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La culture comme forme de croissance
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2 avril 2005 02:05
La culture comme forme de croissance

Entrevue avec Abel Prieto

Alejandro Massia et Julio Otero


A première vue, il ne ressemble pas à un ministre. Son style informel
et juvénile (cheveux longs et tenue décontractée) en fait un des
dirigeants les plus atypiques de l'île des Caraïbes. Pourtant, sur le
point de fêter ses 54 ans, Abel Prieto a une histoire personnelle qui
garantit son parcours et la fonction qu'il occupe actuellement.
Diplômé en Langues et Littérature Hispanique, Abel Prieto a été
romancier, professeur de littérature, directeur de la maison d'édition
Letras Cubanas et président de l'Union des Ecrivains et des Artistes,
avant d'être nommé Ministre de la Culture à Cuba. Dans le cadre des
journées « Culture et liberté à Cuba », récemment célébrées à Cadiz,
nous avons eu l'occasion de l'écouter parler de la politique
culturelle cubaine. Au terme de la conférence, le ministre accepta
gentiment notre invitation à discuter avec Tiempo de Cuba. Voilà ce
qu'il nous raconta…

**/Quels sont les principes fondamentaux en vigueur sur lesquels se
fonde le modèle culturel cubain ?/**

Tout d'abord le modèle culturel cubain se caractérise par le principe
de démocratisation massive, c'est-à-dire qu'il touche tout le monde
sans aucune distinction. Par exemple, nous pouvons compter aujourd'hui
sur près de 50 écoles d'art réparties sur tout le territoire, dont le
but est d'éviter que le talent ne se perde et ce où qu'il se trouve,
dans les montagnes, dans les campagnes ou dans les villes. Ainsi s'il
y a un gamin doué pour la musique ou les arts plastiques, ce gamin
doit pouvoir étudier l'art, quelque soit l'endroit où il vit.
Le second principe est celui de la formation d'un public récepteur
cultivé pour toutes les manifestations de l'art, même pour celles
considérées comme sophistiquées. Pour nous, l'idée de créer une
capacité pour apprécier et dominer amplement les codes artistiques au
niveau des masses est fondamentale. Nous avons les exemples de
manifestations marginales comme le ballet classique, le théâtre
expérimental ou la peinture conceptuelle qui se sont formés un public
de connaisseurs à grande échelle.
Le troisième élément est que cette « massivité » soit accompagnée par
des exigences qualitatives, on ne veut pas promouvoir des déchets ou
une pseudo culture de consommation du peuple. Ce serait offenser le
peuple. Dans ce sens il est important de signaler l'usage fait ces
derniers temps des nouvelles technologies de la communication et de
l'information (télévision, vidéo, informatique) pour la diffusion de
l'éducation et de la culture.
Enfin un autre principe basique est la défense de la culture
nationale, d'un point de vue universel, sans tomber dans le
chauvinisme ou le provincialisme. Dans notre politique culturelle, il
y a une défense de la tradition cubaine, aussi bien de la culture
populaire que de la culture dite « supérieure », mais en même temps
nous travaillons très dur et dans des conditions très difficiles pour
diffuser la richesse de la culture universelle à l'intérieur de Cuba.

**/Quel type de culture étrangère est diffusée dans l'île ? /**

Il y en a une énorme variété. Pour ne citer que quelques uns des
participants à ces Journées, je dirai que nous avons publié des livres
d'Andrés Sorel, d'Alfonso Sastre et de Belén Gopegui. Nous avons aussi
diffusé énormément de littérature latino-américaine et, chose
curieuse, nous avons réalisé un grand travail avec la littérature
nord-américaine. Car pour nous être anti-impérialiste ne signifie pas
être anti-étasunien. Nous sommes conscients que les grands créateurs
étasuniens sont aussi victimes de la soi-disant industrie du
divertissement et nous essayons de créer des liens avec les gens
honnêtes de ce pays. Un grand nombre d'écrivains et de cinéastes
nord-américains sont venus de tous temps à nos festivals de cinéma et
à nos salons du livre jusqu'à ce que Bush leur retire la permission
d'aller sur l'île. En parlant de ça, je voudrais préciser que les
échanges culturels avec les Etats-Unis ont toujours été limités par
l'administration nord-américaine. Jamais par nous, qui avons au
contraire toujours favorisé le dialogue avec ce qu'il y a de meilleur
dans la culture nord-américaine.

