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1909 La bataille du Ravin-du-Loup, l’autre Anoual
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29 décembre 2013 02:59
La bataille du Ravin-du-Loup, l’autre Anoual

En 1909, loin des regards indiscrets, l’armée coloniale espagnole subit l’une de ses plus grandes débâcles militaires. Pourtant moins célèbre que la bataille d’Anoual, celle du Ravin-du-Loup aurait très bien pu modifier les plans de colonisation dans le nord du Maroc

El desastre del Barranco del Lobo » (la catastrophe du Ravin-du-Loup). C’est sous cette appellation que la mémoire espagnole a choisi de retenir l’humiliation que son armée a subie face à une poignée de tribus « indigènes » dans le Rif. Pourtant, avant l’année 1909, les autorités et l’opinion publique espagnoles ne font pas des escarmouches avec les « Moros » une affaire d’Etat. Les événements qui suivent vont rapidement prendre une tournure inattendue. En réalité, la bataille du Ravin-du-Loup n’est que le clou d’un harcèlement constant de la part des tribus rifaines coalisées contre des Espagnols qui se comportent de plus en plus comme s’ils étaient en terrain conquis. Le Maroc, quant à lui, n’est guère en situation de stabilité.

Bou Hmara allume la mèche

Le sultan Moulay Hafid destitue son frère Abdelaziz en 1908 et prend en charge la destinée de son pays. Son rival, l’usurpateur Bou Hmara, contribue également à l’affaiblissement du Makhzen en étendant sa sphère d’influence jusque dans le Rif. Son insolente réussite va pourtant se heurter à l’inflexible valeur de liberté qui habite les tribus du Rif. Sous la bannière de la guerre sainte, Bou Hmara commet l’impardonnable erreur de collaborer étroitement avec les forces françaises et espagnoles dans le nord, qui plus est pour faire des affaires et enrichir sa cour. Le costume du héros sera donc désormais revêtu par un authentique Rifain, le chérif de la tribu des Bni Bou Ifrour, Mohamed Ameziane.

En 1906, la Conférence d’Algésiras confère à la France et à l’Espagne le monopole des affaires marocaines. Tandis que Paris débute son opération de « pacification » de la zone centre, Madrid commence à placer ses pions dans la région nord du Maroc, séparée de ses propres frontières sud seulement par quelques kilomètres de Méditerranée. En plus d’envoyer des garnisons militaires, l’Espagne, en difficulté à cause de la gestion de son immense empire colonial, lorgne très tôt sur les richesses minières du Rif. De plus, les Espagnols profitent de leur position de force pour élargir et asseoir leur présence autour de Melilia, ville qu’ils réussissent à conserver depuis 1497. Jusqu’en 1908, l’Espagne arrive à gérer tant bien que mal sa présence dans le Rif, dont les tribus sont souvent sujettes à des querelles intestines. L’espoir d’un véritable développement de la région grâce aux Espagnols est pour le moment toujours de mise. L’idylle prend fin au printemps 1908, lorsque Bou Hmara décide, sans consultation avec les chefs des tribus locales, de vendre à l’Espagne et à un industriel français des concessions pour l’exploitation d’une mine de fer et de plomb dans le « jbel Ouksen », près de Melilia. En agissant seul et sans mesurer les conséquences de son acte, Bou Hmara prend le risque de se mettre à dos les tribus de la région, qui lui sont jusqu’à présent favorables. Pire, en incluant dans les négociations Louis Say, un industriel français, il attire la méfiance des Espagnols qui ne voient plus en lui qu’un opportuniste.

Pour prouver sa bonne volonté, Bou Hmara propose d’assurer en partie la sécurité du chantier de voie ferrée, indispensable pour relier la mine au port de Melilia. Les travaux du chemin de fer débutent au printemps 1908 avec des ouvriers pour la plupart espagnols. Très vite, les tribus de la région y sont hostiles et ressentent le poids de la présence et surtout de l’exploitation de leur terre par les Espagnols. Dans les réunions entre chefs de tribus, il est décidé de mener une campagne de sensibilisation sur les dangers coloniaux dans les mosquées et les souks. Le 8 octobre de la même année, une cinquantaine d’ouvriers sont attaqués par des hommes en armes. Ils parviennent à fuir avec la complicité des troupes fidèles à Bou Hmara. Ces dernières se livrent à de violentes représailles dans les quelques villages soupçonnés d’avoir participé à la tentative de sabotage. L’excès de zèle de Bou Hmara et de ses troupes finit par exaspérer les Rifains, qui décident de le chasser de la région. Pour la première fois, l’usurpateur d’identité chérifienne se voit obliger de battre en retraite. Pour lui, c’est le début de la fin.

