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Les chiites écartelés entre Téhéran et Bagdad
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25 octobre 2005 02:21
Effervescence au Proche-Orient

Les chiites écartelés entre Téhéran et Bagdad


La victoire de la liste parrainée par l’ayatollah Sistani aux élections législatives irakiennes a fait surgir la crainte d’une « menace chiite ». Pourtant, les débats au sein des communautés chiites reflètent avant tout une grande diversité religieuse et politique.




Par Ahmad Salamatian
Ancien député iranien.


Depuis la victoire électorale, le 30 janvier 2005, de la liste de coalition irakienne parrainée par le grand ayatollah Seyyed Ali Sistani, un spectre hante les palais, les chancelleries et des médias du monde arabe : celui du « croissant chiite ». Son territoire : des sommets du Mont-Liban jusqu’aux montagnes du Grand Khorasan, dans le nord-est de l’Iran, en passant par la Mésopotamie, les côtes du golfe Persique – notamment la région est et pétrolière de l’Arabie saoudite – et le plateau iranien. Cet épouvantail est né dans les officines d’études stratégiques essentiellement américaines. Allié objectif ou supposé des ennemis d’antan, ce « pouvoir chiite » prend place dans la galerie déjà bien fournie des ennemis à combattre, des menaces à repousser et des complots à déjouer qui affolent les imaginations fertiles de la région.

Pourtant, une observation même rapide de celle-ci, et notamment du pouvoir religieux en place à Téhéran, incite l’observateur à écarter toute généralisation hâtive afin de mieux percevoir la diversité du chiisme proche-oriental.

Il est vrai, par exemple, que les chiites ont revendiqué une meilleure représentation en Irak, au Liban et, d’une autre manière, à Bahreïn. Mais il faut y voir l’exigence de populations majoritaires, longtemps négligées, voire brimées, qui considèrent les liens et structures religieux comme le ciment et l’ossature de leur cohésion communautaire.

En Arabie saoudite, c’est différent : se mobilise une religion minoritaire, réprimée comme hérétique et privée de ses droits et libertés fondamentaux. De même au Pakistan et en Afghanistan, mais avec un facteur supplémentaire : en prenant comme cible le particularisme religieux chiite dénoncé comme une hérésie, l’activisme fondamentaliste sunnite se réclamant du wahhabisme a renforcé le lien communautaire chiite. Tout autre est la situation en Iran, où s’essouffle le pouvoir autoritaire issu d’une révolution (1979) et de la guerre contre l’Irak (1980-1988), aux prises désormais avec une société de plus en plus contestataire (lire Paradoxe iranien).

En Iran, le « guide » contesté
Au cours de son voyage à Paris, en avril 2005, le président iranien Mohammad Khatami n’avait pas hésité à constater l’échec de sa politique de réformes. Il affirmait qu’« un pouvoir religieux n’est point réformable dans le sens de la démocratie sans une nouvelle lecture démocratique de la religion et de ses relations avec le suffrage universel ». Tiré de « l’histoire du christianisme et de l’Eglise », cet enseignement, avait-il précisé, est « aussi prouvé dans l’histoire de l’islam sunnite, plus enclin à un légitimisme et à une fonctionnarisation des religieux ». Non sans un certain dépit, il ajoutait que, grâce à son expérience, il en était arrivé à la même conclusion « pour la religion chiite, qui, plus contestataire du pouvoir marqué du sceau de l’usurpation originelle et en fusion avec l’idée de la justice, avait l’illusion de pouvoir échapper à la règle ». Il reconnaissait enfin que, dans tout système politique se réclamant d’une légitimité transcendante, une partie des tenants du pouvoir « pouvait bloquer tout changement démocratique sous prétexte de défendre le caractère sacré confèrent à toute une série de traditions et de privilèges ».

Les huit années de présidence tumultueuse d’un des serviteurs les plus loyaux de la République islamique ont donc eu au moins le mérite d’en finir avec une illusion. Au seuil du vingt-cinquième anniversaire de la révolution, le désenchantement à l’égard des hommes au pouvoir à Téhéran dépasse largement les rangs d’une jeunesse désabusée : il atteint jusqu’aux sommets de l’Etat, et même de la hiérarchie chiite. Paradoxalement il a profité à M. Mahmoud Ahmadinejad, qui a su détourner à son profit la volonté de lutte contre la corruption (symbolisée par M. Hachemi Rafsandjani) et pour une société plus juste.

