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Droits de l’Homme au Maroc : A chacun son bilan...

La multiplication, ces derniers jours, des activités en relation avec les droits de l’Homme, est une occasion pour relancer le débat sur le bilan en la matière par les différents acteurs. Ce sont surtout les résultats de l’Instance Equité et Réconciliation qui sont sous la loupe.

Une année après la fin du mandat de l’Instance Equité et Réconciliation (IER) et la présentation de son rapport final, le débat est relancé au sujet de son bilan et la mise en application de ses recommandations.

Le retard enregistré également dans l’octroi des indemnisations aux victimes, annoncées depuis des mois par l’Instance (qui viennent d’être débloquées), a rendu ce débat, encore plus d’actualité. La semaine dernière, le Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH), chargé de l’application des recommandations de l’IER a commencé à adresser les arrêtés d’arbitrage aux victimes et ayants-droit, dont les dossiers ont été instruits et fait l’objet de propositions de la part de l’Instance. Cela n’a fait qu’enflammer le débat. Surtout que certaines victimes n’ont pas apprécié les indemnisations fixées et d’autres contestent le fait d’en être exclues.

L’association qui défend les intérêts des victimes, le Forum marocain pour la Vérité et la justice (FVJ), ne pouvait trouver meilleur contexte pour organiser un débat sur le bilan des droits de l’Homme au Maroc. En effet, il a réuni, les 23 et 24 février à Rabat, différents acteurs des droits de l’Homme pour faire le point sur ce sujet. Cette rencontre à laquelle ont participé différents courants des droits de l’Homme (pro et anti-IER), des représentants de partis politiques, de syndicats, d’associations islamistes... a porté essentiellement sur le bilan de l’IER et s’est terminée par l’adoption d’une série de recommandations.

L’IER, clouée au pilori
Le débat lancé sur le bilan des droits de l’Homme au Maroc se concentre, en particulier sur les « failles » de l’Instance Equité et Réconciliation (IER). Les acteurs des droits de l’Homme admettent que les pouvoirs publics, à travers l’Instance, ont apporté « quelques vérités » sur les exactions commises durant les années de plomb. Ils admettent que l’IER a fait un formidable effort pour apporter la lumière sur certains dossiers qui « étaient même ignorés par les défenseurs des droits de l’Homme ». Ils estiment que l’approche de l’IER est une approche « bien meilleure que la position officielle adoptée par l’Etat auparavant », notamment l’approche de l’ex-Instance Indépendante d’Arbitrage.

Pourtant, au-delà de cette reconnaissance, les critiques sont acerbes, contre bilan et actions de l’IER. Les auteurs de ces critiques reprochent à l’instance de n’avoir rien fait pour élucider le dossier de l’un des plus importants maillons de la vérité recherchée par les défenseurs des droits de l’Homme, le dossier Ben Barka. Ils mettent en avant aussi les défaillances relatives au traitement du dossier du « soulèvement du Rif ». Ils estiment que Driss Benzekri et son équipe « ont esquivé l’examen de ce dossier de manière curieuse et qui met en doute le sérieux des travaux de l’instance ».

Pour cause, « le premier livre du rapport de l’IER n’a pas évoqué le dossier du Rif. Il s’est contenté d’une formule de trois lignes consacrée au sujet. Ces lignes ne peuvent en aucun cas reproduire les souffrances des victimes rifaines des évènements de 1958-59. D’autant plus que des exactions ont eu lieu durant des décennies dans le Rif qui ne comptait presque pas dans la carte nationale », reprochent-ils.

Autre dossier « pas du tout traité » par l’Instance, celui qui concerne « la liquidation de l’armée de libération dans le sud grâce à une coordination entre les forces armées marocaine, française et espagnole »... Et bien d’autres dossiers pour lesquels ils en veulent à l’IER de ne pas les avoir pris en considération. Il en est ainsi, par exemple, des colis piégés adressés à Omar Benjelloun, Mohamed Yazghi et Mohamed Douiri. Ils disent qu’ils ne savent rien concernant les disparus au sujet desquels ils attendent toute la vérité : Abdelhak Rouissi, Houcein Manouzi, Omar Ouassouli...

De même, les anti-IER critiquent la manière avec laquelle l’Instance a traité le dossier des fosses communes. « L’Instance a cité quelques fosses communes et les résultats annoncés ne reprennent pas les listes exhaustives. Elle n’a pas respecté les techniques scientifiques pour déterminer l’identité des décédés », reprochent-ils.

Les critiques n’en finissent pas... Ceux qui les profèrent relèvent des lacunes dans le traitement du dossier des exactions au Sahara, les dossiers des enseignants licenciés abusivement en raison de leur appartenance politique ou activité syndicale... Les détracteurs de l’IER reprochent également à l’équipe de Benzekri de ne pas avoir publié la liste des témoins (tortionnaires et victimes) qu’elle a interrogés...

