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la chaîne arabe Al-Jazira en anglais
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7 décembre 2006 16:08
L’info par la face Sud
Depuis novembre, la chaîne arabe Al-Jazira a une sœur anglophone. Son objectif : couvrir en priorité les pays oubliés de l’information, de l’Afrique à l’Amérique du Sud. Une révolution dans le paysage télévisuel mondial.
Près de Hyde Park Corner, sur Knights-bridge, un chauffeur en livrée écrase sa cigarette et entre dans une Rolls dernier cri garée devant un luxueux hôtel. Dans la voiture, un petit écran sur lequel on devine des images du Liban. Au coin de l’écran, le sigle élégant d’Al-Jazira English (AJE), version anglaise de la chaîne qatarie. Damned ! Lancée le 15 novembre, la nouvelle chaîne d’info continue, dont le siège est situé à 30 mètres à peine de la Rolls, fait déjà partie du paysage britannique.

Dix ans après sa création en langue arabe, Al-Jazira vient donc de s’offrir sa déclinaison anglophone. Ça paraît presque anecdotique, c’est pourtant une révolution. D’abord parce que cette nouvelle chaîne va pouvoir informer des millions de musulmans non arabophones jusque-là contraints de regarder BBC World ou CNN International. Mais, surtout, parce que pour la première fois, l’information va remonter du Sud vers le Nord. Et si George Bush Jr. était pris d’une envie subite d’attaquer la Syrie, les Occidentaux anglophones pourraient alors avoir deux sons de cloche au lieu d’un seul (comme lors de la campagne irakienne de 2003).

Plantés dans le dispendieux cœur de la capitale britannique, les rutilants locaux de la chaîne abritent cent trente personnes. Financée à 100 %, comme son aînée, par l’émir du Qatar, Amhad ibn Khalifa al-Thani, AJE dispose de deux autres bureaux similaires, à Kuala Lumpur et à Washington, et d’un quartier général plus vaste encore à Doha, au Qatar. Huit cents journalistes et techniciens au total, soixante nationalités, une armada disposant d’un réseau très dense de correspondants disséminés dans une soixantaine de bureaux nationaux ou régionaux. Actuellement diffusée douze heures par jour, AJE sera disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre au 1er janvier. Les bureaux se relaieront en suivant poétiquement la course du soleil, de Kuala Lumpur à Doha, puis de Londres à Washington. Avec toujours le même rythme : une demi-heure de news, une demi-heure de documents.

A Londres, au bout de la longue « newsroom » truffée d’écrans numériques, sur lesquels sont penchées les abeilles ouvrières de l’information, Sue Phillips, chef du bureau, organise sa ruche. Elle travaillait pour la télé publique canadienne quand elle a été contactée. « J’ai été surprise, et flattée. Mais je savais que la chaîne qatarie était controversée. J’ai dû faire des recherches avant de me lancer. » Effectivement, si en Europe la version arabe d’Al-Jazira a acquis une légitimité peu contestée, en Amérique du Nord elle est considérée comme une chaîne de dangereux terroristes : « Ma mère s’est un peu inquiétée au début, dit Sue Phillips, elle m’a demandé si j’étais sûre de mon choix. »

Al-Jazira English a beau viser un public différent (les « décideurs » du monde entier, dit sa direction), elle hérite de la mauvaise réputation de son aînée. Laquelle, quoi qu’elle dise, est toujours jugée partisane. Pro-Saddam Hussein, selon la « coalition » pendant la guerre d’Irak ; pro-américaine, selon les régimes syrien ou iranien ; pro-islamiste, selon les Américains, qui lui reprochent de diffuser les cassettes de Ben Laden et qui ont bombardé en passant ses bureaux de Kaboul et de Bagdad (un mort quand même) avant de l’expulser d’Irak en 2004… Les talk-shows de la chaîne, où les opposants aux régimes en place sont souvent invités, ont aussi provoqué de nombreuses tensions entre le Qatar et ses voisins, habitués à des médias tenus en laisse. Bref, dans la bonne humeur et l’enthousiasme, Al-Jazira est parvenue à se faire détester par la quasi-totalité des potentats arabes. Mais, dans le même temps, elle a séduit une très large audience, épatée par sa liberté de ton. Dans des dictatures où la langue de bois se débite par stères entiers, son slogan appliqué avec un entêtement exemplaire – « Une opinion et son contraire » – a trouvé un public fidèle.

