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Interview

Sketch de «Kahlouch» : «Il y a urgence à faire comprendre que le mal que l'on fait aux autres finit par nous toucher» [Interview]

Le sociologue et membre fondateur du GADEM Mehdi Alioua déplore les préjugés racistes véhiculés par le sketch de l’humoriste «Kahlouch» dans l’émission Stand Up diffusée sur Al Aoula. Il estime que depuis l’indépendance, aucune réflexion n’a été entreprise sur l’appartenance africaine des Marocains et les stéréotypes renforcés par la colonisation.

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Le sketch de l'humoriste «Kahlouch» a suscité la polémique. / DR
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Les humoristes font souvent des sketchs en appuyant sur les accents ou préjugés sur les minorités. Qu’avez-vous pensé du sketch de l’humoriste surnommé «Kahlouch» ?

J'ai été extrêmement choqué car il ne s'agit pas que de l'accent et des gestuelles dont l'humoriste s'est moqué mais également de la nature supposée des «hommes noirs» : son personnage est un gros bêta, gentil mais avec des sautes de violence. Quand il ne comprent pas, il donne des coups de tête, un peu comme un animal ; il fanfaronne beaucoup mais quand il s'agit de travailler dur il préfère arrêter, et il ne comprend rien aux femmes et c'est son côté bestial qui s'exprime là aussi. Si une femme se penche, il arrive ce que «Kahlouch» sait le mieux faire…

Si le sketch m'a donné la nausée, les applaudissements du public et les encouragements du jury qui en rajoutent encore plus en tentant de mimer l'accent dit «africain» m'ont profondément interpellé. Il est clair que la société marocaine a construit depuis des siècles des stéréotypes racistes sur les personnes de couleurs et que ceux-ci ont été renforcés par la colonisation qui a établi une nouvelle hiérarchie raciale dans laquelle les «Marocains» étaient des «indigènes». Depuis l’indépendance nous n'avons ni réfléchi sur ce racisme ancestral qui a à voir avec l'esclavagisme, ni sur notre appartenance africaine.

Mais dans la société, un africain est forcément un «noir» avec un accent risible. Se déclenche alors un imaginaire qui le renvoie peu ou prou au monde sauvage. Ce sketch non seulement réactive l'ancienne négrophobie mais aussi les démons coloniaux qui font que dans l'échelle mondiale, nous pensons être plus «civilisés» que «les Africains» et que, quelque part, nous ressemblons aux «Européens». L'humoriste marocain qui a joué ce mauvais tour est un Marocain noir... Pour ce sketch il a été un bouffon, c'est à dire la personne dont on aime se moquer en projetant tout ce qu'on a de mauvais en soi, ce qui nous rassure et nous donne l'impression d'être supérieur.

La réaction du public et du jury vous a choqué. Pourtant aucun membre du jury, encore moins Latefa Ahrare, n’est connu pour des manifestations racistes ? Peut-on le mettre sur le compte d’un dérapage ? Ou est-ce plus profond ?

C'est un dérapage qui n'a pu avoir lieu que parce que nous n'avons pas réfléchi à notre racisme anti-noir. Se moquer des plus faibles permet de croire que nous ne le sommes pas. Mais dans une société où les catégories dominées et racisées luttent contre les préjugés et les moqueries permettant de rendre naturelle la hiérarchie sociale, sexuelle et raciale ces dérapages sont plus difficilement collectifs car il y aura toujours un certain nombre de personnes pour être conscientes de la violence symbolique que dégagent ces moqueries. Ce qui m'a frappé, c'est l'hystérie collective qui s'est dégagé de ce sketch. C'était comme une sorte de libération avec des rires hystériques. Il va falloir que ces personnes prennent conscience de cela et ce ne sera possible que si les catégories salies le disent. C'est parce que nous sommes une société multiculturelle et que nous accueillons des nouveaux venus dont certains deviendront marocains qu'il y a urgence à faire comprendre que le mal que l'on fait aux autres finit par nous toucher.

Cette émission étant diffusée sur une chaîne publique à une heure de grande écoute, il y a une responsabilité de la chaîne qui n’a pas coupé les passages les plus problématiques, comme la mauvaise imitation de Latefa Ahrare qui ne peut pas se cacher derrière le statut d’humoriste ?

Il y a clairement une faute de la chaîne et il faudra que les personnes s'expliquent. Il y a des procédures et des institutions qui permettent de le faire et ce serait une bonne chose que la HACA et des ONG ou partis politiques demandent des comptes. Cela permettra de mettre à plat ce cancer qu'est le racisme. Cela permettra de faire prendre conscience aux personnes de bonne foi qu'elles ont participé à quelque chose d'offensant et de dégradant. C'est pour cela qu'il est urgent d'avoir une loi contre le racisme.

Latefa Ahrare au coeur de la polémique

Latefa Ahrare s’était pourtant engagée dans la campagne «Ana machi 3azzi», première du genre au Maroc. «Comme pour Ahrare qui a participé à une campagne de sensibilisation au racisme antinoir la majorité des Marocains rejettent le racisme. Mais ils ne se rendent pas compte que ce n'est pas une histoire de bons sentiments ou de politiquement correct : la lutte contre le racisme est une lutte contre les inégalités et les discriminations qui nécessitent d'ouvrir sa porte et sa pensée aux personnes concernées», estime le sociologue Mehdi Alioua.

«Car on ne peut pas lutter contre les discriminations sans les personnes discriminées. Le problème est donc celui de la visibilisation, soit un processus sociopolitique pour rendre visible ces personnes mais aussi les violences et humiliations qu'elles subissent. Or dans notre pays nous sommes au tout début de ce travail. Le chemin est encore très long», ajoute-t-il.

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