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Le bagne a renforcé mes convictions”
B
16 mai 2010 11:17
bagne a renforcé mes convictions” Mohamed Nadrani,
dessinateur (DR)



Antécédents

1954. Naissance au douar Boukallal, Aït Saïd, dans la région de Nador.
1976. Enlevé par la DST.
1977. Transféré à la prison secrète de Agdz (puis Kelaat Mgouna en 1980).
1985. Libéré le 1er janvier.
1988. Nommé professeur de français.
1991. Part vivre en Europe.
2002. Commence à publier des caricatures dans Al Ayam.
2009. Publie le récit La capitale des roses (éd. Al Ayam).


Le PV
L’appartement où Nadrani nous reçoit est à la fois un lieu de travail et de vie. De la musique du Rif, des bouquins empilés à même le sol, une table à dessin qui trône dans le salon. L’artiste est jovial, comme toujours. A ceux qui ont un coup de blues, cet optimiste aime dire que s’ils faisaient un petit séjour à Kelaat Mgouna, ils se sentiraient mieux après. Avec son jean et son blouson en daim, son teint rose et sa houppe de cheveux gris, on jurerait qu’il est européen. Il le sait, et ça l’agace, surtout quand on l’interpelle en français dans les endroits touristiques. Nadrani, c’est aussi et surtout le trublion du “groupe Bnouhachem”. Celui qui fait de fréquents voyages à Tan-Tan pour assurer le lien avec leurs co-disparus du grand sud ou qui fait le mur pour entrer dans la forteresse de Agdz quand l’envie lui en prend. Et il adore jouer la mouche du coche avec le CCDH….

Smyet bak ?
Abed Ben Driss Nadrani.

Smyet mok ?
Mennana Bent Amer Zarrou.

Nimirou d’la carte ?
Q 104860.

C’est comme ça que commençaient les interrogatoires au “Complexe” de Rabat, en 1976, ou on passait directement aux choses sérieuses ?
Eh bien oui, ça commençait exactement comme ça, avec des machines à écrire et tout. Sauf que juste après venait la question “Qui sont tes camarades ?”. Et puis on basculait dans la torture.

Vous avez passé 9 ans dans les prisons secrètes de Hassan II, dont une bonne partie en isolement total. Ça laisse le temps de réfléchir au sens de la vie ?
C’est sûr. Ça laisse aussi le temps de penser à la mort ! Jusqu’à la fin, on s’est demandé si on aurait un jour l’occasion de sortir et de témoigner, ou si on mourrait le jour suivant.

On dit que ce qui ne tue pas rend plus fort. Vous confirmez ?
Absolument. On consolide ses convictions. On apprend la solidarité absolue, seul moyen de survivre. Et puis, pour moi, il y a eu le dessin. Je ne l’aurais peut-être jamais découvert sans cette affreuse période d’isolement.

Malgré votre jeune âge à l’époque, vous n’avez jamais regretté d’avoir milité à Ilal Amam ?
Non, si c’était à refaire, je le referais. Mais, actuellement, je ne serais plus prêt à militer dans la clandestinité. Seulement voilà : à l’époque, la clandestinité nous était imposée.

Dans votre petit groupe de détenus, vous étiez le seul Rifain. Ça faisait de vous le rebelle de service ?
Je n’entrerai pas dans ces considérations ethniques, désolé.

Pourtant, vous êtes le seul à avoir planifié les rudiments d’une évasion, ce qui vous a valu de vous retrouver isolé des autres si longtemps…
C’est vrai. Vu le degré de violence de notre quotidien, je ne pouvais même pas imaginer qu’on n’essaye pas de s’évader, quitte à mourir tout de suite. Mes camarades ne voyaient pas les choses comme moi à ce moment-là.

Dans l’un de vos livres, vous parlez souvent de l’espoir de retrouver votre “bien-aimée”. Est-ce que c’est plus facile, ou plus difficile, de disparaître du monde quand on y laisse une personne qui vous aime ?
Question épineuse. Le fait de penser à notre histoire d’amour m’a beaucoup aidé pendant toutes ces années. Quand j’ai revu ma bien-aimée, évidemment, ça a été terrible d’apprendre qu’elle s’était mariée. Mais je ne peux pas lui en vouloir de ne pas m’avoir attendu. Cinq ans après ma disparition, on l’avait convaincue que j’étais mort.

