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Les Indigènes de la République : d’irrécupérables islamo-gauchistes !

Le mouvement des Indigènes lutte contre l’islamophobie, contre les amalgames dont Philippe de Villiers a récemment donné une formulation qui a le mérite de la franchise ; il lutte pour la liberté de pratiquer, d’exprimer et de manifester sa foi même de manière ostentatoire ; il lutte pour que l’islam soit reconnu comme une des composantes culturelles de ce pays au même titre que toutes les autres. Le mouvement des indigènes ne lutte pas seulement pour que ces exigences soient pleinement traduites sur les plans légal et institutionnel ; il lutte pour que la légitimité de l’islam soit reconnue par l’Etat et la société, que le fait d’être et a fortiori de se revendiquer comme musulman ne soit pas un obstacle à la citoyenneté ; il lutte pour que les musulmans (pratiquants ou « sociologiques ») ne soient plus considérés comme une communauté extérieure, menaçante, aux mœurs douteuses, à laquelle il faut appliquer un mode de « gestion » particulier, tenant à la fois du paternalisme et du sécuritaire, qui rappelle à bien des égards la politique coloniale.

Mais le mouvement des indigènes ne parle ni ne lutte à la place des musulmans. Il vise à englober la question particulière de la place de l’islam en France dans la problématique plus générale de la lutte contre la domination post coloniale. Les musulmans ont leurs exigences propres, leurs pratiques et leurs formes propres d’organisation mais ils sont aussi chez eux dans le mouvement des indigènes de la République.


On a pu entendre un argument particulièrement ridicule dans la bouche de certaines personnes : « J’aurais bien signé votre Appel si Tariq Ramadan ne l’avait pas fait... » Ne pas comprendre que la diabolisation de Ramadan et l’offensive politique et sécuritaire contre les populations « musulmanes » participent d’une même dynamique est pour le moins surprenant. Par delà sa propre personne et les interprétations de l’islam et les propositions politiques qui sont les siennes[1], la violence qu’il suscite vient en effet en écho aux réverbérations françaises de la politique bushienne de « guerre des civilisations ». Elle est indissociable de la politique sécuritaire et des discours visant à stigmatiser l’ensemble des arabes/musulmans.


Pour ces différentes raisons, il est inconcevable, on pourrait dire absurde, que le mouvement des indigènes manifeste le moindre ostracisme vis-à-vis de tel ou tel groupe, de telle ou telle association, de telle ou telle personnalité, pour la seule raison qu’il ou elle se réclame de l’islam dans sa pratique politique. Les indigènes n’ont pas d’a priori idéologiques ou religieux ; le seul discriminant est politique, en l’occurrence, l’engagement à quelque niveau que ce soit dans la lutte contre le legs colonial de la République.


Il est ainsi légitime d’avoir des réserves vis-à-vis d’une association comme l’UOIF de même que vis-à-vis des réseaux structurés autour de la Mosquée de Paris, pour ne citer que ces deux exemples. Mais ces réserves ne sont pas dues à leur référence à l’islam ni à leurs manières (diamétralement opposées) d’interpréter l’islam ; elles sont dues à leurs positionnements politiques, à leur participation au Conseil français du culte musulman, à leur collaboration avec le ministère de l’Intérieur.


Il serait certes abusif de prétendre que la progression de l’islam en France est complètement déconnectée de la progression de l’islam politique ailleurs dans le monde. Mais outre que l’interprétation de ce phénomène ne peut certainement pas se réduire à la simple dénonciation de ces courants comme « intégristes »[2], faire le constat d’une telle connexion est loin d’expliquer le tout de la dynamique et des spécificités du phénomène français de l’islam. Ainsi, on pourra bien remarquer que l’interprétation de l’islam selon laquelle le port du voile est une injonction divine s’est effectivement propagée avec la croissance de l’islam politique dans les pays arabes/musulmans. Dire cela ne dit cependant pas grand chose de sa signification en France, aujourd’hui.


