défendre la patrie en danger mais aussi, plus pragmatiquement, des visées électoralistes. Les centaines de milliers de spectateurs qui se pressent devant les scènes d'Essaouira, de Rabat ou d'Agadir ne sont pas des électeurs potentiels. Tout d'abord parce qu'il s'agit en majorité de jeunes très peu politisés, ensuite parce que ce genre d'arguments moraux les laissent complètement froids. C'est pourquoi il est plus intéressant politiquement de s'adresser au brave père de famille pour lui dépeindre un tableau apocalyptique d'un festival où il ne mettra jamais les pieds. Agiter les peurs pour manipuler plus facilement, une recette connue. Mohamed Tozy explique : “Il y a une forte demande de moralisation. Ce discours fonctionne car il rejette l'immoralité sur les autres”. C'est ainsi que Raïssouni peut expliquer que la danse ou l'adultère, qui existent depuis la nuit des temps chez nous comme ailleurs, sont des pratiques post-modernes...

Les populistes
La plupart des gros festivals sont financés en partie par l'argent public : c'est le cas pour le festival de Casablanca, Mawazine à Rabat ou Timitar à Agadir. Mais ils échappent au contrôle des élus. La programmation, la gestion sont assurées au quotidien par des professionnels du spectacle. Pour de nombreux élus, ce manque de contrôle est insupportable. Ils ont l'impression, au mieux, de faire de la figuration, au pire de louper une belle occasion de trafiquer d'une façon ou d'une autre. A la vue des sommes annoncées, certains perdent leur calme. Lors de la conférence de presse du Festival de Casablanca, un membre du conseil de la ville s'en est violemment pris aux organisateurs, qu'il a accusés de "jouer avec l'argent des contribuables". A la base du différent, il y a une véritable méconnaissance du travail que constitue l'organisation d'un festival - un profond mépris pour les (rares) compétences dans ce domaine. Pire encore, certains ne voient pas l'intérêt de proposer au public des manifestations culturelles - ou ne veulent pas le voir. Toujours dans la même conférence de presse, on a pu entendre de la bouche d'élus : “Le peuple ne veut pas de musique, il veut du pain”. Argument populiste qui fait toujours mouche. Tout comme celui qui consiste à faire croire que seuls "les étrangers" profitent de l'argent des festivals.

Les ringards
C'est la catégorie la plus surprenante, en ce sens qu'elle est constituée... d'artistes. Déboussolés par la nouvelle donne culturelle, perdus dans un paysage musical où ils peinent à trouver leur place, ils en sont réduits à des arguments nationalistes pour protéger leur ancienne chasse gardée. Écoutons ce membre du syndicat des artistes s'exprimer à propos du Festival de Casablanca : “L'année dernière, de nombreuses soirées étaient inintéressantes, avec des artistes qui importent peu. On n'en a rien à faire de ce genre de soirées. On n’y fait pas appel aux compétences locales. De plus, c'est à des gens non spécialisés que l'on confie l'organisation de tâches importantes. Tout cela doit cesser”. Leur conception de la musique marocaine est des plus réduites : elle n'inclut ni la nouvelle vague des artistes de rap ou de fusion (ceux du Boulevard des jeunes musiciens, pour faire simple), ni le chaâbi, très peu représenté dans les syndicats, ni même les Gnaoua. La musique marocaine, pour reprendre leur propre expression, c'est “un chanteur qui a derrière lui un orchestre”. Pour être clair, il s'agit de ceux qui, des années durant, ont vécu des soirées de la RTM. Ils étaient dans un environnement protégé et doivent désormais faire face à une double ouverture. La première, virtuelle, des réseaux Internet, des chaînes satellitaires qui ont donné l'accès au public à toutes les musiques du monde. Un premier choc, auquel il faut ajouter celui de voir les plus grands festivals du Maroc se passer de leurs services, la douleur de constater que le public peut se passer d'eux. Du coup, ils jouent sur la corde patriotique pour défendre leur ancienne position. Jamal Khalil : “C'est un discours qui ne tient pas compte de la réalité sur le terrain, un discours de fin de cycle, tout simplement”. Il n'en est pas moins virulent, surtout dans la bouche d'artistes. Il faut savoir que la musique qu'ils défendent, “la chanson marocaine moderne”, selon l'expression consacrée, constituait à son apogée une véritable industrie. Pour chaque prestation télévisuelle, on rétribuait le chanteur, les dizaines de musiciens, violonistes, choristes, percussionnistes, mais aussi l'auteur et le compositeur. Lorsque les même chanteurs voient monter sur scène aujourd'hui un rappeur solitaire, ils perdent un peu leur sang-froid, et leur dignité en passant, pensant qu'il perçoit, à lui tout seul, l’équivalent de ce qu’eux percevaient pour toute leur (nombreuse) troupe. Ceux-la défendent un certain “âge d'or”, à la différence qu'il a bel et bien existé pour eux, alors qu’il relève de l'utopie pour les chanteurs actuels.