Cela les amène à conclure que l’Instance n’a pas apporté la vérité tant attendue par « les victimes et les Marocains en général pour pouvoir tourner la page. Les résultats présentés et les actions menées sont destinés uniquement à arranger l’image du pays à l’intérieur et à l’extérieur ». Pour cela, ils présentent l’argument de « la reprise des tortures, des détentions arbitraires, des atteintes aux libertés publiques... surtout après les évènements du 16 mai de Casablanca ».

Les responsables des années de plomb
Les représentants de l’AMDH (association marocaine des droits humains), sont les plus critiques. Ils ont insisté sur les omissions de l’IER au niveau de la détermination des responsables des exactions des années de plomb. Lors des débats organisé par le FVJ sur le bilan de l’IER, Abdellilah Benabdaslam, membre du bureau politique de l’AMDH à relevé, au nom de son association, les manquements de l’IER à ce niveau : « le rapport de l’IER a essayé, dans plusieurs passages, de faire assumer la responsabilité de ce qui est arrivé durant les années de plomb à l’Etat sans déterminer le degré de responsabilité de chaque institution : l’institution monarchique, l’armée, les sécuritaires, la justice, les différents gouvernements... », a déclaré Abdellilah Benabdaslam.

A propos des soulèvements populaires, l’AMDH estime que l’IER a esquivé la responsabilité de l’armée, de la gendarmerie royale, du ministère de l’intérieur, du ministère de la justice, de la santé... « L’emploi de termes tel que l’utilisation disproportionnée et exagérée des forces de l’ordre, montre à quel point l’IER essayait de dissimuler, par des prétextes, l’assassinat prémédité des civils qui se trouvaient sur leur balcon, loin des lieux des manifestations », affirme le représentant de l’AMDH. Et d’ajouter : « de même, le rapport de l’IER n’a pas précisé les institutions qui ont refusé de coopérer avec l’Instance et de lui fournir les renseignements demandés, ou celles qui lui ont présenté des renseignements erronés. Le rapport a plongé les responsabilités dans des généralités pour éviter de les énoncer de manière claire.

Ce qui l’a amené à ignorer même les responsabilités des institutions qui entrent dans le cadre de ses compétences ». Dans son rapport, l’IER avait annoncé qu’elle n’a pas pu élucider le sort de 66 cas pour lesquels elle estime que le crime de la disparition forcée est caractérisé. Ainsi, on a reproché au comité de suivi pour l’application des recommandations de l’IER, de n’avoir donné « aucune indication officielle sur les identités de ces 66 cas ».

Toutes ces critiques adressées aux ex-membres de l’IER et à leur rapport, vont donc directement au Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (CCDH), étant donné que les ex-membres de l’Instance travaillent maintenant dans le cadre de ce conseil qui est chargé d’assurer l’application des recommandations contenues dans le rapport de l’Instance Equité et Réconciliation.

Le CCDH se défend
Ces débats ne pouvaient pas se faire en l’absence des représentants du CCDH et d’ex-membres de l’IER... En effet, Mustpha Yznasni et Salah Elouadie, d’ex-membres de l’IER (travaillant actuellement au sein du CCDH)... ont écouté les critiques qui leur étaient adressées. Si Salah Elouadie est parti avant la fin des travaux, Mustpha Yznasni, épaulé par Khadija Rouissi qui est une collaboratrice de l’équipe de Driss Benzekri (tant à l’IER avant la fin de son mandat qu’au sein du CCDH), a suivi attentivement les différentes critiques adressées à l’institution qu’il représente.

Il a réagi en apportant certains éclairages. « Il n’est pas du ressort de l’IER de déterminer les responsabilités individuelles. D’ailleurs, rares sont, dans le monde, les instances de vérité qui vont dans le sens de la détermination de ce genre de responsabilités. Je dois dire que l’Instance n’a ménagé aucun effort pour soulever la vérité concernant les dossiers dont elle s’est saisie », a-t-il déclaré.

En ce qui ce qui concerne l’emploi du terme « utilisation disproportionnée ou exagérée » des forces de l’ordre, Mustpha Yznasni a précisé que « l’utilisation de ces termes ne vise absolument pas à cacher la vérité. Ce sont des termes utilisés par le droit international ».

Sur un autre registre, le dossier du Rif, il a également défendu l’IER et ses membres : « il n’y a pas de documentation au sujet des évènements du Rif. Même les ONG n’en ont pas. Les personnes encore en vie qui ont assisté à ces évènements refusent d’avouer ce qui leur est arrivé. En plus, l’Instance a reçu peu de dossiers à ce sujet. Lors des visites que nous avons effectuées à cette région, peu de gens ont daigné discuter avec nous. A tel point que nous avons recensé une seule femme qui a avoué avoir été victime de viol... ».

