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Grand Angle

Réforme de la Caisse de compensation au Maroc: « Le gouvernement n’a pas tenu ses promesses », selon Najib Akesbi

La Caisse de compensation au Maroc a été source de beaucoup de «soucis» pour le gouvernement ces dernières années. La réforme engagée par le gouvernement lui permet de faire des économies conséquentes, lesquelles ont avoisiné les 9 milliards en 2014. Mais d’après l’économiste Najib Akesbi, la réforme actuelle n’est pas à la hauteur des engagements de l’Etat. Interview.

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Yabiladi: Au moment où les instances financières internationales saluent la réforme de la compensation et que l’Etat lui-même se félicite de cette «avancée», vous estimez qu’il n’y a pas eu de réforme. Pourquoi ?

Najib Akesbi: Je dis qu’il n’y a pas eu de réforme précisément par rapport à celle qui avait été annoncée par ce gouvernement même. Rappelez-vous, lorsqu’il est arrivé, ce gouvernement, et pour la première fois, prétendait conduire une réforme de la Caisse de compensation qui se distinguait par son originalité parce qu’elle ne se contentait pas de la seule suppression des subventions et donc de libéralisation des prix (ce qui est au demeurant le remède traditionnel des institutions financières internationales), mais devait accompagner cette libéralisation par le ciblage de la partie de la population qui risquait de pâtir de la hausse des prix, et la distribution en sa faveur d’une aide sous forme d’un revenu direct, à même de lui permettre d’acquérir les produits devenus plus chers, évitant ainsi de s’appauvrir en conséquence de la libéralisation des prix… Donc une réforme en deux volets intimement liés : distribution de revenus directs et suppression des subventions. Chacun se rappelle des membres du gouvernement qui se répandaient dans les médias pour plaider en faveur de cette réforme (on a même vu le chef du gouvernement à la télévision parler de nécessité pour les pauvres d’ouvrir des comptes bancaires pour recevoir l’argent qui allait leur être viré du Trésor public !).

Par rapport à ce modèle de réforme promise, où en sommes-nous donc ? On voit bien qu’on en est très loin. La composante «Distribution de revenus» a tout bonnement été évacuée, ne gardant de la «réforme» que celle de la libéralisation des prix… De sorte qu’au final, ce gouvernement n’a rien fait d’autre que revenir à la vieille «recette» du FMI des années 80 du siècle passé : libéralisation des prix sous prétexte de «vérité des prix», point à la ligne ! Du reste, vous parlez d’institutions internationales qui saluent la «réforme», mais comment s’en étonner puisque c’est leur vision de la «réforme» de la caisse de compensation que ce gouvernement est finalement en train de mettre en œuvre ! Comment s’en étonner ? Certes, en cela ce gouvernement n’aura pas fait pire que les gouvernements qui l’ont précédé, et pour être honnête, il faut rappeler que ce sont de basses manœuvres politiciennes qui l’ont acculé à cette issue peu glorieuse (sortie d’un parti du gouvernement…), d’accord, mais en revanche, il faut qu’à son tour, ce gouvernement ait aussi l’honnêteté de reconnaître que ce qu’il appelle «réforme» aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qu’il avait promis hier.

Après les carburants, l’Exécutif semble vouloir s’attaquer à la décompensation du butane. Le quotidien Akhbar Youm révélait le semaine dernière qu’une subvention de 100 dh aux foyers pauvres serait à l’étude. A noter que selon la presse, le sucre et la farine pourraient également être décompensés prochainement. Que pensez-vous de tout cela ? Pour quelles raisons ?

Il faut bien comprendre que ce dont il était question, c’est bien d’une vision globale qui pour moi devait revenir à une vraie avancée sociale à travers laquelle l’Etat, au-delà d’une simple «compensation» de la hausse du prix de quelques produits de base, doit assurer à une partie de la population, des citoyens auxquels les conditions de la vie ne permettent pas de vivre décemment de leur travail, cet Etat doit donc lui assurer un revenu que j’appelle le «Revenu de la Dignité». Beaucoup d’Etats démocratiques font cela aujourd’hui, et c’est bien la moindre des choses dès lors que les citoyens paient des impôts à cet Etat et qu’on adhère un tant soit peu à une approche redistributive par les finances publiques. L’enjeu véritable donc, ce n’est pas la «compensation» mais la garantie d’un revenu décent à la partie de la population qui en a besoin. Par rapport à cette vision, on voit bien que même si le gouvernement arrive à mettre en œuvre cette «compensation de 100 Dh», on est plus dans «le bricolage» que dans la politique réfléchie et de long terme…