Pour redorer son blason aux yeux du public occidental, encore un tantinet sceptique, AJE a recruté à prix d’or les pointures anglo-saxonnes du métier. Parmi ces galonnés, Richard Gizbert, reporter de guerre canadien licencié par ABC pour avoir refusé de partir en Irak ; Rageh Omaar, jeune reporter de la BBC ; Veronica Pedrosa, présentatrice de CNN International ; ou encore Shahnaz Pakravan, qui officiait sur BBC World. Mais la recrue la plus spectaculaire est un dinosaure. Sir David Frost. Vedette du journalisme outre-Manche, l’ex-présentateur de la BBC est connu pour avoir interviewé les sept derniers présidents américains et les six derniers chefs de gouvernement britanniques. Il a ouvert le bal des débats sur la chaîne avec Tony Blair. « C’était très important parce que ça nous permettait d’asseoir notre légitimité », explique Sue Phillips. Scoop : lors de cette interview, pour la première fois, Blair a laissé entendre que la situation en Irak était un désastre.

La nouvelle chaîne en anglais sera-t-elle vraiment différente de ses rivales ? « Quand BBC World couvre l’ouverture de la session parlementaire par la reine, nous, nous allons au Darfour, s’exclame Sue Phillips. Nous serons la chaîne de référence sur le Moyen-Orient et l’Afrique. » Enthousiasme partagé par la journaliste Juliana Rhufus, de retour du Liberia : « Nous sommes présents en permanence là où il n’y a quasiment personne, au Congo, au Zimbabwe, en Amérique du Sud. La chaîne va combler un vide en s’intéressant principalement aux pays en voie de développement. Al-Jazira en arabe représente la rue arabe. Al-Jazira en anglais, la rue du monde. »

Voilà la grande nouveauté : AJE entend redonner une place aux territoires oubliés sur la carte du monde de l’information. « Le continent africain ne sera plus vu comme un seul pays désertique où les enfants meurent de faim, mais montré dans toute sa complexité », dit Juliana Rhufus. Sa collègue Amanda Palmer espère construire un petit pont entre Sud et Nord grâce son émission 48, pour laquelle elle visite des villes pendant deux jours, hors des sentiers battus : « J’ai fait un reportage sur Damas, où l’on croise des tas d’étudiants étrangers, des groupes de rock, des femmes qui dénoncent devant la caméra les crimes d’honneur impunis par la loi. » Des images destinées à dessiller les regards occidentaux autant qu’à défriser les barbes des intégristes.

Reste à savoir si la chaîne aura toute latitude pour enquêter sur le Hamas ou critiquer le Hezbollah. Un code d’éthique et des règles de terminologie, fondés sur les critères occidentaux, devraient éviter qu’on parle de « martyrs » à propos des attentats-suicides, comme cela a parfois été le cas dans la version arabe. Mais l’émir du Qatar, malgré son attachement affirmé à la liberté de la presse, sera peut-être soucieux de préserver le lien de confiance fragile qui unit la chaîne arabe et son public. Comment réagira AJE devant une affaire comme celle des caricatures danoises ? Sera-t-elle soumise à des pressions ? Sa couverture des faits, des opinions sera-t-elle différente de celle de sa sœur aînée de langue arabe ?

En attendant la prochaine crise, qui révélera sa véritable marge de manœuvre, aucun opérateur aux Etats-Unis n’a encore osé diffuser la chaîne, uniquement accessible sur Internet. A Londres, pour nous informer de l’état d’esprit qui prévaut outre-Atlantique, un technicien anglais consterné nous invite à visionner une émission de Fox News. On y voit Brent Bozell, un analyste des médias, déclarer : « Aucun opérateur digne de ce nom ne diffusera Al-Jazira English. Est-ce que les Américains ont permis à Hitler de diffuser sa propagande antisémite aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale ? » Le Washington Post s’est aussi étonné de l’embauche du célèbre journaliste Dave Marash, de confession juive et principal présentateur du bureau de Washington, accusé de « haine de soi » ou de « traîtrise à l’égard d’Israël » par certains observateurs. Points de vue que ne partagent pas le New York Times, élogieux, ou le blog de l’université de journalisme de Columbia (www.cjrdaily.org), dithyrambique.

« Avec le temps, AJE sera diffusée aux Etats-Unis, la chaîne va prouver qu’elle n’est plus l’enfant terrible des médias », estime Hugh Miles, journaliste indépendant auteur d’une impressionnante monographie sur Al-Jazira (1). Pourra-t-elle construire un pont entre l’Occident et les pays musulmans ? A la vue des excellents reportages déjà diffusés, qui tordent le cou aux amalgames et clichés, on peut l’espérer. Reste le cas asiatique. Comment l’islam radicalisé de l’Asie du Sud-Est réagira-t-il à ce nouveau flux d’informations ? « En Indonésie, en Malaisie, les gens vont découvrir la réalité de la situation au Moyen-Orient et ça va susciter de la colère et de la haine, prévoit l’exégète Hugh Miles. Ce n’est pas la faute de la chaîne, elle n’est qu’un miroir. C’est la situation actuelle au Moyen-Orient qui déborde de haine. ».
Nicolas Delesalle
(1) Al-Jazira, La chaîne qui défie l’Occident, éd. Buchet-Chastel, 458 p., 23 €.
Télérama n° 2969 - 9 Décembre 2006
 
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