Finalement, le discours fascisant de nos nouveaux censeurs est bâti sur des motivations très diverses. La plupart de ceux qui le tiennent n'y croient pas eux-mêmes. Qu'importe, il fonctionne auprès d'un public en mal de repères et est relayé par des médias populistes, parfois inconscients. C'est ainsi que l'émission de 2M, moubacharatan maâkoum, a offert une tribune de rêve à ces démagogues. On a pu entendre des énormités, des contre-vérités jamais démenties par un journaliste dépassé par les tribuns qu'il avait invités. Le discours fasciste se banalise. Les propos racistes à l'encontre des étrangers, des jeunes, des juifs, sont devenus courants, à peine mis en veilleuse quelques semaines à la suite des attentats du 16 mai. Et les contradicteurs se cachent, conscients que, face à ces orateurs populistes, ils auront la tâche difficile. Paradoxalement, on se bouche les oreilles pour continuer à danser tranquillement. Et cette lâcheté pourrait être fatale.




Cycle. Exclus hier, héros aujourd'hui

Les syndicats qui montent aujourd'hui au créneau pour défendre ce qu'ils appellent "la musique marocaine moderne", choisissent soigneusement leurs protégés. Ils ne se sont jamais inquiétés de constater qu'un groupe aussi important que Nass El Ghiwane, au moment où il enflammait la rue, était exclu des ondes. Même chose pour les chanteurs de châabi comme Stati ou Daoudi. Tous ces poids lourds du marché - véritablement populaires - n'ont jamais eu droit à des communiqués offusqués pour déplorer leur absence des manifestations culturelles officielles. On peut multiplier les exemples d'artistes exclus par le combat des syndicalistes : les chanteurs amazighs, les confréries traditionnelles, Aïssaoua, Gnaoua ou Jilala. Aujourd'hui, ces mêmes syndicats tentent de les récupérer, souvent sans succès. Une attitude logique, puisqu’il faut désormais faire front devant un nouvel ennemi : les nouvelles tendances comme le rap, le rock ou la fusion, dont ces gens ont d'ailleurs une connaissance très limitée…et surtout les étrangers, qu'ils soient américains ou libanais.


Pourquoi ils ont tort

Les détracteurs des festivals musicaux mettent en avant des arguments qui ne résistent pas à l'analyse critique. Enumérons-les pour mieux les décortiquer, chiffres, témoignages et faits concrets à l'appui.


On connaît les arguments des détracteurs de la nouvelle donne culturelle. Les festivals sont tenus par des incompétents, qui enrichissent exclusivement les étrangers et dilapident inutilement les biens publics. En toile de fond de leur discours, des notions de préférence nationale, de repli sur soi, de paranoïa identitaire. Bien entendu, il s'agit d'une attitude condamnable sur le plan des valeurs mais elle est également complètement hors de propos, puisque basée sur des arguments tout simplement faux. Attaquons nous à ces idées reçues, et largement diffusées :


Les artistes marocains ne profitent pas des festivals
C'est la manipulation la plus grossière des syndicalistes et il est profondément choquant de constater qu'elle ne soit pas démentie avec plus de vigueur par les observateurs rigoureux. Il suffit de lire la programmation de Timitar, d'Essaouira ou du Festival de Casablanca pour se rendre compte de la part importante réservée aux artistes marocains. A Casablanca, se sont produits l'an passé Nass El Ghiwane, Jil Jilala, Hamid El Kasri, Rouicha, Fnaïre, Hajja Hamdaouia, Darga, Senhaji, Hajib, H-Kayne, Settati... A Essaouira, les Gnaoua ont l'habitude de dire que le festival leur a rendu la vie, à un moment où leur patrimoine était inconnu de la plupart des Marocains. A Agadir, on a remis la musique amazighe à la place qu'elle méritait. Cette année, le public de ce festival pourra apprécier le maestro Ammouri M'barek, Oudaden ou Igidar. Disons-le clairement : la culture populaire marocaine n'a jamais été mise en valeur avec autant de dignité que depuis l'apparition de ces méga festivals. Tous les artistes qui se sont produits sur ces scènes le savent. Avant cette époque, ils en étaient réduits à des prestations limitées, sur des scènes à faible audience, et gagnaient leur pain quotidien uniquement lors de soirées privées. Abdelaziz Settati, avant de monter sur scène devant 80 000 personnes au festival de Casablanca, a déclaré sa fierté de pouvoir présenter sa musique devant un large public et avec des conditions techniques excellentes. Enfin... Un privilège auquel il n'avait pas accès auparavant, malgré ses colossales ventes de cassettes. Par ailleurs, notons que la nouvelle vague marocaine, qui effraie tant les syndicalistes, puise largement dans le patrimoine national et participe aussi, à sa façon, à la diffusion de la culture marocaine. Qu'importe, les artistes syndicalistes, anciennement quasi-fonctionnaires de la RTM, continuent à estimer que leur style de chanson constitue la seule musique nationale de qualité, au mépris du public, qui plébiscite en masse les festivals...

