La presse féminine marocaine est en plein essor. Si les magazines francophones dominent le marché publicitaire, leurs homologues en langue arabe, au lectorat de plus en plus important, pourraient bientôt secouer le cocotier.
L’homme de médias, Kamal Lahlou, a mis tout son arsenal en branle : annonces sur Casa FM, pages dans les autres magazines du groupe de presse (La Gazette du Maroc, Challenge Hebdo, VH Magazine) et panneaux 4x3 dans les artères casablancaises via sa société d'affichage… Il faudrait être vraiment une femme sourde et aveugle pour ignorer que Lalla Fatima est dans les kiosques depuis une semaine. Une grosse artillerie qui s'explique par l'enjeu économique. Arrivé à maturité à l'étranger, le marché de la presse féminine est encore, au Maroc, une petite fille de 10 ans, avec de formidables potentialités de croissance. Et l'avenir radieux de cette gamine pourrait bien se conjuguer en arabe. “La génération montante est arabophone. C'est un vivier de lectrices important”, analyse Aïcha Sakhri, directrice de publication de Femmes du Maroc (FDM pour les intimes). C'est fort de ce constat que le groupe Caractères, propriétaire de FDM, lui a donné en 2000 un pendant arabophone : Nissae Min Al Maghrib. La concurrence s'est, avec un certain retard, engouffrée dans la brèche. Les éditions Lilas, éditeur du rival francophone de FDM, Citadine, en sortait une version arabe en 2006. Les chiffres ont vite parlé d'eux-mêmes. Ainsi, quelques années après son lancement, Nissae écoulait en 2006 près de 30 000 exemplaires par mois, selon l'OJD, instance chargée de contrôler la diffusion de la presse marocaine. Et ce n'est pas fini. “Nous avons un lectorat potentiel de 100 000 personnes”, prédit Leïla Benyassine, la directrice de publication.
L'arabe, langue féminine de l'avenir
Lalla Fatima compte bien marcher au même pas de course. Tiré à 15 000 exemplaires, le magazine table sur une rapide montée en puissance, pour atteindre les 30 000 lectrices d'ici un an. Il espère même crever le seuil des 100 000 ventes dans quelques années, grâce notamment à un prix de vente défiant toute concurrence : 8 DH contre 12 pour Nissae Min Al Maghrib. Du côté de ce dernier, on déclare cependant ne pas craindre le nouvel arrivant : “on ne pourra parler de concurrence qu'à moyen terme”, se veut, rassurante, Leïla Benyassine. Il y aurait même une part de gâteau pour tout le monde, à en croire Rafik Lahlou, directeur de publication de Lalla Fatima, qui rejette le terme de concurrence, lui préférant celui de “complémentarité”. Et il n'a pas forcément tort : Nissae Min Al Maghrib est un vecteur de lutte féministe, agrémenté de séances mode beldi et de conseils beauté. Lalla Fatima, lui, ne mise pas trop sur les droits de la femme, mais sur la proximité : darija, conseils pratiques, et même un petit saupoudrage de la culture Rotana pour convaincre les lectrices des féminins moyen-orientaux.
Cependant, si elle vend moins, la langue française séduit davantage les annonceurs. “On m'a mis en garde. L'arabe ne plairait pas aux annonceurs car ce n'est pas la langue des gens au haut pouvoir d'achat”, signale Rafik Lahlou. Simple préjugé ou réalité économique ? À en croire ce dernier, ce ne serait qu'une idée préconçue : “Une femme avec un salaire de 5000 DH par mois peut parfaitement se serrer la ceinture pour s'offrir le sac à 2000 DH dont elle rêve”, signale-t-il. Autre son de cloche du côté des marketeurs. À titre d'exemple, un marchand de lessives pour machines à laver refuse d'acheter de l'espace publicitaire dans un magazine féminin arabophone car, d'après ses études menées en interne, ses lectrices ne posséderaient pas… de machines à laver. Argument imparable. Sachant que dans le secteur, 80% des rentrées se font grâce à la publicité, il y a de quoi être frustré pour la presse de langue arabe.
Avenir radieux pour les uns, nuages à l'horizon pour les autres. “Le lectorat francophone se réduira comme peau de chagrin dans les années à venir”, souligne à ce propos Aïcha Sakhri. Les effets de la stagnation se font déjà sentir. Après avoir été leader incontesté du marché avec des ventes de 20 000 exemplaires par mois, Femmes du Maroc plafonnait en 2006 à moins de 16 000 exemplaires écoulés, selon les chiffres de l'OJD. Où est passé ce lectorat ? A-t-il préféré la féminité à la mode Ousra, la famille pépère à la sauce Famille Actuelle, ou bien encore le glamour de Tendances & Shopping ? En l'absence de chiffres de vente audités pour ces trois magazines et d'études sur le lectorat, personne n'en sait rien. Une chose est sûre, en revanche, ce ne sont pas les féminins français vendus au Maroc qui concurrencent notre féminité nationale. “Le seul à bien marcher dans les kiosques est Femme actuelle (ndlr : un féminin aussi glamour qu'un gendarme à moustache) qui vend 3500 exemplaires par semaine”, signale Hassan Lahrizi de Sochepress.