**/Qu'est-ce qui fait de Cuba un pays différent des autres pays
culturellement parlant ?/**

Je dirais que tandis que dans d'autres endroits le marché dicte les
règles du jeu, à Cuba nous l'utilisons seulement pour promouvoir
internationalement notre culture. Nous, nous pensons que le marché est
un grand ennemi de la culture et de l'art véritable. En fait au cours
de ces dernières décennies, chaque fois qu'il est apparu une
manifestation artistique avec un sens critique, le marché a toujours
essayé de la corrompre. C'est pour cela nous le nécessitons uniquement
comme moyen de promotion mais sans faire de concession. Le marché ne
décide pas de notre politique culturelle comme il peut le faire en
d'autres lieux où les gens peuvent ne pas connaître un grand écrivain
ou musicien de leur pays mais savoir parfaitement quels sont les amis
de Mickael Jackson.

**/Dans quelle mesure le domaine culturel est-il affecté par l'embargo
des Etats-Unis ? Quel impact a-t-il dans le développement culturel du
pays ?/**

Un très gros impact. Pense au fait qu'il nous reviendrait extrêmement
moins cher d'acheter une grande partie des fournitures aux Etats-Unis,
comme par exemple les instruments de musique ou les matériaux d'art
plastique pour nos écoles d'art, mais à cause de l'embargo cela nous
est impossible. Si on prend par exemple le domaine musical, il est
impossible d'évaluer l'argent perdu en droits d'auteur par nos
musiciens. La musique cubaine a traditionnellement occupé un marché
énorme aux Etats-Unis. On ne peut chiffrer ce que représenterait
l'accès au marché nord-américain pour nos maisons de disque d'Etat et
pour nos musiciens. On ne peut pas non plus calculer ce que
signifierait économiquement que nos artistes puissent entrer dans les
grandes galeries et les maisons d'enchère aux Etats-Unis, les pertes
n'étant pas seulement économiques mais aussi promotionnelles.
Aujourd'hui les Etats-Unis sont malheureusement essentiels et
déterminants pour la promotion artistique. On ne peut pas non plus
oublier les choses horribles qu'ils ont infligées à beaucoup de nos
artistes, comme Ibrahim Ferrer ou Chucho Valdés à qui on a refusé le
visa d'entrée aux Etats-Unis car on les a considérés « personnes
dangereuses pour les intérêts et la sécurité nationale ». Comme s'ils
étaient des terroristes ! Enfin, je t'avouerai que le peuple
nord-américain est aussi dans une certaine mesure une victime de
l'embargo car on leur empêche l'accès au message culturel de Cuba.

*//Dans quel contexte est apparue la « bataille d'idées » et quelle
est sa signification politique, sociale et culturelle ?//*

Bon, la bataille d'idées est apparue pendant la lutte pour le retour
d'Elián González, l'enfant qui a été séquestré à Miami il y a quelques
années. Tout Cuba se boulversa pour cette affaire et nombreux furent
les artistes, professionnels de la presse et de la culture du monde
entier qui participèrent unis au peuple dans les multiples actions
pour réclamer le retour de l'enfant. A cette époque Fidel eut l'idée
de travailler pour inculquer aux Cubains une culture générale
intégrale et en même temps amener cette culture en tous lieux. Pour le
150ème anniversaire de la naissance de José Martí, Fidel a dit que le
travail principal des gens honnêtes de ce monde était de « semer des
idées, semer des consciences », semer tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur du pays. Pour cela, face à la stupidité, à la barbarie et
à la loi du plus fort qui tente de s'imposer partout dans le monde,
nous essayons de défendre l'idée qu'un autre monde est possible. Face
au modèle néolibéral, cette impitoyable version du capitalisme qui
réserve le luxe de la consommation à une infime minorité et exclue les
trois quarts de la population mondiale, nous mettons en avant les
valeurs de justice sociale et de démocratie authentique. Nous pensons
que ce qu'il y a à mondialiser ne sont ni les bombes ni la haine, mais
la paix, la solidarité, la santé, l'éducation pour tous, la culture
etc. Pour cela, quand nos médecins vont aider la population dans
d'autres pays, même si leur mission est de travailler pour la santé,
ils sont aussi porteurs de nos valeurs et de nos principes de
solidarité.
Ceci est l'essence de la bataille d'idées ; un travail de type
idéologique que nous faisons de diverses manières, en incorporant
d'ailleurs de nombreux jeunes. Le rôle actuel de l'Union des Jeunes
Communistes (UJC) dans la vie du pays est en grande partie lié à ceci.
La bataille d'idée est aussi très liée avec les milliers de
travailleurs sociaux que nous avons formés pour aider les secteurs les
plus défavorisés, les professeurs d'art que nous avons préparé dans
tout le pays et l'utilisation des nouvelles technologies de la
communication pour diffuser la culture, l'éducation (on compte
aujourd'hui deux chaînes de télévision éducatives) mais aussi pour
apporter la vérité de Cuba dans le monde entier grâce à Internet. La
bataille d'idée est formée par tout ceci, aujourd'hui elle est plus
orientée vers ce qui se passe au Venezuela et le modèle de
collaboration solidaire qui est mis en place entre les deux pays.

