Après avoir fermé le bouquin et ses 380 pages, un sentiment mitigé devrait vous envahir. D’abord du plaisir car c’est un livre passionnant, bien écrit avec même quelques traits d’humour qui nous rappellent la belle plume de Ahmed Benchemsi. Les analyses politiques se mêlent aux petites histoires de palais. C’est un témoignage inédit, un membre de la famille régnante qui livre tout à l’opinion publique, ou du moins ce qu’il a envie de montrer.
Tout au long du récit, Hicham Alaoui retrace les grands moments de l’histoire contemporaine du Maroc, ses relations avec le roi Hassan II, le prince héritier Mohammed, son père le prince Abdallah ainsi que sa famille maternelle. Ce qui en ressort, c’est cette relation tumultueuse entre un prince effronté et le reste de la famille royale. Il revendique sa singularité voire même son entêtement, quitte même à se fâcher avec sa sœur, son frère ou sa mère. Si Hicham est un prince banni par le roi, il semble à la lecture de son propre témoignage, avoir été banni ou du moins marginalisé par l’ensemble de la famille royale, sa propre famille.
Le prince Hicham semble être animé par les mêmes ambitions que son père. Le prince Abdallah, selon son fils, aspirait à jouer un rôle plus important que celui attribué par le roi Hassan II. Le prince Hicham y parviendra en partie vers la fin du règne ce dernier, en jouant le rôle d’envoyé spécial de son oncle lors de missions au proche et moyen orient. Plus tard, au moment de l’intronisation du roi Mohammed VI, il exprimera à ce dernier sa vision du devenir monarchique. En filigrane, on comprend que le prince rouge ne veut pas jouer un rôle représentatif, protocolaire. Le cousin du roi veut devenir l’architecte d’un règne rénové. Finalement, on en conclu que lui aussi est pour une monarchie exécutive, du moment qu’il est partie prenante aux décisions. Il citera d’ailleurs l’exemple de la Jordanie, où «le prince Hassan, qui assure le rôle de back-office de son frère, le roi Hussein, sur le trône». Il rajoutera que ce système bicéphale était en quelque sorte le rêve de son père, Abdallah Alaoui.
Le grand malentendu
Tout le malentendu trouve donc sa genèse dans ce duel entre un roi Hassan II absolutiste et orgueilleux et un prince Abdallah qui aspirait à plus qu’être le simple exécutant de son frère. Une blessure dont Hicham Alaoui héritera. Sa mère par contre lui lèguera sa volonté d’indépendance. C’est ce qu’il fera en partant étudier à Princeton, et surtout en tentant de s’affranchir de la dépendance financière du Makhzen en se lançant dans l’entrepreneuriat. Sur ce point, même si elle est revendiquée comme un trophée, l’indépendance financière ne signifie pas cracher sur les petits coups de pouce dont il bénéficiera grâce à son rang de prince ou à son précieux réseau familial. Le prince rouge est sans aucun doute un entrepreneur atypique dans son contexte familial, mais pas un self-made man.
On peut lui reconnaitre cependant de la persévérance dans son tumultueux parcours. Que cela soit dans ses projets d’affaire ou en politique, il a tout de même affronté de nombreux coups fourrés. La récente manipulation des blogs de Mediapart -relayée par certains médias marocains- qui visait à lui savonner la planche avant la sortie de son livre, en est la preuve. Un peu avant, la police française avait même arrêté une personne qui surveillait le prince de passage à Paris. Mais qui en veut au prince rouge ? Le roi Mohammed VI ? Les sécuritaires ? Les conseillers et proches collaborateurs du roi ? Ou bien ce Makhzen si abondamment cité tout au long de l’ouvrage.