Nous voici bien loin de l’utopie originelle de l’Etat islamique chiite : dans les années 1970, sur proposition des oulémas chiites libanais par le fondateur du parti Al-Daawah irakien, l’ayatollah Mohammad Bagher Sadr (1) avait rédigé une « note préliminaire à propos de la Constitution de la République islamique en Iran » et l’avait adressée à l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, encore en exil à Paris. Ce texte formulait une première ébauche codifiée du projet constitutionnel de pouvoir clérical chiite. Conformément à la théorie du velayat-e faqih – textuellement, le « gouvernement du docte » (lire Des mots pour comprendre) –, ce pouvoir ne reconnaissait ni frontière ni nationalités. Il était censé dominer l’ensemble de l’oumma (communauté des croyants) musulmane au sein d’un Etat islamique universel devant régner jusqu’au retour de l’imam caché (lire Des mots pour comprendre).

Au sommet du pouvoir se trouvait le marjaa, référent et source d’imitation des fidèles : représentant de l’imam caché, il devait incarner l’Etat dans tous ses aspects, jouir du monopole de tous ses attributs et exercer ces derniers par l’intermédiaire des membres du clergé et des hawzés, les écoles et séminaires religieux. Cette théorie, nouvelle dans sa version politique, fut greffée au projet constitutionnel après la révolution, bien que minoritaire, critiquée ou rejetée par des tenants de la tradition chiite tels que le grand ayatollah Khoï, installé à Nadjaf, des libéraux comme l’ayatollah Shariatmadari, à Qom, ou des hommes de gauche comme l’ayatollah Taleqani, à Téhéran. Elle déboucha sur un Etat chimérique, la « République islamique », dont les deux termes « République » et « islamique » n’ont jamais cessé d’être antagoniques (2).

Paralysé par les convulsions révolutionnaires, subjugué par l’aveuglant spectacle de la prise des otages de l’ambassade américaine (1979), et surtout enchaîné dans les tranchées de la sanglante guerre de huit ans déclenchée par l’Irak du président Saddam Hussein, le mouvement démocratique iranien n’a pu empêcher la mainmise totale sur le pouvoir d’une oligarchie à prédominance cléricale (3). Erigé en dogme suprême de l’idéologie officielle, le velayat-e faqih se présentait comme la clef de voûte de la nouvelle construction de la foi politique. Et les slogans officiels voueront tous ses détracteurs à la damnation, aux côtés du grand et des petits satans. Aujourd’hui encore, à l’occasion de tout rassemblement public, la foule entonne la litanie des fameux slogans : « Mort à l’Amérique ! Mort à l’Angleterre ! Mort à Israël ! Mort à Saddam ! » et conclut par : « Mort à ceux qui s’opposent au velayat-e faqih ! »

L’ayatollah Khomeiny a toujours considéré que sa légitimité première, religieuse, procédait de son statut de marjaa. Il avait réussi à établir solidement celui-ci dans les hawzés de Qom d’abord, puis de Nadjaf (durant son exil entre 1964 et 1978), en assurant quotidiennement les offices religieux et en dirigeant des séminaires théologiques qui formèrent des milliers de clercs, lesquels devinrent à leur tour influents. C’est cette prééminence du religieux qui l’amena, dans son testament, à demander que ce soit l’ayatollah Golpayegani, le grand marjaa de Qom, dépourvu de tout poste dans la hiérarchie étatique, qui préside à la prière de sa mort.

La disparition de l’ayatollah Khomeiny, quelques mois après la mise à l’écart de l’ayatollah Montazeri – le seul parmi ses compagnons d’aventure révolutionnaire qui pouvait prétendre au statut de marjaa – confronta ses successeurs à un grave problème de légitimité religieuse. Composé de MM. Ali Khamenei, Ali Akbar Rafsandjani et Ahmad Khomeiny, le triumvirat qui s’était trouvé au sommet de l’Etat durant les derniers mois de sa maladie avait modifié à la hâte la Constitution : il ne fallait plus forcément être marjaa pour assumer la fonction du velayat-e faqih. Autrement dit, le premier Etat clérical chiite, face aux difficultés de la succession, abandonnait la primauté du religieux sur le politique. De fait, subalterne dans la hiérarchie religieuse, le successeur de Khomeiny, M. Ali Khamenei, pouvait difficilement prétendre au statut de marjaa, pourtant condition indispensable pour faire accepter sa prééminence sur les écoles et les institutions cléricales.