*//Un des thèmes abordés dans ces journées fut celui du rôle des
intellectuels et l'éloignement progressif qu'ils ont montré par
rapport à la Révolution Cubaine. Sur quoi repose cette position de
rejet, voire de condamnation dans tant de cas ?//*

Je dirais que ça a beaucoup à voir avec tout le travail effectué par
la droite ces dernières années pour altérer la fonction critique de
l'intellectuel. Tu remarqueras que tous les circuits de reconnaissance
intellectuelle sont aux mains de la réaction. On a dépensé beaucoup
d'argent pour que les intellectuels renoncent à leur position critique
face au système. Je pense que beaucoup d'entre eux ont été contaminés
par ces manoeuvres et certains ont été trompés par les campagnes de
diffamation contre Cuba, mais il y en a d'autres qui ont simplement
arrêté d'être ce qu'ils étaient et se sont casés. Dans un sens, la
Révolution Cubaine leur rappelle ce qu'ils ont été dans leur jeunesse
et ce qu'ils ne sont plus. Ainsi la cause cubaine les dérange
particulièrement car elle leur apparaît comme une sorte de fantôme qui
leur fait honte et leur montre qu'ils ont renoncé.
De toutes façons ceci est très lié avec ce que je te disais juste
avant sur le rôle du marché. Parfois je me demande ce qui s'est passé
avec la chanson contestataire nord-américaine des années 70. Qu'ont
fait les Etasuniens avec les grandes chansons d'auteurs tels que Bob
Dylan ou Joan Baez ? Tout ceci fut détruit par le marché qui a altéré
le sens critique de l'expression artistique. Ce fut pareil avec le rap
ou le hip-hop qui sont nés dans les quartiers noirs de New York comme
un grand cri de contestation, mais cette authenticité et cette
rebellion originelle du rap qui dénonçait la discrimination raciale et
les problèmes sociaux ont été progressivement anéanties par le marché.
Aujourd'hui ils lancent un rap « light » comme celui d'Eminem, qui
parle de plaisir, de sexe... mais qui n'a rien à voir avec les racines
de ce mouvement. C'est comme si le marché se chargeait de corrompre
tout ce qui peut porter atteinte au système.

*//Vous ne craignez pas que l'ouverture au tourisme introduise une
mentalité consommatrice chez les Cubains, surtout chez les jeunes ? Ne
courons-nous pas le risque que les valeurs et les idéaux de la
révolution soient substitués par ceux du marché et des sociétés
capitalistes ? //*