Depuis deux ans, alors que le Maroc émettait ses premiers emprunts obligataires, vous avertissiez déjà qu’il allait perdre sa souveraineté. D’ailleurs, vous le décrivez souvent comme un «bon élève» du FMI. Aujourd’hui, plusieurs voix s’élèvent appelant Rabat à récupérer sa souveraineté. Au point où nous en sommes et au regard de tous les engagements pris, comment l’Etat pourrait-il s’y prendre pour faire machine arrière ?

Le drame de ce pays est qu’on est toujours «en retard d’une guerre» pour prendre conscience des problèmes et encore plus pour leur apporter les solutions appropriées. Oui, comme toujours, quand vous êtes parmi les premiers à sonner l’alarme, on vous traite de «pessimiste», de «gauchiste» ou que sais-je encore… Et puis quand les faits imposent leur évidence, sans vergogne on fait comme si personne ne savait, et on se remet à réinventer la roue ! Mais peu importe, ce qui est aujourd’hui patent, et qu’on savait depuis longtemps, c’est que fondamentalement la même logique et les mêmes mécanismes qui avaient conduit à la crise de la dette des années 80 sont à nouveau à l’œuvre, même si évidemment les formes et les modalités peuvent changer. A la base on a toujours un problème d’incapacité du système fiscal à mobiliser des ressources pour financer correctement le budget de l’Etat, en hausse continue. Au lieu de s’atteler à une véritable réforme fiscale (certes plus difficile, politiquement plus risquée…), on cède toujours à la solution de facilité : l’endettement. Et on recommence à s’endetter, s’endetter, tout en jurant par tous ses dieux que la situation est toujours «soutenable», «maîtrisable»… jusqu’au moment où on s’aperçoit qu’on est déjà en plein engrenage de la dette : on s’endette juste pour rembourser la dette, puis l’étau financier se resserrant, on se met à demander des facilités aux créanciers, lesquels exigent en contrepartie des «conditionnalités», en termes de politiques économiques, financières, sociales… A ce stade, on a déjà perdu sa souveraineté.

Ce scénario est aujourd’hui en cours à travers le mécanisme plus subtile mais encore plus pernicieux de la dite «Ligne de précaution et de liquidité» du FMI… Et si vous voulez, en référence au scénario que je viens de décrire, prendre la mesure de l’engrenage dans lequel nous sommes déjà engagés, deux chiffres devraient suffire : Le premier est celui de ce que j’appelle le «taux d’autosuffisance fiscale» et qui nous montre que l’ensemble des recettes fiscales ne permettent aujourd’hui de couvrir que 58% des dépenses du Budget général de l’Etat… Voilà pour l’incapacité du système fiscal à assurer un niveau de financement acceptable des dépenses publiques. Quant à l’endettement qui ne sert qu’à rembourser la dette, il suffit de savoir qu’en 2015, l’Etat doit emprunter 66 milliards et rembourser 68 milliards de dirhams, soit 25% de ses recettes et 21% de ses dépenses ! Voilà pour les faits, et la question ne me semble pas être de faire «marche arrière» ou «avant», mais de prendre conscience que le mal est structurel et ne peut être surmonté que sur la longue durée. Les réformes de fond, on les connaît : réforme fiscale, réforme du statut et du système de rémunération dans la fonction publique, rationalisation des dépenses d’investissement et de fonctionnement des administrations, réforme du système des retraites, réforme (la vraie !) de la Caisse de compensation, reconversion en investissement d’une partie de la dette, extérieure mais aussi intérieure… Aucune de ces réformes n’est simple et toutes demandent beaucoup de courage politique et de détermination, mais elles sont toutes incontournables et demandent du temps. C’est dire qu’on n’est pas sortis de l’auberge ! Il faudra beaucoup de temps, de «sueurs et de larmes» pour remonter la pente…

Concernant l’injustice fiscale au Maroc, vous recommandez entre autres la mise en place d’un nouveau barème de l’IR instaurant la progressivité fiscale pour les hauts revenus, comme c’est le cas dans plusieurs économies du monde. Quels en seraient les bénéfices ?

