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Interview

Prostitution : « Regarder en face sa position sociale est une souffrance », selon Mériam Cheikh [Interview]

Mériam Cheikh, sociologue et chercheur invitée au département des études islamiques et du Moyen-Orient à l’université d’Edimbourg, a enquêté entre 2007 et 2014 sur les jeunes filles issues de milieux très populaires qui se prostituaient en boîtes de nuit à Tanger. Dans une démarche féministe et scientifique, elle a décidé de «prendre au sérieux» ce que ces jeunes filles racontaient d’elles-mêmes. Elles lui ont expliqué leur décision de sortir en boîte puis de se prostituer alors que leur seul espoir reste paradoxalement le mariage. Interview.

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Les boîtes de nuit ont été rasées avec le réaménagement de la corniche, mais elles n'ont pas définitivement fermé et ont pris place ailleurs dans la ville. / Ph. Zineb El Yahaoui, Huffington Post Maroc
Temps de lecture: 7'

Yabiladi : Comment les jeunes filles que vous avez rencontrées ont-elles commencé à se prostituer ? Qu’est-ce qui les y a conduites ?

Mériam Cheikh : J’ai travaillé sur des jeunes filles de milieux très pauvres, issues des classes populaires, même si ce concept est finalement très flou. Leurs mères ne travaillent pas et si elles ont jamais travaillé, c’était avant d’être mariées. Leurs pères étaient de petits paysans, des ouvriers ou des petits employés et fonctionnaires, quand ils n’étaient pas au chômage.

Si ces conditions économiques sont essentielles dans les choix que ces jeunes femmes vont faire, elles ne sont pas suffisantes pour les expliquer. Il y a autre chose. Ces jeunes femmes parlent beaucoup spontanément de l’amusement, elles appellent cela leur «délire». «Sortir», c’est le terme qu’elles emploient en marocain «kan khruj» pour désigner leur sorties en boîtes de nuit et les dérives prostitutionnelles qui les accompagnent.

Le développement de la ville de Tanger depuis la fin des années 90 a entraîné le développement de toute une économie de loisirs dans laquelle la jeunesse est venue s’insérer. Aujourd’hui, les jeunes sortent beaucoup et s’amusent ensemble. Pour les jeunes filles que j’ai rencontrées, ces sorties sont une façon de se valoriser : elles fréquentent de beaux endroits chics et huppés ; elles ont l’occasion de rencontrer des hommes de milieux plus élevés ; elles s’amusent entre amies. Au départ, elles recherchent le bonheur de l’amusement et puis peu à peu elles glissent dans une forme de professionnalisation de la prostitution dont elles souffrent rapidement.

Comment s’opère ce glissement de l’amusement à la professionnalisation ?

Il faut avoir conscience que la rémunération de faveurs sexuelles ne se fait pas au début de but en blanc, mais de façon détournée : elles reçoivent des cadeaux, se font inviter par les hommes. Tout cela est très naturel pour elles. D’ailleurs, plus largement au Maroc le don masculin est quelque chose d’ordinaire : recevoir des cadeaux, des invitations d’un homme n’a rien de choquant. Ces jeunes filles à peine sorties du lycée sont dans l'amusement, l'horizon de la professionnalisation dans la prostitution est alors flou. Les choses changent quand elles quittent le lycée, lorsque les premières relations avec des hommes cessent : elles peuvent se retrouver sans rien. La professionnalisation s’opère lentement, par vraiment consciemment, elles vont progressivement capitaliser sur leur sexualité et la marchander directement sous forme de passes et de sorties tous les soirs.

A aucun moment, ces jeunes femmes n’ont l’intention de se prostituer durablement. En tant que telle, la prostitution n’est là que pour leur assurer de quoi vivre. Ce n’est pas une façon de rechercher de l’argent facile et de vivre ainsi sans effort. En réalité, quand elles recommencent à sortir, leur objectif est simple : trouver un «bon» gars. Quelqu’un de bien, pas nécessairement le grand amour, mais un garçon gentil qui la respecte, auprès de qui la vie est supportable voire agréable sans avoir à manquer sans cesse d’argent, à se demander comment joindre les deux bouts. L’idée in fine est de se donner tous les moyens de devenir une personne respectable selon les normes sociales et cela ne se limite pas à la chasteté. Il s’agit de «bien se loger», «bien consommer», d’accéder à une petite classe moyenne. Ce n'est qu'une fois que cela est stabilisé que les normes de piété qui réduisent les relations sexuelles au cadre du mariage font sens.

