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Grand Angle

Maroc : Chroniques d’un diplômé chemkar II, par Yamna Joe

Vous avez aimé le dernier post de Yamna Joe sur Yabiladies ? Réjouissez-vous ladies, ce n’est pas tout à fait encore fini. Dans cette deuxième partie de «Chroniques d’un diplômé chemkar», la blogueuse marocaine s’attaque à un sujet sensible et qui est d’autant plus d’actualité : l’immigration clandestine. Elle y aborde, non sans amertume, le parcours de l’un de ses candidats, dits également les «voyageurs de la mort».

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Cela fait un moment que je suis assis face à la mer. J'ai envie de nager, mais il parait que la mer est dangereuse. Ses eaux ont un goût de cadavres et ses liquides giclent du chlorure rouge. Les vagues se forment délicatement au large par l'action du vent. Les rayons du soleil s'éclipsent fastueusement derrière les horizons. L'ombre d'un instant, je me suis rappelé du voyage qui m'a conduit à Copenhague. Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas. Un matin, j'ai annoncé à mon patron que je méritais une augmentation de salaire. Le soir même j'étais licencié. Mon salaire de serveur au "Tâcheron" ne couvrait pas les frais d'un père de famille. L'argent me filait entre les doigts. Chaque fois que j'avais un billet en espèce, dans ma poche trouée, je devais lui faire mes adieux. Je versais plus de 10% à mes parents, et je cédais les 3000 dirhams qui en restaient aux œuvres non charitables : La kératine chinoise de ma femme, le crédit du réfrigérateur qui fuit de partout, la location de notre chambre ensoleillée, sans WC, les frais bancaires de ma moto qui ne démarre plus, les factures IAM à haute consommation monétaire, les soins médicaux de bébé qui est sujet à des gaz intestinaux, la facture Nido de l'épicier, les os de veau de chez le boucher, les dizaines de gardiens et les 1001mendiants au m²....

J'ai quitté le Maroc à bord d'un conteneur de marchandises à destination de la Méditerranée. J'étais enfermé dans le compartiment des machines, avec trois voyageurs clandestins que je n'avais jamais vu auparavant. Un endroit des plus pénibles, où les flammes des enfers suppliciaient nos esprits. La vapeur produite par les turbines freinait notre respiration, bien que les ventilateurs, dont la fonction était de refroidir les chaudières, fonctionnaient parfaitement. Le bruit des moteurs troublait notre rythme cardiaque et accentuait la cadence de nos anxiétés. Conserve-t-on la notion du temps lorsqu'on est claustrés dans un hammam beldi pendant plusieurs jours?  Absolument pas. La faim, la déshydratation et les obsessions gagnaient du terrain et empoisonnaient nos esprits affectés par la souffrance. Ces évènements eurent pour effet que je me suis promis qu'un jour je voyagerais légalement dans un bateau. Au soleil, je bronzerais comme un touriste anglais, ensuite je prendrai plusieurs centaines de photos que je garderais soigneusement pour Samira et mon fils. Qu'ils soient fiers de moi.... pour une fois !

Nous quittâmes le bateau une fois à Cagliari, une petite ville italienne dans la région de Sardaigne. Nous marchâmes toute la nuit sans savoir où aller. D'après un proverbe touareg, « mieux vaut marcher sans savoir où aller que rester assis à ne rien faire». Partout où nous passions, les gens nous fustigeaient d'un regard craintif, d'un jugement. Parfois d'un regard d'indulgence, d'un sourire. Ils savaient que nous n'étions pas que de simples étrangers qui apprécions des édifices se situant dans les quartiers historiques et artistiques de la ville. Malgré tout, ils nous offraient du pain à l'ail et au beurre, du café, et des euros pour achever notre route. Au cours de notre chemin, nous furetions toutes les occasions pour gagner de l'argent rapidement, afin de payer un passeur qui allait nous emmener en France. Mon diplôme en littérature française ne me servait à rien. Peut être qu'au pays de Molière je pourrais acquérir des connaissances des plus avancées, alliant une culture bigarrée avec une conscience poétique. Je pourrai alors vivre de ma plume et inhaler le souffle de mes poésies à mes heures perdues. Nous finîmes par arriver, Wael, Said, Karim et moi à Sassari, un matin de printemps. Une jolie ville située au nord-ouest de l'ile pour y retrouver le passeur égyptien qui allait nous éclairer jusqu’à la frontière espagnole, avant de pénétrer sur le territoire français. Toutefois, cet homme exigeait que chacun de nous lui verse la somme de 4000 euros, et que nos chemins se séparent à Gerona. Sans attendre, Il emmena Said, Karim, et quelques ressortissants libyens ou mauritaniens. Il guida le groupe à travers d'immenses étendues boisées vers l'est, et promit de revenir nous chercher dans une quinzaine de jours.

