Yabiladi : Quel a été votre parcours de vie jusqu'à cet évènement, en janvier ?
Nordine Darri : J’ai 37 ans. Je suis marié et père de deux enfants. Je suis né au Maroc près de Nador. Lorsque j’ai eu l’âge de 5 ans, ma famille a quitté le Maroc pour s’installer à Mulhouse. Mon père travaillait à l’usine Peugeot. Il est aujourd’hui à la retraite. Après deux ans à la fac, je suis entré dans la vie professionnelle et là j’ai enchaîné pas mal de boulots. J’ai ensuite intégré Soléa, l’entreprise de transport en commun de la ville de Mulhouse comme chauffeur de tramway. Ca fait 5 ans aujourd’hui que j’y travaille.
Que s’est-il passé cette fameuse journée du 5 janvier 2013 qui vous a valu autant de félicitations ?
ND : C’était un samedi soir. Je conduisais le tramway qui pénétrait dans un quartier sensible de la ville, le quartier des Coteaux. Comme à chaque station de tram, il y a des caméras. Un collègue m’avertit par radio qu’un groupe de jeunes est regroupé à la prochaine station et me dit d’être prudent. Je poursuis mon chemin et une fois arrivé à la station, j’aperçois une barrière de chantier déposée sur les rails. Je suis obligé d’arrêter le tramway et j’informe le central de la présence de ces jeunes. L'un d'eux retire la barrière et moi, je me mets à avancer. Mais à ce moment là, un autre jeune met une barre de fer sur les rails et là le tramway est soudainement coincé. Une dizaine de jeunes cagoulés se mettent à jeter des pierres sur le tram et brisent plusieurs fenêtres. J’avais des voyageurs, je leur ouvre les portes et leur ordonne d’évacuer le tram et de fuir. Heureusement, ils n’ont pas été blessés. Entre temps, il y a un jeune qui se met en face de ma cabine et envoie sur le pare brise un cocktail Molotov et ma cabine prend feu.
Pourquoi ne pas avoir fui sous la menace de ces jeunes ?
ND : A ce moment, je ne me pose la question. Je me dis, mes passagers sont sortis et sont en sécurité. Ma seconde priorité était de sauver le tramway. La société me fait confiance. Elle me confie un tramway dont j’ai la responsabilité. C’est vrai, j’aurais pu fuir mais je me suis dis que ce n’était pas moi. Je sors alors de ma cabine, un extincteur à la main et vais éteindre les flammes devant ce groupe de jeunes alors que certains continuent à jeter des pierres sur le tramway. Je retire ensuite la barre de fer déposée sur les rails. A ce moment là, je suis entouré par ces jeunes. Je me dis à cet instant que je dois les défier et leur montrer que ce genre de comportements est inacceptable.
Je retourne dans ma cabine et je démarre le tram à toute allure. Passé trois stations, je me sens soulagé de ne plus être dans le quartier. Je rentre au dépôt et là-bas, il y avait la police qui m’a félicité. Mes chefs m’attendaient aussi pour me dire bravo. Le lendemain matin, je me rends au commissariat pour porter plainte. Le commissaire m’a félicité également, après c’est le président de la société. Il m’a donné une médaille pour me remercier de mes services mais je ne me souviens plus comment elle s’appelle ! (rires) Puis, tout s’est enchaîné. Ce sont ensuite des élus politiques de tous bords qui m’ont appelé pour me féliciter.
Le Front National aussi vous a appelé ?
ND : Non et c’est bien dommage ! [rires] Par contre, il y a un appel qui m’a fait extrêmement plaisir et qui m’a surpris, c’est celui du consul général marocain de Strasbourg qui m’a appelé personnellement sur mon portable et m’a félicité au nom du peuple marocain pour cet acte de bravoure. Cet appel m’a énormément touché. Il a permis de recréer ce lien entre moi et mon pays d’origine à un moment où je croyais qu’il était rompu. Surtout que le consulat marocain de Strasbourg n’est pas très bien positionné en terme de qualité de services rendus aux Marocains. Néanmoins le consul a pris la peine de m’appeler et j’étais très fier qu’un représentant de mon pays d’origine reconnaisse ce que j’ai fait.
Ensuite, c’est le préfet qui vous a remis une médaille …
ND : Oui, c’était le 14 février dernier. J’ai reçu la médaille du courage et du dévouement à la préfecture de Colmar. Je pensais que je serais mélangé à d’autres personnes mais en fait non ! Ils avaient organisé une petite cérémonie d’une heure rien que pour moi. Il y avait le préfet, le maire et le chef de la police. Tout a été filmé et a été diffusé à la télévision locale. J’étais tellement stressé d’être mis soudainement sous les projecteurs. Actuellement, on murmure que je pourrais même être reçu par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls. Mais rien n’est confirmé à ce jour.
Ca vous dirait de conduire le nouveau tramway de Casablanca ?
ND : Vous savez que ma direction me l’a proposé en rigolant ! (rires). Mais je suppose que le salaire d’un chauffeur de tramway au Maroc n’est pas le même que celui que je touche ! Mais ce qui est sûr, c’est que si je trouve quelque chose qui me plait au Maroc, je m’y installerais.