Vous affirmez que le passage à la prostitution est le fruit de conditions sociales mais également d’une volonté individuelle. Dans leur milieu social, quelles étaient les autres options possibles en dehors de la prostitution ?

Les jeunes filles que j’ai rencontrées étaient toutes scolarisées. Elles ont connu l’école et son lot de promesses d’ascension sociale. Toutes les jeunes femmes que j’ai rencontrées étaient persuadées que l’école les valorisait, alors qu’elles étaient toutes en échec scolaire au sein de collèges et mêmes de lycées publics en grand délabrement. Elles se sont accrochées à l’école comme à un espoir. Après avoir quitté l’école, alors qu’elles ne réussissaient pas à trouver d’autres emplois que travailleuse de maison ou ouvrière dans le textile, elles continuaient à dire qu’elles auraient pu être comme ces femmes qu’elles voyaient déambuler dans les rues : institutrices ou employées. Elles représentaient des modèles pour elles. Pour moi qui étais spectatrice, c’était dur de voir qu’elles continuaient à y croire coûte que coûte. Certaines en se prostituant payaient les études de leur petite sœur ou de leur petit frère ! Oui, on peut dire que l’école marocaine les a trahies.

Etre allé au lycée avec en tête des promesses d’ascension sociale et se dire ensuite, malgré tout, qu’il faut aller à l’usine ou faire des ménages, c’est donc très dur. Certaines d’entre elles, en plus, avaient déjà été confrontées à ces petits métiers quand elles allaient à l’école pour se payer ce dont elles avaient besoin et soutenir leur famille … Elles avaient déjà fait l’expérience de la pauvreté à laquelle ces métiers les condamnaient. L’humiliation liée au fait d’être au service d’autrui était une vraie souffrance. Ces métiers les ont révulsées.

Comment vivaient-elles l’immoralité de leurs actes ?

Elles en souffraient à ne pas vouloir sortir du lit, à ne pas vouloir sortir de chez soi même si l’endroit est presque insalubre. Elles étaient parfois livrées à une agitation intense : certaines étaient sûres d’être possédées par un génie, d’avoir été maudites pour se prostituer ainsi.

Dans leur familles, tout le monde savaient ce qu’elles faisaient vraiment, mais personne ne disait jamais rien. En parler, c’aurait été le reconnaître et alors la relation n’aurait plus été tenable. Comme souvent au Maroc «ce qui n’est pas dit, n’existe pas». Pour elles, la famille était clairement ce qu’elles avaient de plus précieux et elles cherchaient à la préserver le plus possible. Le sujet n’émergeait que lors des disputes entre cousines ou sœurs, par exemple. Les jeunes filles qui se prostituaient se défendaient et se valorisaient alors vis-à-vis des autres en disant qu’elles, au moins, n’attendaient pas sans rien faire, mais qu’elles faisaient quelque chose pour s’en sortir.

En dehors des familles, par contre, dans l’anonymat d’un taxi ou d’un magasin elles ne mentaient pas, parlaient crûment de ce qu’elles allaient faire dans une sorte de provocation. Pour elles, c’était l’occasion de retourner le stigmate : assumer leur prostitution avant que quelqu’un ne commence à les regarder de travers.

Si l’objectif final de ces jeunes filles, après avoir commencé à sortir par amusement, est de trouver un bon mari, pourquoi ne cherchent-elles pas à se marier par des voies plus classiques et plus morales ?

Il y a plusieurs facteurs. D’abord le mariage coûte cher et repose exclusivement sur les épaules des hommes. Certains ont des relations amoureuses mais ne veulent pas se marier pour cette raison. Au Maroc, l’insertion économique de la jeunesse est telle que dans les milieux les plus pauvres il devient impossible de se marier, de s’installer, de se loger.