Pour survivre, nous lavions des ustensiles de cuisine dans des restaurants, nous transportions de la marchandise sur le dos pour des commerçants et nous vendions quelques grammes de haschich local à des étudiants. Il nous arrivait de dormir dans la rue, au bord de la plage ou dans la forêt avoisinante. Moi, je préférais la plage. Son sable fin nourrissait hardiment l'espoir de mes convoitises. A mesure que le temps passait, l'azur du ciel s'attristait et mes angoisses s'amplifiaient encore plus. Un instant, je pensais qu’il serait mieux de monter à bord d'un bateau et de s’en aller très loin. Peut-être rentrer au Maroc. J'avais appris par le facteur du village, que mes amis avaient été arrêtés en lien avec une affaire de falsification de papiers à Valence. Nous n’avions plus aucune espérance d’aller jusqu’au bout de notre aventure. Nous devions simplement partir. Partir rapidement. Et ainsi nous arrivâmes en Toscane après plusieurs jours de dérive sur un radeau de survie. Wael ce jeune tangérois, alla s'installer dans une petite ville au sud de la Croatie, décidé à y devenir producteur de musique. Il a compris que je ne le verrais plus, alors il me donna les coordonnées de son cousin à Zagreb. Je pouvais maintenant le contacter et avoir de ses nouvelles. «Allah mâak mon frère» furent les derniers mots que nous échangeâmes cette nuit là.

Après un long moment de repos chez des amis à Rome, j'avais décidé d'embarquer vers les pays de l'Europe du nord. Les pays scandinaves arrivaient régulièrement en tête de ceux où il faisait bon de vivre et s'étaient sortis pratiquement indemnes de la crise économique. La citation de Leonard De Vinci «Tout obstacle renforce la détermination. Celui qui s'est fixé un but n'en change pas» troquait vaillamment dans mes esprits. Rien ne me semblait difficile. Il n'y a que la douleur que je ne ressentais plus. De la nostalgie mais aussi des chagrins. Le 18 décembre! Cette date s'étalera dans mes mémoires abattues à jamais. Le 18 décembre! Le jour où j'étais presque au Danemark, à plat ventre, flânant délicatement jusqu'aux extrémités de la montagne. Je me suis d'abord installé à la campagne, puis à la ville de Copenhague. Les employeurs danois sont très conscients de l'importance de préserver de bonnes conditions de travail et de vie. Ils respectent la loi, estiment les étrangers, et octroient des salaires honnêtes.

Je travaille actuellement dans une discothèque des plus populaires parmi les touristes. A ce moment, je me senti si loin du Maroc, qu'une certaine nostalgie commençait par m'empoigner. Il me fallait dominer mes larmes pour ne pas pleurer. Pleurer l'immensité de mes afflictions. Pleurer le fils que j'ai abandonné nourrisson. Pleurer mes éclats de rire lorsque j'étais enfant. Pleurer mon âme de poète déchu. Pleurer le douar qui a baigné mon enfance. Pleurer mon avenir d'écrivain. Pleurer le petit garçon aux cheveux frisés qui voulait devenir honnête. Pleurer la vie qui m’a faite vagabond. Pleurer l'odeur du msmen que préparait ma mère au petit matin. Pleurer Wael, décédé en mer méditerranée. Pleurer les voyageurs de la mort, emportés par les océans. Pleurer ma jeunesse damnée à jamais. Pleurer l'homme que je suis aujourd'hui. Pleurer mes ferveurs pour Baudelaire, Rousseau et Hugo. Je les pleure tous. Un par un. Comme c'est triste de quitter tout cela, pour recommencer une autre vie. Je n'ai plus de force pour tout recommencer. Je n'ai plus mes 18 ans. Mes plus belles années, je les ai passées, ici, soûl et grisé. Ma conscience et moi sommes en paix après tant d'égarement. J'ai retrouvé ma plume, en cherchant ma liberté. Quand pour la première fois j'arrive à écrire depuis très longtemps. L'amour nous rend poète et la mortphilosophe.

"Encore une journée qui défile hâtivement. Encore une journée où je suis esseulé, sur les draps délavés des bourres tachées. Aujourd'hui,  je ne m'en soucie plus. Par les arômes lésés d'une existence piètre, je dénombre les désolations avec mes doigts. Des doigts flétris par les détritus de toutes leurs cigarettes. Est-ce mon squelette endiguant la poussière de mes haleines sous ma misère? J'enfièvre cette même cigarette et je compte encore une fois. Je compte mes afflictions que je solde onéreusement, parfois même avec mon sang.  Malgré mes efforts, mes esprits demeurent tristes, sous les flots de mon cœur brûlé qui ne valse plus. De ma misère altérée par les dures besognes, aux calamités suppliciées par mes existences, je suffoque aux feintes de l'injustice. Qui mérite réellement mes amours? Qui parmi vous? Je n'ai plus d'amour à allouer sous les massifs obscurs de l'éternité.

A ma table, soûl et grisé, je préfère encore escorter mes chopes de Whisky, afin d'y déceler mes réminiscences pour une soirée. Je cherche dans ma mémoire pervertie, des moments parmi des hommes où j'étais bien heureux.  Au soleil, délogez-moi, comme vous toutes, je n'ai plus d'affection à mendier. Que votre grâce brade les réalités de ma putaine de vie dépitée. Qui est véritablement heureux dans cette société névrosée?  J'agrippe le volant de ma berline, que je chauffe promptement avec une substance saugrenue. Ne me scrute pas, toi ma déduction. Ingérés aux drogues russes funestes, je suis ardent d'excitations. Quelle route dois-je prendre pour chevaucher mes limites? Peut être celle de ma tombe bleue? Que dieu me pardonne...."

J'aurais aimé rester chez moi, vivre selon mes moyens. J'aurais aimé rester auprès de ma femme, et élever mes enfants. J'aurais aimé nager à Cabo Negro avec les méduses, que d’aller me noyer dramatiquement, mon corps flétrie par la mort. Une mort rouge. Une mort absolue, mais malheureusement certaine...

A la mémoire de Wael, Mohamed, et de tous les voyageurs de la mort !

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