On conféra néanmoins au nouveau guide des pouvoirs absolus dans les affaires politiques comme religieuses. L’allégeance totale au guide devenait la condition préalable pour prétendre à tout droit relevant du citoyen ; et le moindre doute sur cette allégeance devenait motif d’inquisition. Malgré ces atouts, et de considérables moyens financiers, l’ayatollah Ali Khamenei n’a jamais réussi à s’imposer comme autorité suprême, ni en Iran ni dans le reste du monde chiite, que ce soit parmi les fidèles ou au sein de la hiérarchie religieuse. Bref, la légitimité religieuse et celle de l’Etat se sont à nouveau séparées, avec chacune ses exigences et ses présupposés propres, souvent contradictoires. La distribution de l’argent et des privilèges dans un Etat rentier, dont le budget est essentiellement alimenté par les revenus du pétrole, devint dès lors le principal moyen d’acheter les faveurs d’une partie de la hiérarchie religieuse, a priori docile. Et ce favoritisme allait engendrer une nouvelle catégorie de profiteurs de l’Etat, appelés agha zadeh (« fils d’ayatollah »), figures de proue des inégalités croissantes dans la société.

Cette confusion du politique et du religieux a poussé le chiisme iranien à une fonctionnarisation du clergé et à une étatisation de son financement, comme dans le monde sunnite. Elle a sonné le glas de l’autonomie du clergé chiite, fondée sur son financement par les dons des fidèles, autonomie que lui enviait le clergé sunnite. Par ailleurs, conscient de sa faiblesse, le guide s’est acharné à renforcer ses attributs étatiques, en premier lieu son contrôle direct et quotidien sur les organes militaires et de sécurité : il a passé une grande partie de son temps dans les casernes, et assisté aux innombrables défilés et revues militaires.

Incapable de prétendre à l’autorité religieuse grâce à laquelle son mentor avait abattu la monarchie du chah, il accumula des pouvoirs qui le firent ressembler à un chef de l’Etat d’avant la révolution. Une grande partie de la population n’hésite d’ailleurs plus, par dérision, à l’appeler « Seyyed Ali Shah » – et non « grand ayatollah ».

A la veille du centenaire de la première révolution iranienne de 1906, qui tenta de mettre fin au pouvoir monarchique absolu, la figure du guide et son omnipotence focalisent désormais l’opposition du mouvement démocratique. Si l’électorat a porté par deux fois M. Mohammad Khatami à la présidence, c’était pour combattre cet absolutisme. Et si le désenchantement populaire est si grand à l’encontre des réformateurs, malgré les acquis engrangés par la société civile durant la période Khatami, c’est justement en raison de son incapacité à contenir les excès du velayat-e faqih : le guide désigné à vie concentre l’essentiel des attributs de l’Etat, échappe à tout contrôle démocratique et achète de plus en plus ses appuis parmi les forces armées, les appareils de contrôle et de répression, ainsi que les organes de propagande.

De surcroît, la grande majorité des religieux de base prend ses distances à l’égard de l’institution même du velayat-e faqih. Et pour cause : d’une part, ils sont privés de ses privilèges et de ses faveurs ; de l’autre, la population, mécontente de la détérioration de ses conditions de vie, rechigne de plus en plus à accorder sa confiance et sa contribution financière à un clergé soupçonné de bénéficier des deniers de l’Etat. De telle sorte que l’opposition démocratique et la société civile trouvent à leurs côtés nombre de clercs et de religieux, issus non seulement du quiétisme traditionnel d’une grande partie des oulémas chiites, mais aussi du radicalisme révolutionnaire, fervent adepte du velayat-e faqih dans les premières années : comme l’ayatollah Montazeri, ils n’hésitent plus à reconnaître leur erreur et exigent une révision de cette théorie pour limiter les prérogatives du guide aux affaires strictement religieuses (4).

En Irak, le pouvoir baasiste, se réclamant du nationalisme, se montrait impitoyable à l’égard du clergé chiite arabe, qui, avec ses grandes figures des années 1970, telles que Seyyed Mohsen Hakim et Seyyed Mohammad Bagher Sadr, n’avait pas hésité à le défier. Ces hommes risquaient souvent la liquidation physique ; et les religieux non arabes installés en Irak, l’expulsion et le bannissement – nonobstant l’ancienneté de leur résidence.

