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Penser le changement au Maroc

Le Maroc ne dispose pas d’un lieu où les meilleurs esprits des diverses disciplines réfléchissent ensemble aux questions cruciales de ce début de siècle et à leurs effets sur les changements de la société. Tous les jours à Rabat, Casablanca ou dans d’autres points du territoire, dans des centaines de déjeuners, les conversations vont bon train sur l’évolution actuelle du pays.

Des gens très brillants, très bien informés, échangent avec brio arguments et contre-arguments. Les uns expliquent que le Maroc change, se modernise, et, que, par conséquent, il serait suicidaire de voir cet élan se briser demain avec l’arrivée au pouvoir d’un mouvement islamiste à contre-courant de l’histoire.

Les autres répondent qu’un éventuel changement ne pourrait conduire à une remise en cause des évolutions durement accomplies, que le système est verrouillé, qu’il ne faudrait pas diaboliser un mouvement bien ancré dans notre société, qui joue le jeu de la compétition institutionnelle, et qu’enfin un islamisme soft est le dernier rempart contre l’islamisme hard. Chacun a son modèle. Les uns montrent la Turquie qui avance. Les autres doutent que le Maroc puisse être la Turquie. Pourquoi ne serait-il pas l’Espagne ? Ils sont unanimes à consentir que le véritable enjeu de demain est celui de notre capacité à produire de la richesse, à mieux la distribuer.

Les conversations s’achèvent sans réponse et chacun retourne à son bureau pour vaquer à ses tâches. Les hauts fonctionnaires hautement experts de l’administration centrale continuent de penser en termes de fine tuning pour «maintenir les équilibres» qui étaient dangereusement déséquilibrés. Les managers d’entreprises débauchent les salariés pour augmenter leur productivité et y réussissent puisqu’ils exportent. Les Marocains font de l’épargne de précaution parce qu’ils commencent à oublier l’inflation et craignent des lendemains plus durs. Les universitaires récitent leurs cours ou tirent des plans sur la comète en expliquant que nous changeons de civilisation. Le gouvernement exhorte les patrons à répondre à ses sollicitations : ne licenciez pas, embauchez des jeunes !

Les citoyens écoutent sans y croire et se demandent si les ministres croient à ce qu’ils disent. Qui réfléchit vraiment à cette restructuration de notre système économique et à la dynamique complexe de notre société ? Les économistes affinent leurs modèles, les instituts de conjoncture font des prédictions à court terme, les organes d’études produisent des notes pour les ministres et des rapports à leurs clients. Mais nulle part n’existe un groupe où économistes, démographes, sociologues, chefs d’entreprise et hommes politiques se réunissent et ont avec eux une équipe de chercheurs de très haut niveau pour travailler sur des hypothèses de dynamique globale de notre société. Par exemple : quel rapport y a-t-il entre la structure familiale et le cycle de vie, le système scolaire, le chômage et la productivité globale d’une nation ? Quelles relations l’Etat entretient-il avec les groupes sociaux ? Ou encore : est-ce vrai que le chômage est créé par la pression démographique ?

L’approche globalisante des think tanks américains et de la political economy des universitaires anglais ou plus récemment des conseils d’analyse à la française n’existe guère au Maroc. Sans doute parce que les ingénieurs des grandes écoles et les hauts fonctionnaires ont un grand sens du service de l’Etat, les macroéconomistes travaillent trop rarement avec les microéconomistes et les chefs d’entreprise, les sociologues et les politologues ont trop de plaisir à se moquer des précédents, etc. Chacun se protège et défend son bout de science ou son segment d’intervention qui lui donne un peu de prestige, un peu de pouvoir, et permet à chacun de briller en conversation. Les décisions se prennent avec l’assurance provocante d’un savoir puisé dans les meilleurs prêts-à-porter. Pourtant, que de programmes ou de projets montrent que les décideurs se sont trompés pour avoir trop écouté l’avis d’un expert. Si nous souhaitons une plus grande maîtrise sur notre devenir, la première urgence est une réflexion à l’aide de recherches sérieuses, en réunissant les meilleurs esprits des diverses disciplines et les meilleurs réseaux de chercheurs pour recomposer le puzzle de notre société, et en voir sortir des images possibles de l’avenir.

Larabi Jaidi
Source: La Vie Eco

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