Mustpha Yznasni a été contraint d’étayer ses arguments, en apportant aux détracteurs de l’IER de nouveaux éléments. En effet, il a annoncé, au sujet des 66 cas cités dans le rapport de l’IER comme non élucidés que des investigations ont été menées par le comité de suivi attaché au CCDH. Il a annoncé que « 44 parmi ces cas ont été élucidés et des investigations sont encore en cours concernant les autres cas emblématiques ».

Autre annonce, c’est le début de déblocage des indemnisations aux victimes répertoriées par l’IER. Les bénéficiaires recevront leurs indemnisation à travers les canaux de Barid Al Maghrib (voie postale) dans le souci de leurs éviter d’éventuel déplacements.

Plus encore, les services de Driss Benzekri travaillent sur un programme de couverture médicale au profit des victimes des années de plomb, similaire à celle de l’AMO (assurance maladie obligatoire) ou de la CNOPS (caisse nationale des organismes de prévoyance sociale) et qui est en cours de finalisation, a lancé Mustpha Yznasni.

Quid du bilan des défenseurs des droits de l’Homme
Cinq ans se sont passés sur la constitution du « Comité de Suivi des atteintes graves aux droits humains », composé de l’AMDH, de l’OMDH et du FMVJ suite au symposium organisé en novembre 2001 avec la participation de la majorité des acteurs politiques, syndicaux, islamistes, ONG... Aujourd’hui l’on demande à cette partie des défenseurs des droits de l’Homme de présenter également le bilan de ses actions et réalisations. Cela a été, en effet, l’autre but affiché par la rencontre du 23-24 février, en plus du bilan de l’IER. Certains militants ont estimé que cinq ans après la création du comité, un bilan s’impose. Ils ont ainsi appelé à la tenue d’une deuxième édition du symposium organisé en 2001.

Les autres défenseurs pointés du doigt, sont ceux du Forum marocain pour la Vérité et la Justice (FVJ). Certains ont posé la question sur l’opportunité de cette association si la page des années de plomb est tournée. En réaction à cette réflexion, qui a piqué beaucoup de participants, les dirigeants du FVJ ont avancé que « le Forum a encore beaucoup de choses à faire surtout que les objectifs qu’il s’est fixé n’ont pas encore été réalisés et que la vérité sur les années de plomb n’a pas encore fait surface ».

Les indemnisés mécontents
Dans le cadre de la mise en oeuvre des recommandations de l’IER, le Conseil consultatif des droits de l’Homme (CCDH) a commencé à débloquer les indemnisations financières aux victimes recensées selon les critères de l’IER. Dans ses recommandations, l’Instance avait fixé une liste de 9779 dossiers. Au CCDH on parle d’une somme globale de 1,5 milliard de dirhams débloquée pour indemniser les victimes. Et l’on parle d’un nombre de dossiers supérieur à ce qui a été fixé par l’IER, soit 11.304 dossiers et 25.000 bénéficiaires (victimes et ayants droit). Selon le CCDH, la plus petite indemnisation attribuée à un ayant droit est de 600 DH. Une première partie des indemnisations est déjà parvenue aux victimes par voie postale. Depuis, les réactions des victimes mécontentes se font entendre. Elles reprochent à l’Instance « l’opacité des critères qui déterminent le droit à l’indemnisation ». Des bénéficiaires ont qualifié les indemnisations qu’ils ont touchées de « maigres et humiliantes ».
Des plaintes contre les éventuels responsables

Le Forum marocain pour la Vérité et la Justice (FVJ) sensibilise les victimes des années de plomb à intenter des actions en justice contre les responsables connus des années de plomb. C’est d’ailleurs, l’une des recommandations adoptées lors du séminaire organisé par le FVJ autour du bilan de l’IER, les 23 et 24 février dernier. Cette voie est déjà empruntée par le Forum lui-même qui a déposé une plainte pour dénoncer les responsables qui sont derrière l’exhumation, en décembre 2005, de la fosse commune de certaines victimes des évènements de 1981.

Des victimes et des familles de victimes ont également saisi la justice. C’est le cas de Hassan Seghrouchni contre Driss Bassri, de la famille Tahani...

Le Forum se dit prêt à apporter son soutien et à mettre à la disposition des intéressé ses conseillers juridiques... Pour mener cet « autre combat pour la détermination des responsabilités » souligne un membre du bureau exécutif du FVJ.

Brahim Mokhliss
Source: Le Reporter

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