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Tout savoir sur la surveillance des communications au Maroc [Tribune]

Les activités sur le web peuvent, très souvent, être interceptées par des tierces personnes. Que ce soit des SMS, des appels ou des conversations via la VoIP, la surveillance des communications est loin d'être un mythe. Voyons un peu ce que nous savons (et ce que nous ne savons pas) sur les capacités de surveillance électronique au Maroc.

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En 2011, des documents (dont des factures) publiés dans la presse spécialisée avaient révélé que le gouvernement marocain aurait investi 2 millions d'euros dans un système de surveillance appelé Eagle. / DR
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Quand vous passez un appel téléphonique, quand vous envoyez un SMS, quand vous écrivez un email à un collègue, quand vous «skypez» avec un membre de la famille, quand vous visitez un site web «incognito» ou quand vous «chattez» avec vos amis ou les appelez sur WhatsApp, il y a des chances que des inconnus observent ce que vous faites. Paranoïa dites-vous ? Pas si vite.

En 2011, des documents (dont des factures) publiés dans la presse spécialisée avaient révélé que le gouvernement marocain aurait investi 2 millions d'euros dans un système de surveillance appelé Eagle. Le système, conçu par la société française Amesys Bull, permet de surveiller tout le trafic Internet en utilisant une technique appelée Deep Packet Inspection. Cette technique permet de réaliser une surveillance de masse des communications à l'échelle d’un pays tout entier. Elle permet également de lire le contenu des communications, notamment des emails. Ce système avait été initialement développé par Amesys Bull au profit de Mouammar Kadhafi en pleine répression du soulèvement populaire dans son pays en 2011. (1)

En janvier 2015, des journalistes suisses avaient révélé que parmi les pays ayant acheté des technologies de surveillance avancées figurait le Maroc, qui semble avoir testé des équipements d'interception des télécommunications mobiles en 2013 et en 2014.

La même année, des documents publiés par le site Wikileaks avaient révélé qu'au moins deux agences de renseignement marocaines - le Conseil supérieur de la défense nationale (CSDN) et la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST) - auraient acheté, auprès de la société italienne Hacking Team, par l'intermédiaire d’une autre société basée aux Émirats arabes unis, Al Fahad Smart Systems, un système de surveillance électronique dénommé Remote Control System.

Les documents montraient par ailleurs que le Maroc aurait, depuis 2009, dépensé plus de 3 millions d'euros sur des équipements d’interception et de surveillance électronique conçus par Hacking Team. Nous ne savons pas si le royaume a renouvelé ces contrats depuis.

Mais en quoi tout cela devrait vous concernez, vous demandez-vous sûrement ? Vous n’avez rien à cacher, par conséquent vous n’avez rien à craindre.

Le cardinal de Richelieu disait : «Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme,  j’y trouverai de quoi le faire pendre.» Autrement dit, l’on peut toujours trouver le moyen de poursuivre une personne ou de la réduire au silence à travers les aspects intimes de sa vie.

La plupart des gens vaquent à leur occupations quotidiennes en croyant que la surveillance des communications ne peut pas être dirigée contre eux, mais uniquement contre les malfaiteurs, parce qu’ils pensent n’avoir rien à cacher. Ils se trompent.

En règle générale, tout le monde à quelque chose à cacher.

Pensez-y : Vivriez-vous dans une maison où les murs sont en verre ? Prendriez-vous une douche devant tout le monde ? Accepteriez-vous que l’on place des caméras de vidéosurveillance dans votre chambre à coucher ? Si vous pensez n’avoir rien à cacher, vous devriez répondre par l’affirmative.

Sinon, que se passerait-il si des informations sur votre état de santé venaient de tomber entre les mains de personnes non autorisées ? Qu’arriverait-il, par exemple, si votre société d’assurance venait de mettre la main dessus ?

De même, pensez à ce qui pourrait arriver si votre société de crédit ou votre employeur avaient accès à ces données personnelles?

Certaines personnes, même si elles n’ont rien fait d'illégal, souhaitent cacher des comportements jugés embarrassants ou des conduites non acceptées par la culture dominante. Imaginez quelqu'un qui visite des sites web pour en apprendre plus sur des modes de vie alternatifs qui ne sont pas acceptés par la majorité. Peut-être le fait-il pour les besoins d’un travail de recherche ou simplement par curiosité. Il n’est que trop facile de mal interpréter un comportement de ce genre. Que faire si ces informations étaient utilisées contre lui, ou pour le faire chanter ?

Si l’on accepte que, par exemple, le gouvernement puisse avoir accès à toutes ces données, comment être sûr que quelqu’un n’en fera pas mauvaise usage ? Qui gardera les gardiens ? Et puis, en supposant que le gouvernement soit bienveillant, comment être sûr qu’il fera le nécessaire pour protéger l’information vous concernant ?

