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Grand Angle

Identité : Comment faire ses courses dans le supermarché des cultures ?

Avec deux cultures différentes, comment les enfants d'émigrés marocains façonnent-ils leur identité culturelle en Europe ? Assimilationnisme, différencialisme ou innovation, l'identité culturelle est un choix individuel sous contraintes.

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Il faut imaginer un individu, en situation d'inter-culturalité, par exemple, un enfant de Marocains en Belgique, comme un client dans un supermarché. Il a à sa disposition un stock de données culturelles disposé par le magasinier. Il fait un choix personnel influencé par les choix du magasinier lui-même qui met telle ou telle composante culturelle particulièrement en avant sur l'étalage», explique Altay Manço, directeur scientifique à l'Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations, à Liège, en Belgique. Les enfants des Marocains émigrés en Europe composent leur culture personnelle en fonction des bagages culturels acquis au sein de leur famille et au sein de la société globale du pays d'accueil où leur parents sont venus s'installer et où ils sont nés et ont grandi.

Individus rationnels

«Les constructions identitaires se font en fonction de ce qui avantage le sujet. Chacun compose un tableau identitaire unique fait d'arrangements et de contradictions dont il s'accommode», décrit Geneviève Vinsonneau, docteur d'Etat en psychologie à l'université René Descartes-Paris 5. Ce tableau est recomposé en permanence tout au long de la vie. «L'identité n'est jamais figée, elle est en dynamique constante de changement», insiste Zohra Guerraoui, maître de conférences en psychologie interculturelle à l'université de Toulouse-le Mirail. «On ne peut comprendre le positionnement d'un individu en situation d'inter-culturalité sans garder à l'esprit l'existence d'un mouvement contradictoire : une force centripète qui lui permet de changer, de s'adapter à des milieux différents et une force centrifuge qui lui permet de se reconnaître lui-même comme être unique et singulier», assure-t-elle.

Les stratégies identitaires, selon Geneviève Vinsonneau, visent deux grands objectifs : avoir de la valeur, l'objectif ontologique, s'adapter aux exigences contextuelles, l'objectif pragmatique. «Chaque individu cherche à maximiser ses gains du points de vue pragmatique et ontologique», explique-t-elle. Elle décrit ainsi un individu rationnel qui réalise des choix dans son propre intérêt. De la sorte, dans un même groupe, dans une même famille, «chacun va avoir une position particulière en fonction de la hiérarchisation qu'il aura faite des composantes culturelles et des valeurs», explique Zohra Guerraoui.

Projection

Parmi toutes ces stratégies individuelles, Altay Manço a tenté de déterminer lesquelles étaient les plus efficaces. «On remarque qu'il n'y a pas de corrélation entre la réussite sociale d'un individu et son degré d'assimilation culturelle à cette même société», commence-t-il. Les choix culturels n'influencent pas les possibilités d'un enfant d'immigrés marocains à se faire une place dans la société. C'est «la capacité à se projeter dans l'avenir, à condition également que cet avenir ne soit pas bouché, qui détermine prioritairement son intégration dans la société», a évalué Altay Manço. De l'imagination et de la confiance en soi sont nécessaires, mais également des perspectives d'avenir.

La façon dont la société reçoit ces enfants d'immigrés en son sein intervient dans leurs choix culturels. «Leurs parents ont une position dans la société française à laquelle s'attache une valorisation positive ou négative, détaille Geneviève Vinsonneau. Les rapports de cultures sont complexifiés par des rapports de pouvoir.» Dans cette situation, les réactions des enfants peuvent être catégorisées en trois positions distinctes. «Il y a la stratégie de déplacement où l'on ne s'inclut pas dans le groupe qui est dévalorisé, la stratégie de survalorisation des valeurs parentales et la stratégie où l'enfant fait valoir une identité transculturelle : je suis un enfant du monde et je n'appartiens à aucune culture», énumère Zohra Guerraoui. Avoir le sentiment que son identité pose problème peut ainsi pousser vers deux extrêmes : «l'assimilationnisme et l'imitation de ce que l'individu croit être caractéristique de la société est poussé à son comble, ou le rejet de la société et un repli sur ce que l'individu croit être la culture originelle de ses parents», décrit Altay Manço. Ce sont des positions extrêmes ; «on voit sur le terrain que ce sont des positions intenables qui créent de grandes souffrances psychologiques», souligne Zohra Guerraoui.

Négociation

Une autre compétence permet aux enfants d'immigrés de faire leurs choix culturels de façon pacifique et harmonieuse : la capacité à négocier. Altay Manço s'est penché sur le sujet en tentant de déterminer ce qui faisait qu'une jeune fille, dans une famille immigrée, subissait ou non des violences. Là encore, la culture de la famille et les choix culturels de la jeune fille ne sont pas en cause. C'est sa capacité à négocier ses choix qui va déterminer ses relations avec sa famille. «Certaines ont produit des synthèses ingénieuses. Elles reconnaissent par exemple, l'injonction de virginité jusqu'au mariage, mais ne l'assimilent pas à la chasteté. Elles s'accordent des caresses intimes avec leurs petits amis mais posent des limites», raconte Altay Manço. Cette capacité à réfléchir à sa propre identité culturelle, que le chercheur appelle la socio-cognition, débouche sur des compromis originaux. «Certains Marocains nés en Belgique et musulmans vont manger du jambon. Ils expliquent que si Mohamed a interdit de manger du porc, c'était parce que, à son époque, il était sale. Puisqu'aujourd'hui ce n'est plus le cas, cet interdit tombe, selon eux», raconte encore Altay Manço.

Les rapports aux parents, même dans le cas de stratégies réussies n'est pas sans poser de problèmes. «Se pose la question de la dette envers les parents, la question de la loyauté car la perte d'une valeur, d'une donnée culturelle ne se fait jamais sans sentiment de culpabilité, le sentiment d'avoir trahi», souligne Zohra Guerraoui. «Il existe des outils psychologiques pour gérer cette émotivitée, rassure Altay Manço, tant dans leur dimension affective que sociale : des ateliers créatifs pour aider les jeunes gens à exprimer leur émotions et à négocier avec eux-mêmes leurs choix et des ateliers où les jeunes proposent des façons de faire passer leurs choix à la connaissance de leurs parents, de leur communauté.»

Les stratégies culturelles réussies débouchent sur des synthèses ingénieuses, des compositions uniques. «Les enfants de migrants ont une structuration identitaire plurielle, à la jonction de deux cultures. En puisant dans chacune d'elles, ils font quelque chose de particulier qui correspond à ce qu'ils veulent être. Il y a là un véritable processus de création culturelle», explique Zohra Guerraoui. Les compétences particulières que cette seconde génération de Marocains en Europe apprend à développer relève de «l'intelligence interculturelle», selon Altay Manço ; ce faisant l'Europe «gagne également d'excellents citoyens !»

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