L’énigme du Makhzen
L’auteur aura réussi l’exploit de brouiller la définition que les Marocains ont de ce terme makhzen (appareil administratif régalien au service de la monarchie) et embrouiller tous les étrangers qui liront pour la première fois ce terme dans le livre de Hicham Alaoui. Dans les deux premiers tiers de son livre, le terme makhzen servira de tagine, le plat marocain où le cuisinier banni jettera différents maux qui gangrènent le pays : corruption, népotisme, autoritarisme, passe-droit, injustice, le tout saupoudré de cumin, bien sûr. Le terme qui prend une consistance singulière au fil des pages joue le rôle de poupée vaudou. Un corps artificiel tout en étant vivant, qui est détaché et indépendant de la personne du roi, mais qui reste tout de même lié par un sort maléfique. Ainsi, le prince Hicham offre la solution pratique de détruire cette poupée vaudou sans pour autant anéantir l’institution monarchique et la personne du roi. On touche là le talon d’Achille du prince rouge.
Même s’il réussit à clarifier quelque peu sa pensée vers la fin du bouquin, le cousin du roi étale au fils des lignes ses propres contradictions. Si le constat qu’il fait du royaume d’un point de vue politique, sécuritaire, économique et social, est partagé par de nombreux démocrates marocains, il n’apporte pas de réelles réponses. Il ne peut aller au bout de la réflexion car il reste lui-même -consciemment et de manière assumée- attaché à l’institution monarchique, à la famille royale, et peut-être inconsciemment lié à ce makhzen qui alimente de sa sève, tous les acteurs du pouvoir. N’a-t-il pas lui-même abusé du précieux liquide lorsque la dotation royale de 5000 dirhams (égale à celle du prince Rachid) ne lui suffisait pas pour son train de vie d’étudiant ?
Difficile exercice que d’instruire son propre procès, prononcer la sentence capitale et l’exécuter soi-même. La poupée vaudou est donc une astuce pratique pour tourner autour du pot, faire porter le chapeau à quelqu’un qui n’est pas identifié, ou à quelque chose qui ne peut être contrôlée. Mais le Makhzen n’est pas un corps indépendant qui s’auto-alimente et s’auto-régénère comme l’Hydre de Lerne. C’est un système de gouvernance qui a été produit par les rois successifs et qui vise à maintenir leur pouvoir. L’auteur devra d’ailleurs abandonner la métonymie vers la fin de son livre pour se faire plus direct et interpeller le roi. Le changement avec le risque d’ébranler l’équilibre précaire dans lequel vit le royaume, ou la destruction de la monarchie, tels sont les choix laissés par le prince Hicham à son cousin.
Qu’est ce que le Maroc mérite ?
Au fil des pages, le lecteur du livre se posera la même question : où veut en venir le rebelle de l’intérieur ? Espérer un effondrement du système (révolution ou coup d’Etat) ? Mais dans ce cas il est très peu probable qu’un prince, parfois rouge, parfois bleu, soit nommé maitre d’ouvrage de la reconstruction. Espérer contribuer au changement du système de l’intérieur ? Mais cela implique un retour au palais royal et donc une réconciliation avec son cousin. Chose qui n’est possible que par une modération de ses critiques, un retour dans les rangs, une compromission, bref pour lui un retour à la symbiotique makhzenienne.
Si séduisant dans ses articles et ses interventions télévisées, la longueur du livre met en relief certaines incohérences dans la posture du prince rouge. Celui qui n’exclut pas vouloir jouer un rôle futur au Maroc, se défend fréquemment dans son livre d’être animé d’une quelconque ambition personnelle ou d’esprit Iznogoud. Il sait très bien que cette situation dedans/dehors, juge/parti, arbitre/joueur nuit au final à la démocratisation du Maroc et au travail des démocrates qu’il dit respecter. Crédible quand il livre un discours académique sur la situation au Proche-Orient, l’éveil arabe, ou les folies du camp néoconservateur aux Etats-Unis, il a du mal à garder son habit d’universitaire quand il s’agit du Maroc, et de la famille royale. Les émotions prennent le dessus.
Si le livre à la manière d’un épisode de Dallas est passionnant à suivre avec une dernière partie particulièrement intéressante, en le refermant, on a la douloureuse impression d’avoir, à l'instar de tout le peuple marocain, été pris en otage à cause d’un conflit familial. Il ne me semble pas que c’est «ce que le Maroc mérite», pour reprendre le mot de la fin du Journal d’un prince banni.