De la guérilla à la guerre

L’Etat espagnol commence à prendre l’affaire au sérieux. Pour autant, le président du gouvernement, Antonio Maura y Montaner, ne souhaite pas une implication militaire de l’Espagne. D’autant que les rivaux français, qui possèdent désormais des intérêts dans la région, menacent d’intervenir par la force. La situation devient confuse et les tribus rifaines en profitent pour passer outre leurs différends, esquissant les contours d’une coalition armée. L’homme de la situation, capable de fédérer presque la totalité des tribus, est un chef religieux et moral respecté. Il se nomme Mohamed Ameziane. Sous ses ordres, les opérations de sabotage des lignes de chemin de fer sont de plus en plus régulières et organisées. Excédées par l’inaction des pouvoirs politiques et les retards des travaux d’exploitation, les compagnies industrielles ibériques exercent désormais une forte pression pour réclamer des renforts militaires. Mais l’opinion publique espagnole y est encore défavorable. Le 9 juin 1908, six ouvriers ibériques trouvent la mort dans une attaque des tribus. Le gouvernement de Madrid voit là l’occasion de satisfaire les revendications sécuritaires des industriels. Selon l’historienne espagnole Maria Rosa de Madariaga, le général Marina, chef militaire de Melilia, aurait sciemment laissé les chantiers sous une faible surveillance, pour justifier l’envoi de troupes en renfort depuis l’Espagne. La ruse fonctionne à merveille et, sous couvert d’une « opération de surveillance policière », l’Espagne décide quelques mois plus tard de l’envoi de troupes qui, en réalité, ne sont autres que des militaires. Entre-temps, les opérations de guérilla et de sabotage se multiplient.

Les combats font rage

C’est probablement la première fois dans l’Histoire que des opérations de cette nature sont entreprises contre des forces coloniales. Le début de l’année 1909 inaugure une hostilité jamais connue auparavant envers les Espagnols. En attendant les renforts promis, les forces ibériques sont confrontées à une série de défections de la part des membres de la « police indigène » qui, pour couronner le tout, embarquent avec eux vivres et matériels militaires. Au début du mois de juillet 1909, les deux camps sont prêts à se livrer bataille. D’un côté, les Rifains maîtrisent parfaitement leur terrain, ils sont rapides et mobiles. De l’autre, l’effectif de l’armée espagnole est conséquent (près de 22 000 soldats) et se dote des plus récents équipements militaires. L’issue est indécise. A peine débarquées, les troupes espagnoles occupent des positions stratégiques dans les localités de Sidi Ahmed et Sidi Moussa. Les combattants des tribus coalisées, sous le commandement du chérif Ameziane, campent sur les hauteurs environnantes. Ils ont donc l’avantage et opèrent dans des embuscades tendues aux garnisons de l’armée espagnole.

Entre le 12 et le 17 juillet, les guerriers rifains parviennent même à reprendre les deux points investis par les ibériques. En soi, cette opération est déjà un exploit. La stratégie repose sur des raids éclair, qui empêchent l’armée espagnole de s’organiser et de se servir efficacement de son artillerie lourde. Le repli des combattants se fait principalement sur les hauteurs du « jbel Gurugu » qui s’emprunte par une voie étroite, nommée Ravin-du-Loup. Le 20 juillet, les Espagnols comptent déjà 32 morts dans leur camp. Leur situation s’aggrave dangereusement, quand, deux jours plus tard, les hommes d’Ameziane sont aux portes de Melilia, plus précisément à Cabo Moreno. Le 24 juillet, une attaque rifaine contre la base de Figueras entraîne la mort des deux premiers officiers espagnols. Le coup au moral des troupes est dur à encaisser. Les Ibériques sont systématiquement sur la défensive. Le général Marina, en charge du commandement suprême, tente alors d’utiliser ses moyens de renseignements, seule façon de contrer les imprévisibles combattants rifains. Il apprend ainsi, le 26 juillet, que le commandement des forces d’Ameziane se situe du côté de la montagne Gurugu. Il prend la décision d’envoyer un important convoi dans la zone. Le lendemain, soit le 27 juillet, les troupes espagnoles empruntent le bien nommé Ravin-du-Loup. Les Rifains les y attendent de pied ferme.

