Avec cette campagne inédite de régularisation administrative, dont il a été précisé à cette conférence quelques modalités, le «changement radical» de politique migratoire voulu par le chef de l’Etat, le Roi Mohammed VI, commence ainsi à prendre corps. C’est pourquoi cette annonce a été chaudement accueillie au Maroc par les premiers concernés, les migrants et leurs organisations, ainsi que par les ONG qui travaillent sur cette question. Car il est évident que le travail de la société civile a été décisif dans ce changement de paradigme. En tout cas, comme la régularisation est une des revendications principales des ONG de migrants et des citoyens les défendant cette politique s’inscrit donc dans une prise en compte de leurs doléances et contribue à donner une réponse claire aux nombreuses critiques, souvent fondées, d'organisations de défense des droits de l'Homme dont le Maroc était l’objet.
Sortir par le haut de l’impasse sécuritaire dans laquelle l’UE avait plongé le Maroc
En effet, en respectant ses engagements vis-à-vis des pays européens concernant la coopération des contrôles aux frontières et en se pliant aux injonctions européennes qui depuis plus de dix ans exigent inlassablement du Maroc qu’il empêche les migrants dit de «transit» de sortir de son territoire national, ce qui est contraire aux principes des droits de l’Homme, ce pays s’était embourbé dans une politique sécuritaire qui devenait de plus en plus intenable et nuisait au fragile processus de démocratisation dans lequel il est inscrit.
De plus, en partant du principe que les migrants qui tentent de passer en Europe depuis le Maroc sans autorisation seraient principalement issus d’Afrique subsaharienne, les forces de sécurités ont irrémédiablement ciblé les migrants noirs de peau entrainant des rafles racistes se faisant au faciès, voire des exactions policières. D’un côté, à l’intérieur du Maroc cette politique de stigmatisation raciale participait, avec plus ou moins de volonté consciente, à la montée des propos et des actes racistes. D’un autre, à l’extérieur, cela participait à fragiliser les intérêts du Maroc, notamment avec les pays africains. Avec le dernier rapport du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), la sonnette d’alarme que la société civile tire depuis quelques années a enfin été entendue : le chef de l’Etat a appelé en septembre dernier à une «politique migratoire radicalement nouvelle».
Un pied de nez à l’UE ?
Avec cette politique de régularisation, le Maroc sort ainsi par le haut de cette terrible impasse. Et maintenant, il possède deux solides arguments face aux partenaires européens et à Bruxelles dont l’obsession en matière de politique migratoire est d’imposer à ce pays un accord de réadmission dans lequel il s’engagerait à recevoir sur son sol tous les migrants expulsés d’Europe dont il serait avéré qu’ils soient «passés» par le Maroc, comme dernier pays de résidence non membre de l’UE. Face à ce délire sécuritaire totalement attentatoire aux droits fondamentaux des personnes, le Maroc, qui a toujours résisté, pourra arguer que non seulement il poursuit une politique plus humaine qui va dans le sens de la consolidation de son Etat de droit, mais qu’il prend sa part de responsabilité en accueillant chez lui des migrants qui pourtant espéraient se rendre en Europe.
Les Européens vont devoir retourner à leurs études et élaborer une nouvelle stratégie en la matière ! Et avec l'initiative de «l'Alliance africaine pour la migration et le développement» qu’il a présentée en marge de l'Assemblée générale des Nations Unies de cette année, le royaume raffermit sa crédibilité face à ses partenaires africains, ce qui renforce ainsi encore plus ses positions face à l’UE. Comme un pied de nez aux pays européens qui ont toujours confié leur politique migratoire à leur ministère de l’Intérieur (c'est-à-dire à la police) ou à celui tristement célèbre de «l’Identité nationale», le Maroc innove en mettant une deuxième fois en avant son ministère chargé des Marocains résidants à l’étranger, bien plus «social», et en lui rajoutant la mission des «affaires migratoires». Il reste maintenant à se montrer à la hauteur de ses ambitions et à faire la preuve de la capacité à intégrer ces populations migrantes.
L’union sacrée autour de cette politique ?