Je crois que c'est le défi qu'il y a à affronter. Dans ce monde
globalisé dans lequel nous vivons, il est impossible de penser à une
île utopique entourée d'une grande muraille chinoise (plutôt cubaine
dans ce cas). C'est absurde et impossible. Les Cubains ne sont pas
dans une éprouvette de laboratoire ou un secteur stérile d'hôpital.
Nous appartenons à ce monde et nous devons être conscients que la
contamination s'introduira toujours de toutes parts. Par conséquent ce
que nous devons faire est préparer la population pour qu'elle puisse
affronter cette contamination, en leur instaurant des habitudes
culturelles précoces, en leur apprenant à penser par eux-mêmes.
Aujourd'hui, la phrase de Martí « être cultivé est l'unique façon
d'être libre » est plus d'actualité que jamais. Quelqu'un est
réellement libre quand il est éduqué, qu'il possède de profondes
références culturelles, en plus d'une connaissance approfondie du
monde dans lequel il vit.
Si on se réfère à ceci, je ne crois pas que la solution puisse venir
de l'interdiction. Ce n'est pas la voie de notre politique culturelle
et éducative qui est d'ailleurs parfaitement résumée dans une phrase
de Fidel des années 70 : « Nous ne disons pas au peuple de croire mais
de lire ». C'est l'essence de notre politique culturelle qui n'a rien
à voir avec la formation de fanatiques ou de fondamentalistes, mais la
formation de personnes qui assurent leur devoir envers la Révolution
grâce à la culture. Pour cela nous passons tous les films qui nous
arrivent du satellite, et tu peux me croire qu'il y en a quelques uns
qui sont vraiment mauvais et néfastes, mais on les passe quand même.
Parce qu'on accorde beaucoup d'importance à ce que le Cubain ne croit
pas qu'on lui interdit les produits de cette culture de masse. Notre
politique est d'essayer que les gens soient préparés intérieurement à
décider d'eux-mêmes ce qu'ils doivent voir ou ne pas voir. Pour
affronter ce défi, la solution est dans la qualité de l'éducation et
le travail des médias de communication. Par chance à Cuba nous n'avons
pas de médias privés et nous pouvons compter sur eux pour promouvoir
la lecture et pour stimuler nos projets culturels. Chose impossible
dans d'autres pays.

*//Quels est actuellement l'état des relations culturelles entre Cuba
et l'Etat espagnol ? Y a-t-il des chances qu'elles s'améliorent grâce
au changement de gouvernement parvenu il y a peu ?//*

C'est sûr que pendant le gouvernement de José María Aznar, ils ont
fait tout leur possible pour détériorer les relations avec Cuba, pas
seulement au niveau culturel mais dans tous les domaines. Cependant il
est vrai qu'en marge des autorités il y a toujours eu une relation de
type culturel entre les deux peuples, ce qu'aucun gouvernement ne peut
empêcher.
De plus, avec la ministre Carmen Calvo, il y a eu une bonne relation
depuis qu'elle a été conseillère de l'Assemblée d'Andalousie et je
pense qu'elle est favorable à la collaboration entre nos pays. De
notre côté il n'y a aucun obstacle. Nous sommes d'ailleurs intéressés
par diversifier la présence culturelle du monde à Cuba,
particulièrement la présence espagnole. Nous ne politisons jamais la
relation culturelle, au contraire. Nous mettons particulièrement
l'accent sur une constante présence de la culture européenne et
universelle sur nos scènes, dans nos salles de cinéma et de théâtre..
De toutes façons il faut étudier les prochaines initiatives qui vont
avoir lieu. Il me semble qu'il est un peu tôt pour percevoir les
changements dans les relations culturelles entre les deux pays et un
peu aventureux de donner des pronostics en ce sens.

*//Comment envisagez-vous le futur ? Quelle importance attribuez-vous
à la culture dans la continuation et le développement de la Révolution
Cubaine ?//*

Vois-tu, Fidel a placé la culture au cœur de la résistance cubaine. La
culture jouit aujourd'hui d'un rôle central et d'un prestige social
qu'elle n'avait jamais eus auparavant. Je pense que cette apogée doit
s'accompagner d'une Cuba qui a résolu ses problèmes matériels pour les
majorités et vaccinée contre la propagande consumériste. En ce moment
nous essayons de réaliser un socialisme encore plus humain mais ça ne
veut pas dire que nous accepterons les chantres du consumérisme. Nous
ne pouvons pas créer un avenir aux Cubains dans lequel chaque famille
possèdera deux voitures, une piscine et une villa comme on peut le
voir dans les films yankees, mais on peut leur garantir des conditions
de vie dignes, et que cette vie soit en même temps riche en termes
spirituels et culturels. On essaye de concevoir la culture comme une
forme de croissance et d'accomplissement personnel, ce qui est lié à
la qualité de vie. Dans ce sens, nous sommes convaincus que la culture
peut être un antidote à la consommation et à cette idée répandue qu'il
n'y a qu'en achetant que l'on peut être heureux dans ce monde. Je
crois que cela doit être notre but.

Source : Tiempo de Cuba

traduction Christophe Lemaire

Extrait du bulletin de CSP
 
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