Contre-offensive et bilan

Les Espagnols pensent profiter de l’effet de surprise, mais ils ont tort. Lorsque le général Marina se rend compte qu’il est attendu, il donne l’ordre de faire machine arrière. Il est trop tard. Les troupes ibériques empruntent le Ravin-du-Loup sous la forme d’une longue et fine colonne. Autant dire du pain béni pour les tireurs rifains, postés sur les hauteurs et prêts à fondre sur l’adversaire. Pendant de longues heures, les soldats espagnols sont sous le feu incessant de l’ennemi. Totalement paniqués et désorganisés, ils sont incapables d’opérer un retrait stratégique, c’est la débandade. Les conséquences chiffrées sont dramatiques pour eux. Au total, 7 officiers et 136 soldats y laissent la vie. On dénombre par ailleurs plus de 750 blessés. L’impact de cette cuisante défaite résonne comme un séisme à Madrid. Le gouvernement de la capitale est rapidement malmené. Son engagement dans le nord du Maroc est trop important, il lui est désormais impossible de revenir en arrière. Il n’y a plus d’autre choix que de mater totalement les combattants et la population du Rif. Mais pour l’instant, l’heure est à la désolation. Voilà une éternité que l’armée espagnole n’avait connu pareil désastre. Les prévisions militaires des officiers ont largement sous-estimé la ruse et la détermination des combattants d’Ameziane. Des combats épisodiques dans les régions alentour vont confirmer cette tendance. Au total, 358 Espagnols meurent au combat et plus de 2200 blessés seront rapatriés. Dès le mois de septembre, une armée de plus de 40 000 hommes prend, cette fois avec succès, possession d’une très large partie du Rif, jusqu’à Nador, qui tombe le 20 du mois. Comme un symbole, l’étendard espagnol est hissé au sommet du mont Gurugu le 29 septembre 1909. A l’endroit même où les troupes espagnoles ont été ridiculisées deux mois auparavant, presque jour pour jour. Mais cette revanche a clairement un goût d’inachevé.

Après la guerre, vient la paix. Les négociations avec le Makhzen, acteur invisible de l’affrontement, arrivent avec la nomination d’El Mokri aux Affaires étrangères. Le 16 novembre 1910, un traité est signé entre les deux Etats. L’Espagne, encore sous le coup de la frustration, obtient du Maroc des dédommagements colossaux, de l’ordre de 65 millions de pesetas. Malgré cela, Madrid ne semble pas avoir retenu la leçon, et quelques années plus tard, c’est un certain Mohammed Ben Abdelkrim El Khattabi qui se chargera de leur administrer bien plus qu’une piqûre de rappel.

Mohamed Ameziane, l’autre héros rifain

L’Histoire a préféré laisser plus de place à son illustre successeur, Abdelkrim El Khattabi. Pourtant, les actions de résistance du chérif Mohamed Ameziane sont inédites dans l’histoire du Maroc, voire du monde entier. Né en 1889 dans la tribu Aït Bouyefrour, près de Tétouan, Ameziane s’oriente très tôt vers l’érudition. Il impressionne déjà par ses qualités durant ses années d’école coranique, puis lors de ses études de théologie à Fès. A trente ans passés, il revient dans sa région natale où il exerce des fonctions dans la magistrature avant de devenir cadi (juge). Il gagne rapidement une réputation d’homme juste et fait preuve d’un sens moral rare. C’est pour cela d’ailleurs qu’il devient avec le temps un personnage influent, souvent sollicité pour régler les conflits. Dès 1908, il se dresse contre les injustices imposées à son peuple par le futur colon espagnol. Son premier grand succès est celui de fédérer les tribus Mazouza, Bni Sicar, Bni Bou Ifrour, Bni Bougafar et Bni Sidel. Naturellement, il prend le commandement militaire de la coalition. Il fait rapidement preuve d’un sens tactique aigu, qui lui permet de remporter de nombreuses batailles. Ameziane n’hésite pas à se placer en première ligne et s’expose régulièrement au danger. Il tombera au champ d’honneur lors de la bataille de Hamam en 1915. Il reste, aux yeux des Rifains, le premier héros à avoir plus que tenu tête à l’envahisseur espagnol.

Sami Lakmahri

Source : [www.zamane.ma]
 
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