Vos compagnons de cellule évoquent les soirées où vous leur racontiez tous les films que vous aviez vus. Vous aimez toujours autant le cinéma ?
Je regarde toujours beaucoup de films, mais à la télé. Rien à voir avec les années 1970, où j’allais au ciné-club Le Cercle de Khouribga.

En 1991, vous vous êtes expatrié en France et en Grande-Bretagne, notamment pour collaborer avec Amnesty International, mais vous êtes revenu en 1996. Le mal du pays a été plus fort que le mal que le pays vous a fait ?
Bien sûr. Je ne voulais pas m’exiler pour toujours. Si j’étais parti à l’étranger, c’est parce que je voulais accomplir notre mission, celle de dénoncer la disparition forcée. Après l’amnistie générale pour les réfugiés politiques, il est devenu possible de militer au Maroc, donc je suis rentré.

Qu’avez-vous ressenti à la mort de Hassan II ?
Je crois au dicton Oudkorou amwatakoum bikhair (“parlez de vos morts en bien”). Voilà. J’ai toujours voulu croire que le mal venait du système, pas des personnes.

Après votre libération, vous avez repris vos études pour devenir prof de français. Mais, après votre retour au Maroc, vous avez quitté votre poste en pleine année scolaire. Vous détestiez à ce point-là ?
Pas du tout. J’ai enseigné pendant trois ans et j’ai aimé ça. Je donnais même bénévolement des cours d’arts plastiques. Mais depuis les bagnes, j’ai vraiment du mal à passer mes journées entre quatre murs. Et à l’époque, je ne recevais même pas mon salaire, ma situation financière était dramatique. Je suis parti sur un coup de tête, je n’en suis pas fier.

Vous vivez de quelques caricatures dans le journal Al Ayam et des maigres droits d’auteurs de vos BD. Il n’y avait pas moyen de vous caser au CCDH ?
Oh là là ! Pour le CCDH, ça fait longtemps que je suis classé comme un contestataire.

Vous avez présenté, avec d’autres co-détenus, un projet très abouti de réhabilitation du bagne de Agdz en Musée international de la disparition forcée. Comment se fait-il que le CCDH n’ait toujours rien décidé ?
C’est absolument incompréhensible. Voilà deux ans que le CCDH a deux propositions sérieuses en main et rien ne se passe. C’est à se demander s’ils veulent vraiment réaliser ce projet en collaboration avec les victimes. S’ils veulent le faire sans nous, qu’ils le disent, mais qu’ils fassent enfin quelque chose !

Lors de votre dernière visite à Kelaat Mgouna, c’est un de vos anciens tortionnaires, devenu gardien du lieu, qui vous a ouvert la porte. Ça ne vous a pas démangé de, disons, “lui casser la gueule” ?
Hum ! Comme je le disais, le mal vient du système… Mais c’est sûr que face au zèle de certains, qui en rajoutaient dans la cruauté pour montrer à leurs chefs quels bons serviteurs ils étaient, c’est difficile de ne pas garder de ressentiment.

Il y a au moins une occasion où vous vous êtes fait plaisir, non ? Lors d’une conférence à Zagora, en 2005, vous avez fait “sauter” le président de foot la ville, à qui vous reprochiez son passé…
Alors là, pour le coup, le rebelle rifain s’est réveillé en moi. Il était intolérable que le chef de la compagnie des Forces Auxiliaires qui gardait Agdz, puis Kelaat Mgouna, - celui-là même qui a organisé notre torture permanente pendant toutes ces années - soit en charge d’un club sportif, censé véhiculer des valeurs pacifiques.

Vous avez promis une suite à votre BD historique L’Emir (éd. Al Ayam, 2008), votre récit des premières années de rébellion de Abdelkrim Khattabi...
Ça avance, j’ai fait 35 planches sur 45.

Cette fois vous vous attaquez à la période 1922-1927, celle de la légion de Franco et de la guerre chimique. Ce sont surtout les Espagnols qui en prennent pour leur grade ?
Et les Français, ne vous en déplaise !


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