La mode, avant tout
Derrière l'institution Femmes du Maroc, ébranlée de son piédestal, la soupe à la grimace est encore plus amère pour les autres féminins francophones. Racheté par le groupe Caractères en 2005, Parade n'a pas encore trouvé son lectorat et plafonne à 6000 exemplaires par mois. Le magazine voulait conquérir les jeunes lectrices entre 20 et 30 ans, toutes celles qui, faute de trouver escarpin à leur pied, se rabattait sur le magazine de leurs mamans, Femmes du Maroc. “Le lectorat jeune zappe d'une revue à l'autre. Il ne s'approprie pas un magazine en particulier”, avance comme explication Maria Daïf, directrice de publication de Parade. Du côté du groupe Caractères, on songe d'ailleurs de plus en plus à réorienter le magazine vers davantage de mode et de beauté. “Les femmes veulent avant tout des pages modes, les autres composantes d'un magazine féminin passent au second plan pour elles”, ajoute Maria Daïf. Le pari d'un magazine axé entièrement sur la mode et les conseils beauté a été relevé en juin 2006 par Tendances & Shopping, qui serait même devenu “prescripteur de mode”, selon Meryem Sebti, directeur de publication. “Nous avons réussi à nous ouvrir les portes des stylistes de haute couture français en investissant beaucoup dans les séries mode”, précise-t-elle. La facture est en conséquence : 100 000 dirhams pour une séance de shooting, avec photographe et mannequins étrangers. Quant aux autres magazines féminins, ils continuent à travailler avec les moyens de bord : mannequins débutantes, shopping dans les franchises du Maârif qui rechignent à prêter les fringues et pénurie de photographes professionnels spécialisés sur le marché. Ces publications restent à la traîne en matière de mode, suiveuses plutôt que novatrices. À une exception notable : le sacro-saint caftan. À l'origine du défilé de haute couture, Caftan, Femmes du Maroc est devenu le deus ex machina de la tenue marocaine. “L'année dernière, nous avons choisi l'argenté comme thème de travail pour les stylistes. Après le défilé, les vendeurs de tissus de Derb Omar se sont tous mis à vendre du tissu argenté”, raconte Aïcha Sakhri. Et c'est ainsi depuis le premier défilé Caftan en 1997. Comme quoi, le papier glacé, c'est aussi une affaire de chiffons...
Positionnement. Féministe ou féminin ?
Longtemps, la presse féminine marocaine a joué la carte féministe. Un pli pris d'emblée, puisque la couverture du premier numéro de Femmes du Maroc, en 1997, était consacrée à la Moudawana. Le concurrent Citadine n'était pas en reste et appelait aussi régulièrement à la réforme du fameux code. Dans les éditoriaux des deux magazines, le même message en filigrane, “justifiant” les articles de société et l'aspect plus léger de la mode et de la beauté : “Les femmes marocaines sont belles et elles réfléchissent !”.
Le militantisme des magazines féminins de la première génération a contribué à la réforme de la Moudawana. Que restait-il alors comme cause aux nouveaux arrivants ? “Nous défendons un féminisme moderne, en donnant des exemples de femmes dynamiques et indépendantes auxquelles notre lectorat peut s'identifier”, explique Maria Daïf, directrice de la publication de Parade. Le dernier numéro du magazine lance d'ailleurs un pavé dans la mare, avec un article sur le côté galvaudé du “8 mars, journée de la femme”, s'éloignant ainsi des revendications classiques de ses prédécesseurs.
Ce petit côté rebelle s'expliquerait par la nature du lectorat. Les jeunes lectrices ne s'intéresseraient pas tellement aux problèmes de leurs mères. Elles font du féminisme au quotidien, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : de manière inconsciente. L'avenir du secteur serait même dans le féminin pur et dur, sans une once de féminisme, à en croire Meryem Sebti de Tendances & Shopping : “Une génération de femmes indépendantes ne veut plus des pavés de 3 pages où on les présente invariablement comme des victimes. Elles veulent des magazines qui les conseillent en matière de beauté et de mode”. Consommatrices, avant tout...
Hassan Hamdani
Source: TelQuel