Les étrangers s'en mettent plein les poches
Faux, évidemment. Pour chaque festival, on fait appel à de nombreuses sociétés marocaines, dont certaines ont fini par développer, en même temps que le marché, une compétence spécifique. Il y a des sociétés de sécurité, de catering, des spécialistes du son, des agences de communication. Toutes sont marocaines. Puis il y a, bien sûr, les hôteliers. Saïd Scally, président du Centre régional du tourisme d'Agadir, à propos du festival Timitar : “Vous ne pouvez pas imaginer la consommation à Agadir pendant les quelques jours du festival. Pour certains, c'est l'équivalent de ce qu'ils gagnaient auparavant pendant tout l'été. Je parle des restaurants, des commerces, des vendeurs de boissons dans la rue... Il y a 50 000 personnes dehors chaque soir et sans le moindre incident. Les hôtels, eux, sont déjà complets pour la plupart”. Le gain en terme d'image, lui aussi, est colossal. Il suffit de faire un tour sur Internet pour constater que la ville d'Essaouira, moribonde dans les années 80, n'existe aujourd'hui au niveau international que grâce à son festival. Au moment où le Maroc estime que le tourisme constitue une priorité nationale, comment peut-on passer ce gain de notoriété sous silence ?

Les deniers publics sont dilapidés
Petite précision pour commencer. Si nous additionnons la part publique présente dans les budgets des principaux festivals marocains (Mawazine, Timitar, Essaouira et Casablanca), on arrive à peine à 60 millions de dirhams, en comptant très large. C'est très peu. Autrement dit, ces festivals qui font tant de bruit ne coûtent pas cher au contribuable marocain. C'est un chiffre qu'il faut comparer au public cumulé de ces quatre manifestations : il dépasse largement les trois millions de spectateurs par an. Les festivals sont financés en majorité par les sponsors privés qui ont compris, bien avant les communes et autres ministères, l'intérêt qu'ils avaient à être présents dans ces manifestations populaires. Certes, ces manifestations sont très visibles, ce qui fait que les populistes ont beau jeu de les critiquer, mais c'est justement parce qu'elles sont visibles que les investissement consentis peuvent être contrôlés par tout le monde.

Les organisateurs sont des incompétents
Les plus anciens festivals de rue de notre pays - le Boulevard des jeunes musiciens et le Festival d'Essaouira - ont déjà presque une dizaine d'années d'existence. Les organisateurs sont les mêmes qu'aux premières éditions. Les festivals qui ont suivi ont bénéficié de cette expérience, ils ont même pour la plupart repris les recettes édictées par Essaouira : gratuité, investissement massif de l'espace public et détente sécuritaire. Ces manifestations sont plébiscitées par la presse étrangère et par le public marocain qui se déplace chaque année plus nombreux. Qu'importe, les “syndicalistes de l’art” considèrent que c'est à des gens non spécialisés qu'on confie ces tâches importantes. Tout simplement parce que les seuls “gens spécialisés”, selon les syndicalistes de l’art, ce sont bien entendu… les syndicalistes de l’art. Ce sont les agences et les associations aux manettes qui dérangent les syndicalistes et les populistes. Parce qu'elles travaillent avec des standards de notre époque et qu'elles sont véritablement tournées vers la notion de résultat, et surtout parce qu'elles sont devenues incontournables. Par ailleurs, les pouvoirs publics n'ont pas vocation à organiser des manifestations culturelles massives. Comment peut-on demander au Makhzen, qui a passé des années à lutter contre les rassemblements, de promouvoir un concert populaire ? Sans compter qu'il y a là une véritable ironie dans le fait de voir des gens, qui n'ont rien proposé de probant au public pendant des années, accuser d'incompétence des gens dont les festivals sont plébiscités...