S’ajoute une transformation des mœurs où la famille n’est plus au centre de la transaction matrimoniale de leur enfant comme par le passé, contrairement ce qui se passe encore dans les familles de l’élite. Les filles que j’ai rencontrées savent très bien que leurs familles ne sont rien dans les réseaux sociaux et qu’elles n’ont donc aucune chance de bien se marier. Je les ai souvent entendues se plaindre que personne ne venait les demander en mariage. C’est une souffrance que de regarder sa position sociale en face. Elles appartiennent vraiment à des milieux sans aucun capital économique, social ou culturel de sorte qu’aucune alliance n’était possible avec d’autres familles. Souvent, elles nouaient des relations amoureuses avec des hommes mais ils ne se mariaient jamais parce que la famille de l’homme ne voulait pas d’elles et qu’il respectait la décision de sa famille.

Vous dites qu’elles ne possèdent, par leur famille, aucun des trois capitaux - économique, social et culturel - mais ces jeunes femmes possèdent un dernier capital - leur féminité, leur séduction et leur sexualité - dont elles parviennent à jouer...

Selon les hommes qu’elles rencontrent, quand elles sentent qu’ils ne sont pas là que pour la passe, que les sentiments, que quelque chose d’autre est en jeu, alors elles essaient de développer certains capitaux en fonction de la personnalité de l’homme pour stabiliser la relation. Par exemple, avec les musulmans d’Europe, elles peuvent faire valoir leur connaissance et leur pratique de la religion. J’en ai vu qui décidaient de quitter ensemble le monde du «sortir» : lui a arrêté de voir des filles, de sortir en boîte, de boire, elle, de sortir et de se prostituer. Ils ont entamé une sorte d’entreprise morale à deux.

Vous avez suivi leur parcours sur plusieurs années. Ces jeunes femmes sont-elles parvenues à leurs fins et réussi à «bien» se marier ?

Pendant les 7 ans où je les ai suivies, elles ont interrompu leur «sorties» à plusieurs reprises car constater que l’on se professionnalise, c’est dur. Difficile aussi d’être aux ordres des boîtes de nuit parce que même si elles n’ont pas de «mac», ni de contrat, elles remplissent un rôle bien précis dans ces lieux et les boîtes de nuit ont besoin d’elles : elles occupent l’espace, elles font consommer les clients… Quand elles partent trop tôt, le patron peut leur interdire l’entrée le lendemain, par exemple.

Quand elles sont fatiguées, qu’elles voient qu’elles n’arrivent à rien, certaines abandonnent et se mettent avec un simple petit ouvrier, mais elle le ressente comme une déchéance. Quand elles sortaient, elles avaient un tout petit pouvoir d’achat, mais un pouvoir d’achat tout de même. Alors quand elles voient qu’elles risquent de passer leur vie avec un ouvrier à manquer d’argent perpétuellement, elles retournent en boîte. L’une d’entre elle a même fait une violente dépression et elle est rentrée vivre avec ses parents mais comme elle les avaient à charge, elle est bien vite retournée en boîte de nuit.

Aujourd’hui, la plupart de celles que j’ai suivies ne «sortent» plus. Certaines ont effectivement réussi à se marier, parfois avec des étrangers - je pense à l’une d’entre elles qui a épousé et rejoint un Irakien. D’autres ne sont pas parvenues à l’ascension sociale à laquelle elles aspiraient et ont investi de petits métiers ouvriers. Ceux-là mêmes dont elles ne voulaient pas. Certaines travaillent dans des usines textiles et des usines de câblages.

Quels sont les enseignements de l’histoire de ces jeunes filles que l’on peut tirer pour l’ensemble de la société marocaine ?

Il faut prendre conscience que la découverte de l’intimité, de la sexualité avant le mariage n’est pas minoritaire au Maroc. L’école est un cadre qui permet les premières relations amoureuses platoniques mais également sexuelles pour la jeunesse marocaine. Elle est l'un des principaux lieu de socialisation des jeunes après la famille. Ces deux univers sont en concurrence et véhiculent des valeurs contradictoires. Les jeunes filles que j’ai interrogées avaient toutes perdues leur virginité au lycée, parce qu’il offre un cadre qui ne proscrit pas les relations sexuelles. Elles-mêmes ne savaient pas expliquer comment c’était arrivé. Pour elles, elles faisaient comme les autres - se frotter contre leur copain, se caresser, mais sans jamais aller jusqu’à la pénétration. Je pense que les pratiques prostitutionnelles des jeunes filles sur lesquelles j’ai enquêté prennent place dans un cadre plus général de pratiques sexuelles des jeunes qui ne sont pas nécessairement normées par l’abstinence et le contrôle social.

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