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Années de plomb. Crimes d'état et auditions publiques
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17 décembre 2004 23:30
Années de plomb. Crimes d'état et auditions publiques

Les écrans vont enfin s'ouvrir
aux opprimés du petit peuple,
peu au courant de la chose
"droit de l'hommiste" (AFP)
Sauf imprévu, les premières audiences publiques des victimes des années de plomb seront diffusées fin décembre sur l’une des deux chaînes publiques. Une lourde et complexe machine médiatique se met en branle. Tout le monde croise les doigts.


En attendant l’état, les victimes des années de plomb se réconcilient avec leurs écrans. Les même qui, jusqu’à un récent passé, leur étaient bannis car accessibles aux gens simples. à un petit peuple spontané, impulsif, émotionnel et pas forcément au courant de la chose "droit de l’hommiste". Il y a
quelques jours encore, une caméra éventrait un petit secret d’état en faisant sauter le cadenas du centre d’Agdz. Quelques jours plus tard, des responsables de l’IER évoquaient, en live, des noms et des lieux qu’on croyait maudits, et donc interdits. Jeudi, dans la soirée, une équipe de 2M rendait visite à la famille Ben Barka et pour la première fois, Ghita, épouse de l’opposant défunt, parlait de son mari et de son combat. Presque simultanément, une bande annonce sur la première chaîne annonçait la diffusion vendredi d’une émission spéciale sur la toute fraîche chaîne régionale de Laâyoune. Le nouveau-né de Dar Lbrihi fait déjà parler de lui. Vendredi soir, en décrochage dans la zone sud où la chaîne émet, un Sahraoui, ancien détenu de Qalaât M'gouna, racontera ses malheurs et livrera un témoignage, fort et vrai, en hassani et en arabe classique.
Des initiatives spontanées, si l’on en croit leurs auteurs. Elles n’ont pas attendu de feu vert ni répondu à une commande toute faite. "Tout est une question de courage éditorial et de bon timing. Il faut savoir pousser les portes au bon moment", explique ce journaliste de 2M. Même à Laâyoune, habituel territoire d’exception en matière de liberté d’expression, Laghdaf Eddah, directeur de la chaîne de télé régionale affirme "agir en toute liberté". Son interview de l’ex-bagnard sahraoui passe en intégralité sans que personne, sinon lui, ne valide aucune image. "Le contexte général s’y prête. Il y a une occasion à saisir. Le débat enclenché autour du passé rend toutes les parties (médias et victimes) disponibles pour collaborer", explique le patron de la chaîne du Sud.
"Il ne faut pas se tromper cependant, fait noter un observateur averti. Toutes ces initiatives, à quelques exceptions près, ne sont pas des premières. Ben Barka est déjà passé sur 2M à la fin des années 90, et des reportages sur et autour des bagnes secrets ont été tournés il y a plus de cinq ans. Le fait est qu’aujourd’hui, il y a une concentration dans le temps et un contexte qui nous font oublier le chemin parcouru depuis plusieurs années", poursuit-il.

Des auditions en décembre
Dans les couloirs de l’IER, cette frénésie médiatique fait sourire. Le gros est encore à venir. "Nous nous sommes mis à l’ouvrage depuis les premiers jours de l’installation de l’instance, surtout en nous taisant. Aujourd’hui, nous arrivons à un carrefour, celui des auditions publiques", note ce membre de l’IER. Les premières se tiendront au courant décembre, "juste avant les fêtes", à Rabat. Des rencontres élargies qui rassembleront, en plus des victimes des exactions du passé, des responsables de l’état, des hommes politiques, des représentants associatifs, etc. Des récits ininterrompus de personnes et de groupes qui ont souffert, à un moment ou à un autre, de 1956 à 1999, d’exactions, de tortures et de sévices divers.
Une lourde machine donc, qui devra se déplacer dans les quatre coins du pays, recueillir une vérité de première main et la partager avec le plus grand nombre. Notamment à travers la retransmission radio et télé. Normalement, les deux chaînes de télévision et les 10 stations régionales devront y être associés. Problème, on ne sait pas encore lesquels, ni dans quel ordre cela va se faire. Y aura-t-il du direct ? "Certainement, mais aussi du différé. Certains produits, comme les débats et les tables rondes, doivent être traités télévisuellement", explique ce responsable de la programmation à la première chaîne. à terme, l’intégralité des enregistrements sera mise en ligne sur le site Web de l’IER.
Jamal Eddine Naji, consultant en communication à l’IER ne se fait pas d’illusions. "Ce sera difficile, c’est évident. La chose est un précédent, autant pour l’instance que pour les médias. D’autres expériences de justice transitionnelle ont d’ailleurs préféré faire sans radio ni télévision". Aujourd’hui, même avant le lancement des auditions publiques, c’est à une véritable course à la "vérité" que se livrent les deux supposés partenaires. Une récréation de liberté d’expression sur les ondes publiques qui a ouvert l’appétit des rédactions. Sous l’œil bienveillant et jusque là passif des centres de pouvoir. "Tout le monde semble dépassé. On ne sait pas où on va. On laisse faire, on observe la réaction de la société et on attend", analyse un spécialiste en communication.

Quel message, finalement ?
Attendre quoi, et jusqu’à quand ? La fin de la mission de l’IER en avril ? Tout cela ne serait donc qu’une embellie conjoncturelle, destinée à accompagner le travail de l’instance et à le rendre plus visible ? "Non, tranche Salah El Ouadie, membre de l’IER. D’abord parce que les acquis en matière de liberté d’expression ne sont pas ceux de l’instance mais de tous ceux qui se sont battus pour cette cause. C’est à eux de les préserver et aux responsables de l’état de comprendre que l’évolution est nécessaire". "Rien n’est jamais acquis de toute façon. Il faut empêcher le retour en arrière, sans cesse capitaliser sur l’acquis et avancer. La dynamique de ces derniers mois a maintenant au moins servi à banaliser le droit à la parole pour une communauté jusqu'à hier, bannie et cachée", ajoute Naji.
Banalisation, le mot fait peur. D’accord pour banaliser le passage des victimes sur les ondes publiques (cela est même souhaitable), mais "gare au risque de la banalisation du discours sur les exactions et la déperdition du message", s’alarme un enseignant en stratégie de communication. Face au flot de témoignages et de "vérités", quel message gardera, au final, le simple téléspectateur ? Arrivera-t-il à dépasser le cadre fascinant de la première télévisuelle, à voir, à travers les témoignages et les émissions, autre chose que le côté divertissant de la chose ? Le risque existe, reconnaissent plusieurs membres de l’IER. "On fait ce qui relève de notre responsabilité. Aux autres de bien faire leur travail également", explique El Ouadie. "Il y aura certainement des mécanismes, des garde-fous, une réécriture des manuels, etc. Du moins, nous l’espérons, mais rien n’est plus fort ni plus durable qu’une conscience civique et citoyenne", note un responsable associatif. Comme le résume si bien Jamal Eddine Naji, "c’est la responsabilité de tous de transformer l’essai et de rester vigilants". De gagner sur notre histoire.



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