La vague néolibérale qui avait déferlé sur le monde depuis les années 80 du siècle passé, avec sa litanie anti-Etat, anti-impôts, anti-social… avait conduit à de tels excès dans le domaine de la fiscalité entre autres, que très souvent on a abouti à de véritables démembrements des systèmes fiscaux, devenus incapables de mobiliser l’assiette fiscale là où elle est, notamment au niveau des hauts revenus et des grandes fortunes. Pour parvenir à ce résultat, on avait en particulier démesurément abaissé les taux supérieurs des barèmes des impôts sur les revenus, rendant ces derniers quelquefois même «régressifs», comme au Maroc (au sens où la progressivité des taux est forte surtout au niveau des bas et moyens revenus, et faible voire nulle au niveau des hauts revenus).

Depuis la crise des années 2008-2009, un peu partout dans le monde, on commence à prendre conscience de telles dérives et on peut ainsi constater que même dans les pays les plus libéraux ou les plus conservateurs, l’heure est au relèvement des taux d’imposition, surtout sur les tranches de revenus les plus élevés, là où une «marge de prélèvement» et donc de contribution fiscale existe encore et n’est guère négligeable. D’ailleurs, très significatif à cet égard est l’immense succès obtenu par le livre de Thomas Piketty, aux Etats-Unis même comme en Europe, et dont le message principal est précisément là : il faut relever les taux supérieurs des impôts sur les revenus et réinstaurer des impôts sur le capital et les grandes fortunes. Au Maroc, pour apprécier cette «marge», il suffit de savoir que le taux supérieur de l’IR n’est que de 38% pour tous les revenus supérieurs à 180 000 Dh par an… Que vous gagnez donc 200 mille ou 200 millions de dirhams, vous ne payez que 38% ! Encore faudrait-il qu’il ne s’agisse pas de revenus du capital, tels les revenus et profits fonciers ou les revenus et profits des valeurs mobilières, imposés à des taux spécifiques nettement plus faibles… Quant aux revenus agricoles, je vous rappelle qu’en dépit de toutes les désinformations qu’on nous distille, on peut aujourd’hui être agriculteur, faire un chiffre d’affaires de 30 millions de dirhams, en dégager un revenu de 3 millions de dirhams, et ne pas payer un dirham d’impôt ! Est-ce bien raisonnable tout çà ?

Vous appelez également à l’instauration d’un impôt sur les grandes fortunes et les successions. Mais d'aucuns jugent qu’une telle orientation fera fuir les riches du Maroc. Qu’en pensez-vous ?

D’abord, la récente expérience de la «Contribution libératoire» a bien montré que nos «riches» n’ont pas attendu un quelconque impôt sur les grandes fortunes pour faire sortir massivement leurs capitaux à l’étranger… Peut-on faire pire que ce qui a déjà été fait ? Quant aux pays où cet impôt existe ou a existé, on sait que cet impôt n’a jamais été à l’origine d’un exode significatif des capitaux, à moins qu’on ne prenne l’arbre pour la forêt, et qu’on s’attarde sur des cas anecdotiques de stars du showbiz, au demeurant surmédiatisés pour des raisons très peu innocentes… Car, et l’essentiel est là, il est clair que ce n’est pas l’impôt qui fait fuir les capitaux mais bien d’autres facteurs autrement plus importants : la stabilité politique, la sécurité des biens et des personnes, le respect des droits de l’homme et des libertés collectives et individuelles, le climat des affaires, les perspectives de croissance, la cohésion sociale… L’expérience historique a montré que dans beaucoup de pays développés, lorsque ces conditions ont été plus ou moins réunies, on a pu instaurer un impôt sur les grandes fortunes sans que cela ait en quoi que ce soit lésé l’économie, bien au contraire… Alors que chez nous, l’expérience historique aussi montre que parce que ces conditions ne sont guère réunies, les capitaux continuent de fuir à l’étranger, alors même qu’il n’y a pas l’ombre d’un impôt sur les grandes fortunes…

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