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Tribune

Rachid Benzine, un face-à-face entre l'Orient et l'Occident [Tribune]

Julien Tardif, sociologue, spécialiste de la diplomatie religieuse et politique entre la France et le Maroc, entre autres, revient sur l'essai de l'islamologue franco-marocain Rachid Benzine, «Nour, pourquoi n'ai-je rien vu venir ?», publié en octobre dernier.

Publié
«Nour, pourquoi n'ai-je rien vu venir ?», de l'islamologue franco-marocain Rachid Benzine (Le Seuil, octobre 2016). / DR
Temps de lecture: 3'

Rachid Benzine a sans conteste une plume pédagogique ! Un art de la «simplexité» : faire passer le complexe dans une écriture limpide.

Vous trouverez dans son livre des réponses à de nombreuses questions lancinantes afin de débusquer les instrumentalisations de tout bord concernant la question de l'engagement dans l'idéologie jihadiste, de la jeunesse née en France !

Pourquoi les dérives vers les radicalisations politiques et/ou religieuses n'ont pas de frontières de classes sociales, ethniques, cultuelles ou de genres ?

Pourquoi la question centrale n'est pas seulement cognitive et idéologique et situe l'action publique préventive ailleurs que dans la lutte contre la colonisation des esprits ?

Rachid Benzine convoque l'histoire des relations entre Orient et Occident en questionnant, à juste titre, le fait qu'une prévention de la radicalisation perçue uniquement comme une lutte contre l'idéologie extrême, revient à tomber dans l'embuscade que nous tend l'ennemi. Tout ne serait que rapports de forces et de dominations (post)coloniales.

Cette fois à front renversé, par l'avantage de la surprise, dans la guérilla urbaine qui tue sans distinction civils et forces de l'ordre, dans les capitales occidentales et les mégalopoles mondiales. Elles sont devenues prenables parce que vacillantes par l’effet de sidération sous les coups de telles attaques non conventionnelles. Ces vils ennemis des démocraties nous vomissent certes, mais une pragmatique de la vengeance meurtrière est tout sauf la bonne riposte. Je renvoie aux travaux de l'anthropologue français Raymond Verdier sur ces questions. Nous devons nous sortir de ce raisonnement d'escalade de la violence où la concurrence victimaire enferme dans un horizon mortifère indépassable.

La voie proposée par l'auteur est celle d'une pensée des biens communs pour des relations renouvelées entre Orient et Occident !

«Le fléau de l'incompréhension mutuelle entre les acteurs du drame qui se joue sous nos yeux»

Sur le concret des pédagogies alternatives, exemple est donné par ce livre, de la nécessité de passer par le «faire» et plus précisément «faire de l'art» pour comprendre (le roman, l'activité théâtrale...). La nécessité de décrire l'embrigadement comme un acte en train de se faire par des personnes concrètes, des personnages singuliers, ici Nour et son Père, dans une pragmatique des récits de la vie ordinaire dans sa complexité.

Rachid Benzine joue l'exercice jusqu'au bout dans la filiation de mentors comme les philosophes Paul Ricoeur (il est chercheur au sein du Fond Ricoeur) ou la critique de l'élitisme de Jacques Rancière (le «Maitre ignorant», 1987). Il se l'applique à lui-même, à sa posture de chercheur.

Par son parcours migratoire, il est enfant de la diaspora marocaine, musulman et français. Il explicite ainsi dans ses livres, depuis les années 90, l'importance de la réponse concertée en EUROMED, pour agir comme il convient face à ce fléau.

Le fléau non pas du mal incarné par Daesh et ses avatars du passé, du présent et du futur, mais le fléau de l'incompréhension mutuelle entre les acteurs du drame qui se joue sous nos yeux. Des acteurs d'abord ordinaires, citoyens que nous sommes toutes et tous, jusqu’aux chef(e)s d’État qui nous gouvernent.

Le savoir des travailleurs sociaux a toujours été de nous faire comprendre qu'avant l'enfant dangereux, il y a l'enfant en danger à protéger. De même que la responsabilité est conjointe entre la famille et les pouvoirs publics.

Il s’agit de nous aider à penser comment sortir du paradigme de la «guerre des civilisations» et d'une lecture trop sécularisée du «retour du refoulé religieux». En somme, des variantes d'explications dogmatiques et idéologiques. C'est à ce chemin douloureux, complexe et ascétique que Rachid Benzine nous invite !

Ce roman n’incarne pas moins que cela. Tout un projet émancipateur par la pédagogie du récit de ce déchirement entre un père et sa fille où rationalités et engagements divisent. Il ne reste plus que le lien filial pour attachement et la conjuration respective et désespérée de chacun à vouloir ramener l'autre à la (sa) raison !

Tribune

Julien Tardif
Doctorant en sociologie
Sociologue de formation, philosophe de coeur, et clinicien de raison
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