Mais l’importance des centres religieux chiites et leur enracinement en Mésopotamie (avec les villes saintes de Nadjaf et de Kerbala), le rayonnement de leurs hawzés et écoles religieuses offraient aussi un champ d’action au pouvoir irakien. Ce dernier jouait donc un jeu subtil à l’égard de certains grands ayatollahs non arabes, notamment ceux qui étaient d’origine iranienne. C’est ainsi que, malgré des tensions occasionnelles, un modus vivendi s’était instauré entre Bagdad et le grand ayatollah d’origine iranienne Seyyed Abolghassem Khoï : quiétiste, celui-ci ne dissimulait pas son opposition à l’activisme politique des religieux, et surtout à la théorie du velayat-e faqih. Sa préoccupation principale était la protection des hawzés de la ville sainte de Nadjaf, dont l’autoritarisme laïcisant du Baas menaçait l’influence et le rayonnement millénaires, et qui étaient plus ou moins tolérés même sous la domination ottomane. Nadjaf souffrait aussi de la rivalité avec la ville sainte de Qom, en Iran, qui, grâce aux largesses de l’Etat, offrait plus d’avantages et de perspectives aux élèves et aux enseignants. Si bien que l’indépendance de Nadjaf à l’égard des pouvoirs établis à Téhéran comme à Bagdad devenait la condition indispensable de son fonctionnement : elle supposait un jeu d’équilibre entre les deux pouvoirs ennemis.

Adepte de la même tradition et lié de près à l’effort entrepris par l’ayatollah Khoï, l’ayatollah Seyyed Ali Sistani doit son arrivée à la tête de la hiérarchie religieuse chiite – reconnue aussi bien en Irak et en Iran que dans les autres communautés chiites du monde – à l’observation stricte de la même politique. Pour sauvegarder les intérêts à long terme du chiisme et de ses structures face à deux Etats animés par des préoccupations nationales contradictoires, et pour maintenir son influence comme sa respectabilité au sein des populations vivant dans ces Etats, tout doit être mis au service de la sauvegarde d’une certaine indépendance. Et si celle-ci s’oppose à une trop grande confusion avec l’Etat, alors il faut interdire à la hiérarchie religieuse et à ceux qui s’en réclament tout exercice direct du pouvoir politique. C’est ainsi que l’ayatollah Sistani, comme son prédécesseur Khoï, a retrouvé le chemin de la grande tradition chiite d’indépendance à l’égard du pouvoir terrestre, désacralisé, considéré comme un moindre mal dans l’attente eschatologique du retour de l’imam caché et l’avènement du pouvoir du messie infaillible.

Alors que Qom, centre des écoles et des séminaires religieux chiites en Iran, souffre d’être mise sous tutelle par les autorités politiques et privée des dons de nombreux fidèles, sa sœur aînée dans l’histoire du chiisme, la ville sainte de Nadjaf, retrouve sa place d’antan grâce à l’autonomie et à la liberté de critique qu’elle a reconquises depuis la chute de M. Saddam Hussein. Certes, elle est loin de disposer des moyens que l’Etat iranien met à la disposition de Qom, mais l’extraordinaire ascension de Seyyed Ali Sistani, pourtant encore titulaire d’un passeport iranien, uniquement grâce à son influence spirituelle, renverse le dynamisme religieux interne du chiisme. Il jouit désormais d’une autorité religieuse suprême non seulement sur Nadjaf, mais sur l’ensemble du monde chiite, et notamment en Iran, où son influence, sa popularité et les moyens financiers à sa disposition dépassent de loin ceux de ses rivaux et adversaires.

Compromis en Irak
La tradition millénaire du quiétisme chiite prend ainsi sa revanche sur l’activisme révolutionnaire des années 1970, essoufflé par l’usure du pouvoir et par les nécessités de la gestion d’une société moderne. Dès les premières semaines qui ont suivi la chute du régime baasiste, malgré les attentats et l’insécurité, Nadjaf et Kerbala se sont à nouveau ouvertes aux pèlerins iraniens, qui y trouvent des maîtres spirituels plus proches de leur messianisme eschatologique. Le vieux maître de Nadjaf représente dans leur imaginaire comme l’antithèse des despotes au pouvoir dans leur pays. Le marjaa chiite retrouve dès lors son rôle traditionnel d’antipouvoir : il offre refuge aux fidèles face aux mollahs usurpateurs.

Le mode d’accession au pouvoir des forces chiites en Iran et en Irak est aussi très différent. A Téhéran, une révolution populaire l’avait emporté avant de placer son destin dans les mains d’un chef charismatique, auréolé de la victoire contre la monarchie ; à Bagdad, il a fallu l’intervention militaire des Etats-Unis et de leurs alliés pour renverser la dictature, et pour ouvrir du même coup la voie à des centaines de partis et de groupes politiques d’origines diverses.