En supposant qu’il le fasse bien aujourd’hui, qu’est-ce qui garantit qu’il continuera à le faire à l’avenir ? Les gouvernements sont loin d’être infaillibles. Il arrive souvent que des bases de données personnelles détenues par les autorités soient ciblées par des hackers qui les vendent ensuite aux plus offrants.

Et puis même si personnellement vous ne prêtez pas d’importance à ce que les données de vos échanges et vos communications soient collectées, comment garantir que les données concernant vos proches - vos enfants par exemple - ne seront pas abusées ?

Même si les gens se sentent immunisés contre la surveillance parce qu'ils n'ont rien fait de mal, ou parce qu’ils pensent n’avoir rien à cacher, quiconque a accès à leur information personnelle est investi d’un pouvoir considérable. Comme Richelieu, il peut déformer à souhait ces informations pour nuire à leur image et à leur réputation.

Ironiquement, ceux qui ont le pouvoir de nous surveiller attendent que nous soyons transparents parce que, disent-ils, si nous n'avons rien à cacher nous n’avons rien à craindre - un principe qu’ils ne semblent jamais vouloir s’appliquer à eux-mêmes.

En outre, la  recherche montre que le fait, pour n’importe qui d’entre nous, de se savoir observé nous amène à modifier notre comportement pour nous conformer à l’avis de la majorité. Ce n’est pas une façon saine de mener sa vie. Et ce n’est certainement pas idéal si, comme moi, vous souhaitez bâtir une société démocratique au Maroc où les Marocains sont créatifs et entreprenants parce qu’ils se sentent libres et protégés.

Accepter un système de surveillance arbitraire revient à s’ouvrir une trappe sous les pieds. C’est trop de pouvoir donné à autrui. Un pouvoir qui peut se retourner contre nous tous.

Mais je vous entends déjà rétorquer : «Je fais confiance à mon gouvernement pour surveiller les personne qui méritent de l’être.»

Toute surveillance n’est pas forcément une mauvaise chose, c’est vrai. Elle est légitime quand elle est encadrée par la loi. Elle l’est moins quand elle est utilisée sans supervision démocratique.

En d’autres termes, certaines formes de surveillances sont bonnes et, oui, certaines personnes méritent d’être surveillées. Mais cela doit être l’exception, non la règle. La surveillance doit, par conséquent, être limitée à des situations très précises.

En l’absence de cette supervision, l’abus de pouvoir se produit presque toujours.

En 2012, le groupe de recherche Citizen Lab de l’université de Toronto au Canada avait démontré, preuve à l’appui, que le gouvernement marocain avait utilisé des logiciels espions de Hacking Team pour cibler non pas des terroristes, mais des journalistes du collectif marocain Mamfakinch. Cette découverte sera confirmée plus tard par Wikileaks avec une série de correspondances internes de la société italienne. 

En 2015, un rapport publié conjointement par l’ONG britannique Privacy International et l’Association marocaine des droits numériques (toujours empêchée d’exercer au Maroc) avait identifié une série de victimes de la surveillance électronique au Maroc dont des universitaires, des journalistes, des militants des droits humains et des intellectuels de tout bord. Rien dans l’histoire des victimes identifiée par le rapport ne pouvait justifier la surveillance de leurs communications, si ce n’est leurs opinions politiques et leur proximité du Mouvement du 20 février.

Dans un pays démocratique, on s'attendrait à l’ouverture d’une enquête pour identifier les auteurs de l’abus de pouvoir avéré et révélé par le rapport. La réaction du gouvernement marocain fut, sans surprise, à l’exact opposée : le ministère de l'intérieur décida d’ouvrir une enquête criminelle contre... les auteurs du rapport pour «insulte à corps constitué» et «accusations mensongères».

En octobre 2015, sept activistes des droits de l’homme et des journalistes d'investigation, dont l'historien et universitaire Maati Monjib, les journalistes d'investigation Hicham Mansouri et Samad Aït Aïcha, ainsi que l’auteur de ces lignes ont été traduits devant le tribunal de première instance de Rabat, accusés de menacer «la sécurité intérieure de l'Etat» - une charge pouvant leur coûter jusqu'à 5 ans de prison.

Les accusations ont été interprétées par de nombreuses organisations internationale de défense des droits humains comme étant motivées politiquement. Les accusés participaient à l’organisation d’un programme de formation au profit des journalistes et d’acteurs de la société civile sur les techniques leur permettant de protéger la confidentialité de leurs communications.