Le public s'en fout, il veut du pain
C'est un argument repris en chœur par les politiciens. Certains, et c'est particulièrement savoureux, ont des responsabilités culturelles. Il suffit de faire un tour parmi celui qu'on appelle désormais le public des festivals pour constater qu'il s'agit tout simplement... de Marocains, enfin rassemblés dans un espace public, un événement jusque-là réservé aux soirs de victoire de notre équipe nationale de football. Un festival, c'est une respiration pour tout le monde. Une dose de bien-être, une façon de se réconcilier avec un système qui pense rarement au peuple. Sur Internet, les forums consacrés aux festivals ressassent la même idée : ces manifestations de bonheur collectif redonnent espoir aux gens. Réduire le Marocain à un tube digestif qui ne réclame que du pain, c'est tout simplement nier sa part d'humanité. Mehdi, 25 ans, a assisté à toutes les éditions du Festival d'Essaouira : “C'est une occasion de découvrir des grands concerts mais c'est aussi un moment de détente important dans l'année. J'en ai besoin...” On peut multiplier à l'infini ce genre de témoignages, ils se rejoignent tous sur un point : la musique n'est pas un luxe et le fait de trouver notre patrimoine aussi vivant, malgré le mépris manifesté par les responsables pendant des années, en est une preuve supplémentaire. Même si les démagogues protestent, il y a un signe qui ne trompe pas : toutes les villes, désormais, veulent leur festival.




Typologie. Le who's who des festivals de rue

Il y a eu tout d'abord le festival d'Essaouira, construit autour de la musique des Gnaoua. Aujourd'hui, plus de 300 000 visiteurs s'y pressent chaque année. Plus récemment, le festival Timitar à Agadir a réalisé une belle percée dans le paysage musical marocain. Il remet la culture amazighe au goût du jour et emploie les mêmes recettes que Essaouira. Le Boulevard des jeunes musiciens, à Casablanca, est un autre exemple de succès. Dépourvu du moindre soutien public (jusqu’à cette année), il attire pourtant quelque 100 000 personnes sur quatre jours autour du concept de musique alternative : rap, rock, electro, fusion. C'est le rendez-vous incontournable des jeunes de l'underground marocain. Citons également Mawazine à Rabat, relooké cette année : les spectacles sont enfin sortis du centre-ville pour investir les quartiers périphériques. Cela ne s'est pas fait sans heurts mais une “culture concert” devrait enfin voir le jour dans la capitale. Il y a aussi l'exemple du Festival des musiques sacrées de Fès. Souvent accusé d'élitisme - la plupart des concerts sont payants - le festival s'est fait connaître internationalement, en particulier grâce à un concept clair et haut de gamme. Enfin, il faut citer le festival de tous les débats, celui de Casablanca, au succès populaire immense l'année dernière. Un festival à l'image de la ville : festif, massif et controversé. A côté de ces poids lourds, de nombreuses autres manifestations viennent enrichir l'été marocain : le Festival des nuits de la méditerranée et Tanjazz , le festival du désert à Merzouga, Alegria Chamalia à Chaouen, Marock and Roll à Meknès… Une liste probablement amenée à s'allonger.




Plus loin. Qui sommes-nous ?

Derrière la polémique sur les festivals, il y a bien entendu une question plus profonde : celle de savoir qui nous sommes. Longtemps, la parole publique a été monopolisée : télévision unique, radio unique, presse contrôlée... Une seule et même voix pour nous rappeler jusqu'à la nausée que nous sommes des Arabes, que notre musique populaire est indigne, que le salut passe forcément par l'imitation de l'Orient. Mais la culture d'état subventionnée est morte. Les voix sont aujourd'hui multiples. Les rappeurs ou les chanteurs amazighs, voire les rappeurs amazighs (si, si, ça existe) se font entendre sans complexes. Ils ne protègent même pas leur oeuvre au Bureau marocain des droits d'auteur puisqu'ils ne font aucune confiance au système. Pour les faire taire, on explique qu'ils ne sont pas marocains. Question : quelle nationalité leur attribuer, alors ? D'un seul coup, la diversité apparaît au grand jour, elle s'impose malgré des années de silence. Et le long mensonge d'un Maroc monolithique culturellement, au garde-à-vous devant la sahra fennia kobra de la RTM, vole en éclats. C'est l'occasion de nous regarder enfin dans les yeux pour constater que nous sommes Arabes, mais aussi Amazighs, Africains… Fans de Oum Kalthoum, mais aussi de Bob Marley. Cela ne pose problème qu'aux esprits chagrins. C'est l'occasion de chercher notre dénominateur commun - la darija par exemple, au lieu de chercher à exclure à tour de bras. Si ce débat doit avoir un aspect positif, c'est celui d'avoir enfin permis de remettre une question cruciale au centre des conversations.
Réda Allali

Amen grinning smiley
v
5 juillet 2006 19:23
Excellent article ki parle pour la première fois au Maroc du developpement du facisme dans notre pays
 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook