Yabiladi : La législation française définissait déjà 19 motifs de discrimination. Le choix du Sénat d’adopter un vingtième critère, le lieu de résidence, est-il pertinent ?
David Bourguignon : C’est pour moi une grande joie de savoir que désormais les personnes discriminées en raison de leur lieu de résidence pourront faire valoir leurs droits mais, en tant que psychosociologue, je ne partage pas ce raisonnement par critères spécifiques propres aux juristes. La justice a besoin de définir chaque motif de discrimination, tandis que nous définissons la discrimination plus largement comme ‘tout comportement illégitime à l’égard d’une personne en raison de son appartenance à un groupe social.’ Par exemple, la discrimination à l’embauche est extrêmement sévère pour les chômeurs, mais être au chômage n’est pas considéré par la loi comme un motif de discrimination. Pourtant, à compétence égale, des études ont montré, que les chômeurs n’étaient pas retenus par les recruteurs. Les critères définis par la justice peuvent toujours être contournés, c’est leur problème. Si ce n’est pas l’origine, ni la couleur de peau, ni le lieu de résidence, quel autre motif adopteront les employeurs pour continuer à exclure les mêmes personnes ?
Vous dites que chaque critère définit par la justice peut être contourné par les employeurs. Est-ce à dire que les recruteurs qui se rendent coupables de discrimination le font toujours volontairement et consciemment ?
Non, la nouvelle théorie du racisme moderne explique qu’en dehors des personnes qui sont racistes de façon assumée voire revendiquée, il y a toutes celles qui sont démocrates, ouvertes à la diversité, qui tiennent un discours positif vis-à-vis des étrangers mais qui adoptent tout de même des attitudes discriminantes. Elles auront tendance à en faire porter la responsabilité sur les autres : ‘Moi, je vous embaucherai bien, mais je ne peux pas, à cause de ma clientèle’. Dans la société actuelle française, les gens qui sont racistes ont appris à dissimuler leur attitudes discriminantes, et d’autres sont racistes malgré eux.
Entre ceux qui cachent leur racisme volontairement et ceux qui ont inconsciemment des attitudes discriminantes, personne n’échappe au racisme ?
Nous sommes racistes par un processus cognitif que tous les êtres humains partagent : la catégorisation. Nous catégorisons tout ce qui nous entoure : les objets en fonction de leur usage, par exemple, mais aussi notre monde social, les gens qui nous entourent, en fonction de leur couleur de peau, leur sexe ... On associe à chaque catégorie du contenu : des stéréotypes, des images ; on y ajoute aussi qui l’on est, de sorte que l’on finit toujours par privilégier, favoriser ceux qui nous sont proches, ceux qui nous ressemblent, quel que soit le groupe auquel on appartient. Il s’agit d’un processus cognitif de base : nous sommes tous racistes, mais malgré nous.
Si le sentiment d’appartenance à un groupe et de rejet des autres est à ce point spontané chez les êtres humains, alors peut-on réellement combattre le racisme par une loi ?
Le processus cognitif de catégorisation sociale est le même pour tout le monde, mais les normes, le contexte ont une influence : elles peuvent accentuer ou atténuer ce phénomène. Si la norme sociale définit la diversité des origines comme quelque chose de positif et le racisme comme condamnable, alors les individus seront plus vigilants et les comportements discriminants moins nombreux. Dans ce cadre, la loi est extrêmement importante, elle définit ce qui est légal ou illégal. Elle rappelle et renforce cette norme sociale. Elle permet que l’on soit moins à l’aise que par le passé quand on a un comportement raciste dans un groupe.
De quelle autre façon est-il possible de lutter contre notre racisme ‘naturel’ ?
L’hypothèse de contact propose de mettre en relation les individus de groupes sociaux différents. Définir des objectifs communs à deux communautés qui se rejettent est également une façon de réduire les stigmatisations réciproques. Les politiques de promotion de la diversité comme la discrimination positive sont aussi de bonnes façons de pallier l’injustice faite au quotidien aux populations défavorisées.
La discrimination positive est très critiquée en France. Elle est accusée de renforcer la stigmatisation des individus qu’elle veut promouvoir, voire de produire d’autres injustices contre ceux qui seront repoussés pour leur faire de la place. Que répondez-vous à ses accusations ?
Je dis, d’une part : pensez vous vraiment qu’un Français d’origine marocaine ignore qu’il est perçu comme un Arabe par le recruteur lorsqu’il passe un entretien d’embauche ? Il sait qu’il appartient à un groupe qui suscite des stéréotypes négatifs chez ses interlocuteurs. Dans le cadre d’une politique de discrimination positive, on commence par dire : oui, vous appartenez à un groupe défavorisé. Car même si on le nie, c’est une réalité.
D’autre part, il existe plusieurs politiques de discrimination positive. Dans un premier cas, à compétences égales, on choisit la personne qui appartient au groupe que l’on veut favoriser. Dans un second cas, on admet que les personnes qui appartiennent à ces groupes ne partent pas du même point de départ, la société a été injuste avec elle, donc on doit compenser. Par exemple, lorsque l’on recherche un profil en particulier et que deux candidats le possède mais que l’un a une compétence en plus, on n’en tiendra pas compte. On choisira celui des deux qui appartient au groupe que l’on veut favoriser même s’il est moins compétent que l’autre. Enfin, et l’on réduit souvent par erreur toutes les politiques de discrimination positive à ce seul choix, il est possible d’établir des quotas par groupe d’appartenance.
Pourquoi défendez-vous les politiques de discrimination positive ?
On se leurrerait de croire qu’un individu stigmatisé pourrait, seul, parvenir à s’en sortir. Le contexte de stigmatisation est beaucoup plus fort que la personnalité des individus. Le contexte décide de leur existence. Quand ils s’entendent dire : non, je ne vous embauche pas parce que vous êtes d’origine marocaine, c’est un fait ; ils n’ont aucun contrôle là-dessus.