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Dessine-moi un modèle
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26 mars 2006 23:22
Dessine-moi un modèle Par Jean-Marie Harribey
L’Humanité, 24 mars 2006

« Bonjour, dit le petit prince. »

Bonjour, dit le ministre le plus important.

Que fais-tu ? demanda le petit prince.

Je construis un modèle social. Je brade les entreprises publiques ou les noie dans un conglomérat privé, je supprime les contrats à durée indéterminée, j’invente les contrats nouvelle embauche et première embauche et je réduis les impôts des riches pour qu’ils emploient les pauvres comme domestiques. Parce qu’il y a beaucoup de chômage.

Et, sur l’écran de l’ordinateur du ministre, se dessina une courbe de croissance des dividendes.

C’est la courbe du chômage ? demanda le petit prince.

Non. Enfin, oui, c’est pareil. Le chômage et les profits, ça va ensemble.

Pourquoi ? s’obstina le petit prince qui ne renonçait jamais à une question. Les chômeurs perçoivent des dividendes ?

Ah non, les dividendes sont pour les actionnaires qui peuvent acheter d’autres actions qui leur servent à recevoir d’autres dividendes, et ainsi de suite. Ça s’appelle l’accumulation. Tu ne connais donc pas ça sur ta planète ? demanda le ministre, soudain l’air intéressé.

Sur l’étoile où j’habite, rien ne se vend, rien ne s’achète. Chacun rend des services gratuitement.

Le ministre demanda un instant. Il téléphona et, peu après, un monsieur bien mis et une dame avec de la prestance les rejoignirent. S’adressant à eux, le ministre leur dit :

Il existe une étoile non marchande. Pouvez-vous y apporter le progrès ?

Oui, répondit le monsieur bien mis. Mais, auparavant, il faut écrire une directive libéralisant le commerce des services entre les planètes.

Les habitants de mon étoile refuseront de renoncer à leurs services et de voir leur travail méprisé, objecta le petit prince.

La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? interrogea la dame, faussement ingénue.

Sentant les choses mal tourner, le ministre, patelin, dit au petit prince :

Donnez-nous l’adresse de votre étoile. Le capital ne fera qu’une visite de reconnaissance, car lui seul a la liberté totale de circuler.

Sur mon étoile, l’eau du puits est gratuite et elle coule sans l’aide du capital, s’entêta le petit prince.

Mais, dèjà, les autres étaient partis, emportant avec eux la position de l’astre encore inviolé. Le petit prince, étonné que l’on pût rêver d’une étoile pour autre chose que la lueur de son réverbère et la douceur de ses fleurs, reprit sa marche et rencontra le renard.

Tous les hommes sont-ils comme le ministre important, le monsieur bien mis et la dame fière ? lui demanda le petit prince.

Non, répondit le renard. Mais plus les marchands marchandisent, plus le lien social se distend et la solidarité se dissout dans l’appât du gain. Un modèle chasse l’autre.

Je ne comprends rien à votre histoire de modèles, rétorqua le petit prince, très en colère. Pour avoir autant de chômeurs et de précaires, souffrez-vous de trop ou de pas assez de solidarité ?

Modèle est un mot magique. Tu crois qu’il désigne ce qui est bon pour tous, ce qui est un bien commun à préserver et même à étendre. En fait, il désigne aussi n’importe quelle organisation existante, même catastrophique pour les plus humbles.

Votre modèle est encore plus compliqué que la fleur de mon étoile qui a des épines, murmura le petit prince.

Tu n’as pas vu le pire. Car il y a des experts du déclin qui expliquent que le modèle catastrophique est venu à cause d’un trop bon modèle antérieur et qu’il y a du chômage parce que nous ne travaillons pas assez longtemps. Nous n’avons plus de réverbères mais nous avons de puissants projecteurs médiatiques aveuglants qui sont tournés vers les miettes laissées aux pauvres, laissant dans l’ombre l’opulence, le luxe et le gaspillage.

Comment s’appelle votre modèle ? demanda le petit prince, au comble de la perplexité.

Capitalisme. Ça veut dire : modèle qui marchandise tout au nom de la mise en valeur.

Valeur, c’est comme modèle, vous m’embrouillez avec vos mots à double sens. N’y a-t-il donc personne pour s’insurger contre cette marchandisation des choses et des relations et contre cette perversion des mots ?

Oh, si. Mais combattre le modèle capitaliste suppose de réunir plusieurs conditions : mettre fin à la propriété qui autorise tous les accaparements dont celle des biens communs, placer ceux-ci hors marché, réconcilier progrès social et écologie et garantir que ces décisions soient prises démocratiquement. On essaie d’apprivoiser toutes ces choses ensemble pour en faire un réel anticapitalisme.

« Qu’est-ce que signifie apprivoiser ?

Ça signifie créer des liens (.) On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. »
siryne
 
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