Le mouvement chiite irakien doit donc travailler avec d’autres courants politiques et accepter les compromis que l’occupant lui impose. Et, même si l’habileté tactique de l’ayatollah Sistani lui a permis d’unir les oulémas chiites et de gagner les élections de janvier 2005, la composition complexe de cette communauté et de ses représentations politiques et religieuses le contraint à un jeu d’équilibre et à un fonctionnement pluraliste plus proche du jeu démocratique. Enfin, la mosaïque communautaire irakienne et la nécessité d’alliances avec les représentants d’autres communautés, comme les Kurdes ou les populations sunnites, imposent à tous les courants du chiisme irakien – même les plus extrémistes – de modérer leurs exigences islamistes.

C’est ainsi que le premier ministre Ibrahim Al-Jaafari, dirigeant d’Al-Daawah, et les ministres issus du Conseil suprême de la révolution islamique irakienne (CSRII) semblent avoir renoncé à leur rêve : ils doivent s’en tenir à l’instauration d’un Etat fédéral sur la base d’un compromis démocratique, afin que toutes les composantes de la société se sentent suffisamment représentées pour éviter à la fois un éclatement communautaire et la tentation du retour à un Etat autoritaire, avec la bénédiction de l’occupant.

Sur certains axes principaux des quartiers chiites de Beyrouth et des villes du sud du pays du Cèdre, de grands portraits du guide iranien, l’ayatollah Khamenei, avec le titre pompeux de valyyé amre moslemine (« le tuteur chargé de gouverner tous les musulmans du monde »), traduisent la prétention de rétablir le califat sur l’ensemble du monde musulman (5). Mais la tentative d’imposer à tous les fidèles le guide iranien comme marjaa, source d’imitation, a eu encore moins de succès au Liban qu’en Iran. La figure de proue des religieux chiites libanais, l’ayatollah Hossein Fadlallah, n’a pas caché son irritation face aux visées hégémoniques du guide iranien : il n’a pas hésité à critiquer la théorie du velayat-e faqih, insistant sur la nécessité de sauvegarder l’indépendance de l’institution du marjaa et de faire respecter le libre choix par les fidèles de leur source d’imitation.

Si la direction du Hezbollah, tributaire des largesses financières de Téhéran, affiche ses bonnes relations avec le pouvoir iranien, cette organisation est traversée par les débats théologiques qui font rage à Qom et à Nadjaf sur le bien-fondé de la théorie du velayat-e faqih comme par les débats politiques au sein du pouvoir iranien. De plus, le Hezbollah a développé de nombreuses activités sociales et culturelles, et joue un rôle politique grandissant sur la scène libanaise, ainsi que viennent de le confirmer les élections législatives. Certes, jusqu’à il y a cinq ans, les impératifs de la lutte contre l’occupant israélien imposaient une union sans faille de la communauté chiite derrière le Hezbollah et la résistance. Mais, depuis la libération du Liban sud, cet unanimisme se fissure du fait de la diversité interne des chiites, de l’ancienneté d’autres organisations – religieuses, comme le Conseil des oulémas chiites, ou politiques, comme Amal – et de la nécessité de compromis au sein de la mosaïque libanaise.

Dans ces conditions, la théorie du velayat-e faqih, parce qu’elle confond à l’extrême la politique et le religieux, loin de rassembler l’ensemble des communautés chiites du monde autour d’un projet d’Etat islamique, constitue désormais une pomme de discorde. Jusqu’en Iran, son berceau, un mouvement large et dynamique la conteste, au nom d’une certaine séparation entre les pouvoirs politique et religieux. Les uns cherchent leur salut dans la religion, les autres leur libération dans la politique.

Lire aussi : Des mots pour comprendre

(1) Assassiné, avec une grande partie de sa famille, par les services de M. Saddam Hussein le 9 avril 1980.

(2) Lire Ahmad Salamatian et Simine Chamlou, « Les dix années de la révolution islamique en Iran », Revue du tiers-monde, n° 123, Paris, juillet-septembre 1990.

(3) Voir, du même auteur, « La révolution iranienne broyée par ses contradictions », Le Monde diplomatique, juin 1993 ; « L’imam Khomeiny se retourne contre les conservateurs », Le Monde diplomatique, juin 1988.

(4) Eric Rouleau, « Un enjeu pour le monde musulman ; en Iran, islam contre islam », Le Monde diplomatique, juin 1999.

(5) Le dernier califat (pouvoir souverain sur l’ensemble du monde musulman) a été aboli en 1924 par Mustafa Kemal, dit Atatürk, fondateur de la République turque laïque sur les ruines de l’Empire ottoman.



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