Cet article n’est pas le lieu d’une analyse exhaustive de la question[3], néanmoins, il n’est pas inutile de préciser ceci : on a parlé à propos du voile comme des progrès de l’islam en France d’affirmation « identitaire » ; on pourrait aller plus loin, me semble-t-il, et y voir l’expression d’un rejet du statut d’éternel mineur dans lequel est confiné la population « musulmane ». La revendication de l’islam, aujourd’hui, apparaît comme la ré-affirmation (ré-invention) d’une culture stigmatisée, comme l’exigence d’une reconnaissance de l’islam par la république, comme une voie détournée pour protester contre les discriminations culturelles, sociales et politiques, L’acte d’adhérer à l’islam est aussi une manière de dire l’illégitimité du champ politique institué et de s’en extraire. Mais il est aussi beaucoup plus que cela. Il interroge l’ensemble des relations de vie et des manières d’être ; il questionne tous les niveaux quotidiens dans lesquels s’incarnent ces relations de vie, à l’échelle du milieu immédiat, de la famille, etc., y compris - parfois surtout - au niveau de l’expérience personnelle de chacun, autrement dit du rapport à soi, de la manière dont chaque individu se vit lui-même[4]. La multiplicité des comportements politiques qui en résulte témoigne qu’il ne s’agit pas là nécessairement de contestation (et encore moins d’un projet alternatif) mais à tout le moins d’une profonde inquiétude vis-à-vis de l’Etat, de la société et de soi-même. Une inquiétude qui s’enracine dans les crises qui concernent l’ensemble de la société française mais qui prend sa source également voire principalement dans le drame spécifique des post colonisés. Cela explique notamment que l’offensive impérialiste américaine, et les discours qui l’accompagnent, notamment en France, ravivent la mémoire de la colonisation et suscitent le rapprochement entre la domination coloniale et la situation en France des populations qui en sont issues.


Que les groupes qui se réclament de l’islam en France soient, comme tant d’autres, hétérogènes, en phase d’élaboration, contradictoires, conservateurs pour certains voire carrément réactionnaires, importe peu au regard de ce qui est essentiel aujourd’hui : la revendication de l’islam est l’un des canaux par lesquels beaucoup de ceux qui se reconnaissent en lui retrouvent une raison de vivre, de se dire, de s’affirmer, face à un monde qui les cantonne au silence et à l’invisibilité.


Certes, il existe aussi un islam de « paix sociale », un islam qui se propose de co-gérer l’islam avec Sarkozy, des groupes qui gardent l’illusion de l’« intégration » dans une laïcité plus « ouverte » ; mais l’aspiration des jeunes qui redécouvrent l’islam va bien au-delà ; elle est de redonner de l’esprit à un monde sans esprit, de redonner de la générosité à un monde sans générosité. C’est notamment avec ces jeunes que sont nées, que naissent, que peuvent naître, que vont naître, de nouvelles dynamiques de contestation de l’ordre post colonial.


Non seulement les mouvements qui luttent pour l’égalité réelle en se référant à l’islam sont donc des composantes naturelles du mouvement des indigènes mais plus encore : cet islam est une composante à part entière du mouvement des indigènes. Cela ne signifie évidemment pas que les Indigènes de la république aient vocation à rassembler des musulmans sur une base politique ayant pour référence l’islam ; non, cela signifie que le fondement de l’inquiétude voire de l’énergie protestataire qui anime l’intérêt renouvelé de nombreux post colonisés pour l’islam est également le fondement du mouvement des indigènes. Les dispositions qu’une partie des jeunes issues de la colonisation traduisent en termes d’islam sont les dispositions du mouvement des indigènes. Le souffle qui gonfle les voiles de l’islam en France est le souffle du mouvement des indigènes.

Notes:

[1] Et qu’il est tout à fait légitime de critiquer comme on le ferait de n’importe quel homme politique.

[2] Sur cette question, je me permets de renvoyer à un article co-écrit avec Mohamed-Cherif Ferjani : « Trajectoires et paradoxes de l’islam politique contemporain » in ContreTemps, n°12, février 05, éditions Textuels, Paris.

[3] On peut se reporter à l’ouvrage collectif « Le Foulard en question »(dir.Charlotte Nordman) paru aux éditions Amsterdam, Paris, 2004.

[4] C’est peut-être pour cela que l’interprétation de l’islam qui est aujourd’hui la plus attractive est celle d’un islam global, impliquant toutes les dimensions de la vie.


Par Sadri Khiari (cinéaste et chroniqueur)
Membre du Mouvement des Indigènes de la République

Source: Oumma.com

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