Mais s’il y a encore beaucoup de travail (et d’incertitudes) concernant les modalités de régularisation des ressortissants étrangers et surtout concernant les démarches administratives qui devront être rigoureuses, transparentes, inclusives et «humaines» ; pourtant le temps des critiques n’est pas venu. Aujourd’hui c’est plutôt le moment de la concertation et de l’apaisement. Pour cela, les ONG comme le gouvernement, chargé par le chef de l’Etat de mettre en œuvre cette nouvelle politique, devraient faire un pas les uns vers les autres et donner des gages de leur bonne foi.
Le ministre de l’Intérieur et celui de la Justice pourraient d’ores et déjà donner l’ordre de libérer immédiatement tous les migrants emprisonnés pour le délit dit «d’émigration illégale» et mettre en place un moratoire contre les expulsions. Les ONG quant à elles devraient, sans arrières pensées ni jeux d’influence partisane, concrétiser politiquement leur engagement citoyen en mettant leur savoir faire et leur connaissance du terrain à la disposition des autorités publiques en générale et du ministère chargé des MRE et des Affaires Migratoires en priorité.
Après des années de méfiance, il est tant, dans l’intérêt des migrants et surtout du Maroc, de travailler ensemble. Avoir pour cela un interlocuteur ministériel principal plus «social» que «sécuritaire» tel que celui du ministère des MRE et des Affaires migratoires, même si sa priorité est donnée aux migrants marocains, est une excellente chose.
La question de l’intégration des étrangers doit être posée maintenant
Mais, tout cela ne servirait rien si nous ne posons pas dès à présent la problématique principale et les questions sociopolitiques qui lui sont sous-jacentes : celle de l’intégration au nom de l’égalité, du multiculturalisme et de la citoyenneté (au sens du vivre ensemble). Non seulement il faut une politique qui ne fasse pas de distinction entre les catégories d’étrangers, qui consacre leur égalité avec les Marocains en leur garantissant des droits tout en leur rappelant leurs devoirs, qui lutte contre les discriminations raciales et qui permette l’enrichissement mutuelle par des approches interculturelles – tout cela sous-entend de revenir sur la loi 02-03 mais aussi d’en voter de nouvelles !
Mais il faut également inventer une politique d’intégration sociale qui prenne en compte le caractère circulatoire de ces migrants dont une grande partie n’avait pas prévue de s’installer au Maroc. Le Maroc va devoir innover en associant deux politiques qui ont souvent été perçues en Europe comme antagonistes : une politique de mobilité – malgré ou contre l’UE – et une politique d’intégration. Sans cela, toute cette campagne ne serait que du papier et des effets d’annonces. A quoi cela sert de donner des cartes de séjour si nous ne réfléchissons pas dès aujourd’hui au devenir de ces migrants et des membres de leur famille ou futur famille ?
Pour finir, il y a une autre exigence qui se fait de plus en plus urgente, il faut encore mieux expliquer aux Marocains pourquoi le gouvernement dépense du temps et de l’argent pour des migrants étrangers. Certes, il faut continuer à défendre l’idée que tous les habitants de ce pays ont des droits fondamentaux que l’Etat doit respecter. Mais, ne nous mentons pas : cela ne suffira pas. Si nous ne savons pas pourquoi nous devons accueillir des étrangers, si nous ne sommes pas claires avec nos intentions, si nos arguments ne sont pas intellectuellement élaborés, nous allons, bien involontairement, instiguer les germes d’une future forme de racisme et de xénophobie…
Mais pour l’instant, laissez-moi savourer cet instant. Pour le sociologue que je suis, c’est le processus sociopolitique de l’inclusion et de l’intégration sociale des étrangers, plus que leur seule présence régularisée par un bout de papier, qui est une chance formidable pour la consolidation de la Nation marocaine. Pour le migrant que j’ai été, et que je continue à être d’une certaine manière, et qui connait le lien étroit entre migration et entreprenariat, c’est le dynamisme socioculturel et économique importé par des personnes en mobilité sachant rendre proche le lointain qui est une chance formidable pour la société marocaine. Pour le citoyen engagé que je suis, fils et petit-fils de citoyen-e-s engagé-e-s, c’est la lutte des catégories subalternes pour l’égalité et la dignité qui est une chance pour notre pays.