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Tribune

Un an après : Les origines numériques de la « Révolution arabe »

En réaction à des commentaires trop rapides sur le rôle des réseaux sociaux dans les événements de Tunisie et d’Égypte, CPA mettait en ligne un billet à propos des origines culturelle numériques de la Révolution arabe. Qu’en est-il un an plus tard, sachant qu’on en est toujours à se demander si le mot «révolution», souligné par une majuscule, est bien celui qui convient pour parler de changements politiques toujours très incertains ? Faut-il employer le singulier, pour un mouvement qui a embrasé toute la région, ou bien le pluriel, chaque pays se caractérisant par une situation singulière ?

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Par habitude, on parle désormais de «printemps arabe», pour parler de soulèvements auxquels on a très vite également donné différentes appellations qui, toutes, tournent précisément autour du rôle prêté aux technologies de la communication : révolution internet, Twitter, Facebook ou même Wikipedia ; révolution des réseaux sociaux et du Web 2.0… Autant d’«accroches» qui peuvent faire de bons titres mais qui n’aident pas vraiment à la compréhension tant elles associent des contextes qui peuvent être aussi proches géographiquement qu’éloignés dans leurs conditions socio-économiques, à l’image du Yémen qui, avec un PIB de 2 500 dollar par habitant et par an est le voisin du micro-Etat de Bahreïn, parmi les pays les plus riches et les plus connectés du monde arabe…

Les termes utilisés renvoient aussi à des réalités fort différentes : des applications (Twitter, Facebook), un projet collectif utilisant un logiciel libre (Wikipedia), des structures techno-sociales, les «réseaux sociaux», caractéristiques d’un état de la Toile internet (le Web 2.0, plus convivial et interactif, tel qu’on le connaît depuis bientôt une dizaine d’années)… Autant de totems en réalité d’une modernité technologique présentée sous un jour favorable, en laissant sans l’ombre sa face sombre, celle d’un traçage généralisé des communications, de leurs émetteurs et de leurs récepteurs. Une possibilité que les régimes politiques peuvent bien entendu exploiter pour contrer le potentiel de ce qu’on a appelle un peu trop vite des «technologiques de libération» et pour en retourner à leur avantage toute l’efficacité.

 Lire les soulèvement populaires contre des régimes dictatoriaux à la seule lumière des productions les plus Hi Tech des économies postindustrielles, cela peut être aussi une manière de se réjouir de ces «bons Arabes» qui nous ressemblent enfin et qui nous renvoient, par leur utilisation des accessoires de la communication moderne, une image qui est notre propre reflet. On rêve ainsi d’une moderne E-rabia comme l’a appelée Greg Burris, dont le surgissement dissiperait d’un seul coup les blessures du passé – celui d’une colonisation encore récente et de collaborations «diplomatiques» fort peu glorieuses. Un mirage qui se dissipe d’ailleurs très vite, lorsque les consultations électorales ou même la «voix de la rue» affirment d’autres choix que ceux que nous avions imaginés, en nous laissant aller, une fois de plus, à l’«enchantement de la technique». Car ce n’est pas la première fois qu’on aura cru trop facilement à cette magie : il y a quelques décennies seulement, la radio, puis la télévision, devaient elles aussi transformer le monde ! Dans sa partie arabe, elles devaient même mettre un terme à ses modes de vie traditionnels : the passing of traditionnal society selon les termes du livre célèbre d’un sociologue américain Daniel Lerner en 1967…

 Bien sûr, ni les réseaux sociaux, ni les blogs, ni les sites d’information en ligne n’ont fait tomber les dictatures. Il a fallu pour cela l’engagement, y compris au sens physique du terme, d’hommes et de femmes qui ont affronté, souvent au risque de leur vie, des régimes soutenus par des forces de police, par des armées et même des milices… Pourtant, si les révolutions ne se font pas sur les écrans des ordinateurs portables ou des téléphones, comment ne pas noter aussi l’évidente présence des nouvelles technologiques ? Les populations elles-mêmes ne l’ont-elles pas exprimé en multipliant les slogans jouant sur les noms des géants de la Toile universelle ? Faut-il donc suivre les manifestants et croire malgré tout à une influence déterminante des technologies numériques ? Cette affirmation, même les militants les plus engagés de la blogosphère et des réseaux sociaux arabes, en Tunisie pas plus qu’en Égypte, n’avaient jamais osé lui donner une réponse totalement affirmative avant l’année 2011. De leur propre aveu, ils ont été les premiers surpris par leur victoire. Quant aux spécialistes, fort peu nombreux, qui prenaient au sérieux les transformations d’un monde arabe de plus en plus passé à l’heure de la révolution numérique, aucun d’eux, même parmi les plus optimistes, n’avait jamais osé postuler des bouleversements aussi immédiats. La rapidité des changements, espérés par les militants et prédits à plus ou moins long terme par quelques observateurs, a donc pris tout le monde par surprise. Le constat vaut aussi sans aucun doute pour les responsables politiques et leurs appareils sécuritaires, pris de court par ces nouvelles formes de protestations, pour cette fois en tout cas.