Tout le monde pratique ce genre d’espionnage électronique aujourd’hui, diriez-vous, même les pays supposés démocratiques. Vous-vous dites probablement : «À quoi bon se prendre la tête, on ne peut rien y faire.»

Il est vrai que c’est désarmant. Mais ce n’est pas parce que d’autres gouvernements ont décidé de violer les droits de leurs citoyens que nous devrions conclure qu’il n’y a rien à faire ou, pis encore, que nous devrions faire de même.

En réalité, il y a beaucoup à faire et le Maroc a fait de réels progrès législatifs dans le domaine de la protection de la vie privée. Ces leviers législatifs n’attendent qu’à être exploités et devraient mettre notre pays à l’avant-garde de la lutte contre les abus de la surveillance électronique de masse. 

La surveillance légale des communications au Maroc est régie par la Constitution, en particulier l'article 24. Elle est également encadrée par la loi, en particulier le Code de procédure pénale et la loi 09-08 sur la protection des personnes à l'égard du traitement des données à caractère personnel.

La vie privée peut être violée à titre exceptionnel dans le cadre d'une enquête criminelle lorsqu'une ordonnance judiciaire est délivrée par un juge d’instruction ou par le procureur du roi. Et bien que le Code de procédure pénale définisse les conditions spécifiques dans lesquelles ces ordonnances peuvent être rendues, il reste de vastes zones grises concernant les pouvoirs discrétionnaires accordés aux juges et aux agences de renseignement marocaines.

Dans la pratique, le ministère de l'Intérieur, le ministère de la Justice ainsi que l'armée sont chargés de diriger les opérations de surveillance. L'absence d'une forte indépendance de la magistrature, ainsi que la prééminence du palais royal dans la plupart des cas liés à la «sécurité de l'État» et les accusations de terrorisme, remettent souvent en question la supervision démocratique de ces opérations.

Avec la création en 2009 de la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP), un cadre pour la protection des données à caractère personnel a été établi. La mission de la Commission est de «veiller à ce que le traitement des données à caractère personnel soit licite, légal et ne porte pas atteinte à la vie privée, aux libertés fondamentales et aux droits de l'homme» des citoyens.

L’autorité de la CNDP reste en réalité très limitée : elle n'a pas son mot à dire sur le traitement des données relatives à la «sécurité de l'Etat», à la défense ou aux infractions pénales qu’il incombe à l'Etat d'interpréter.

Nous devons exiger plus de transparence de la part de ceux qui ont le pouvoir de nous surveiller, notamment de la part des agences de renseignement qui doivent rendre des comptes au Parlement et plus largement au public. Elles ne possèdent pas de site Web et leurs fonctionnaires ne comparaissent jamais devant le Parlement ou la presse. Ces institutions ne se sentent manifestement pas obligées de communiquer avec le public qui, pourtant, finance leurs budgets.

Nous devons également lutter pour une réelle séparation des pouvoirs pour limiter le pouvoir de l'exécutif, notamment celui du ministère de l'Intérieur et garantir une réelle indépendance de nos juges, car malgré les réformes législatives, le manque d'indépendance du pouvoir judiciaire demeure une préoccupation majeure pour les associations professionnelles de juges et les organisations de la société civile.

Comme le notait Privacy International dans son rapport sur l’état de la vie privée au Maroc publié en 2016, le langage trop vague du Code criminel et de la Loi antiterroriste est souvent utilisé pour justifier une surveillance sans fondement des opposants politiques et des journalistes indépendants. L'interprétation de la loi repose largement sur le pouvoir discrétionnaire des juges, lesquels dépendent du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et du ministère de la Justice qui disposent d'un contrôle effectif sur leurs carrières.

Par ailleurs, les intimidations contres les journalistes, intellectuels et activistes doivent cesser. La presse et la société civile marocaine doivent pouvoir remplir leur rôle. Les poursuites contre les défenseurs des droits de l’homme, notamment ceux qui militent pour la défense de la vie privée doivent être abandonnées et l'Association marocaine des droits numériques devrait être autorisée à fonctionner sans entraves.

En dernière analyse, le débat sur l’importance de protéger la vie privée de nos concitoyens n’est pas simplement un débat abstrait. C’est un débat fondamental avec des implications qui affectent nos vies jusque dans leurs détails les plus intimes. Il nous conduit inéluctablement à cette question centrale qui nous préoccupe depuis notre indépendance : comment construire une vraie démocratie au Maroc.

(1) La société est poursuivie en France par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) pour «complicité de torture» en Libye.

Article modifié le 2017/01/24 à 19h33

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Hisham Almiraat
Fondateur de l’Association marocaine des droits numériques (ADN)
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