 En limitant le pouvoir de la censure et en permettant une plus grande diversité de l’information, il apparaît mieux désormais que les ressources numériques ont permis, au fil des ans, l’entrée en scène d’une nouvelle génération d’acteurs. Chroniqueurs des sites d’information, blogueurs engagés, animateurs sur les réseaux sociaux ont ainsi repoussé les limites de ce qui pouvait se dire et même imposé de nouvelles thématiques – les brutalités policières en Égypte par exemple, ou encore le harcèlement sexuel – que les médias traditionnels n’ont pu totalement faire semblant d’ ignorer. Entièrement livrés aux seules mains de la jeunesse qui, seule, avait le goût et le savoir-faire pour les utiliser, les réseaux sociaux, de plus en plus présents, ont servi, parmi bien d’autres choses, à des campagne de sensibilisation sur toutes sortes questions tellement présentes dans l’espace virtuel qu’elles ne pouvaient plus être totalement évacuées de l’arène politique. Irrigué par des forces nouvelles socialement plus diversifiées, le flux des nouvelles mobilisations est devenu d’autant plus difficile à endiguer qu’elles ne recouvraient pas les lignes de fracture traditionnelle du politique et qu’elles empruntaient des supports numériques – lignes téléphoniques ou signaux satellitaires – interconnectés et presque totalement libres des frontières spatiales et temporelles.

 Tout cela s’est joué en quelques années seulement, et sans la moindre expérience préalable pour tirer des leçons (mais on peut penser que celles des événements de l’année 2011 ont été retenues, par les forces qui se sont maintenues au pouvoir comme par celles qui viennent de s’y installer). Dans des pays sans doute moins bien préparés que d’autres à ce choc, ne serait-ce que du fait de leur entrée plus tardive dans l’ère du tout numérique, les choses sont allées d’autant plus vite que la révolution de l’information s’est opérée sur fond de grands bouleversements sociétaux : une transition démographique à peine achevée, avec un âge moyen de moins de 21 ans ; un exode rural (la moitié de la population vit désormais dans les villes) qui s’accompagne de progrès réguliers dans l’éducation ; une mondialisation qui a accéléré la mutation des modes de vie… Autant de raisons qui font que la «webisation» du monde arabe a accompagné les mutations de tous les domaines de la vie sociale. Pour comprendre comment le «rhizome numérique» a pu nourrir les soulèvements arabes, il faut donc s’éloigner de la sphère politique, au sens étroit de l’expression, passer comme le suggère Clay Shirky d’une vision instrumentale à une conception environnementale, arrêter de penser en termes d’impact, de compter des taux de connexion, pour s’attacher à comprendre ce qu’on peut appeler le «facteur humain», cette human agency qui produit l’effet disruptif des nouvelles technologies par des changements sur un mode à la fois itératif, reproductible autant de fois que nécessaire, et incrémental, c’est-à-dire portant sur une partie seulement du processus et non pas sur sa totalité. Plus que la «société civile» des politologues, où l’accent continue à porter sur les relations entre les acteurs citoyens et le pouvoir légitime, c’est la«sphère publique» qui est au cœur d’échanges autour des multiples plates-formes d’expression que proposent les nouvelles applications d’internet, et sur lesquelles viennent se greffer, par les effet de la convergence numérique, ces relais plus traditionnels de l’opinion que sont les grands médias d’opinion.

 Élargi à de nouveaux acteurs et ouvert à de nouvelles questions, ce nouvel espace public est le lieu de toutes les remises en cause. Au gré des affinités sélectives et notamment à partir des réseaux sociaux qui, sur ce plan, jouent tout leur rôle, c’est là que se tisse une toile toujours plus serrée, qui s’étend à tous les domaines de la vie sociale en ébranlant les cloisonnements verticaux qui distribuaient naguère encore les échanges selon des critères de pouvoir, de statut social, de savoir, ou même d’âge et de sexe. Une nouvelle fabrique sociale est à l’œuvre, avec des effets plus perceptibles en certains sites particulièrement stratégiques : le corps par exemple, où la Toile permet l’expression d’une «extimité», une intimité extériorisée, qui n’a pas fini de déranger, à l’image de la jeune Alia el-Mahdi s’exposant, nue, sur son blog personnel ; mais aussi la langue, vecteur de transmission, y compris dans le domaine du sacré, désormais gagnée par la diffusion spontanée et sur une échelle impressionnante au sein des jeunes générations d’un nouveau code linguistique adaptant les lettres de l’alphabet arabe aux claviers en latin des smart-phones et autres machines à communiquer mobiles de cultures numériques actuelles.

Près d’un an après leur déclenchement, faut-il redire qu’on manque de certitudes vis-à-vis de tous ces événements qui ont parcouru la région de part en part ? Une chose demeure néanmoins : autant les révolutions du «printemps arabe» tardent à livrer un message politique qui sera forcément complexe et même contradictoire d’une situation à une autre, autant leurs «origines numériques» apparaissent toujours plus manifestes. La première «génération internet» du monde arabe – celle des «natifs du numérique» qui sont entrés dans la vie avec les premières télévisions satellitaires – est sans doute loin encore d’arriver au pouvoir ; en revanche, il ne fait pas de doute que c’est bien elle qui a provoqué la chute des anciens pouvoirs.

Texte paru sur http://cpa.hypotheses.org

 * À paraître dans Le Courrier de l’Acat, ce texte est le fruit d’un séminaire de l’UIR WEB Science du Cemam, à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth).

Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/

Tribune

Yves Gonzales-Quijano
Sociologue
Culture et politique arabes  
un avis
Auteur : participant
Date : le 04 mars 2012 à 19h13
Dommage que vous n'abordez pas l'engagement des services secrets americains dans l'utilisation de ces outils pour destabiliser certains regimes , Notemment l'IRAN , il a été prouvé que via des ONG americaines soit disant independantes , des formations et des ordinateurs et des camera ont été fournies à la jeunesse iranienne. et Wikileaks ? certes ce n'est pas un reseau sociale mais presque , ca a quand meme été la goute qui a fait deborder le vase en Tunisie...
Merci pour l'artcicle
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