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Pour appliquer la moudawana, il faut des moyens !

Créé en février 2004, Anaruz (espoir en amazigh), le réseau national des centres d’écoute psychologique et d’assistance juridique monté par l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM,) a rendu public, le 5 juillet dernier, son premier rapport sur la violence contre les femmes au Maroc. Fort de quarante associations et du soutien de plusieurs institutions internationales, dont le Fonds des Nations unies pour la population, le réseau a pu mettre sur place une base de données sur les violences, subies par les femmes, et s’informer en temps réel le genre de plaintes les plus récurrentes.

Rabéa Naciri, membre fondateur de l’ADFM et sa présidente actuelle, revient sur cette violence, sur le féminisme marocain et sur les obstacles financiers, humains et sociaux auxquels se heurte l’application des dispositions du nouveau Code de la famille deux ans et demi après son entrée en vigueur. Entretien.

La Vie éco : Dans le rapport d’Anaruz sur la violence contre les femmes, on découvre que dans 82,1 % des cas, cette violence est conjugale. Comment expliquez-vous cela ?
Rabéa Naciri : Il y a, en effet, un constat effarant : contrairement aux hommes, les femmes ne subissent pas de violence d’inconnus, mais des personnes les plus proches comme le mari, l’ex-mari ou le petit ami. Il faut savoir que, même divorcée, la femme continue de subir la violence de l’ex-mari qui la considère toujours comme sa «propriété».

Mais ce n’est pas un phénomène purement marocain...
Oui. Dans leurs derniers rapports, l’OMS et Amnesty international révèlent le même phénomène au niveau mondial : les femmes subissent de la violence de leurs conjoints ou de leurs partenaires intimes.

Les hommes sont partout méchants...
Non, je ne dis pas que les hommes sont naturellement méchants et les femmes naturellement douces, mais que l’homme est plus fort physiquement que la femme. L’origine du conflit peut être le mari comme l’épouse. Dans nombre de sociétés, la perception de la vie conjugale veut que ce soit l’homme qui domine, par la force si nécessaire. Plus grave, chez nous, la violence du mari contre sa femme est acceptée par la société. Il est normal dans l’imaginaire sociétal qu’un homme frappe sa femme dans la rue sous prétexte qu’elle est sa femme. Les gens diraient : «il ne fait que la dresser».

Pourtant, la femme marocaine est loin d’être effacée au sein du foyer. C’est même elle qui tient souvent le gouvernail et tire les ficelles...
La femme peut avoir le dernier mot, gérer le foyer, tout en étant violentée par son mari, et cette violence est socialement acceptée. Le résultat d’un sondage que nous avons fait en 2000 le montre parfaitement. A la question : «L’homme a t-il le droit de frapper sa femme ?», la même réponse fuse : «Non, il n’a pas le droit, sauf si elle est fautive. Si elle a laissé brûler le déjeuner, par exemple, si elle désobéit à son mari ou lui manque de respect». Donc, la violence n’est pas rejetée par principe.

C’est pourquoi 7 % uniquement des femmes violentées se plaignent auprès des autorités compétentes (justice, police, gendarmerie...)
Souvent un policier ou un gendarme, au lieu de dresser un PV et de poursuivre l’homme en justice, considère lui-même cette violence comme normale. La majorité des femmes préfèrent se taire ou se dirigent vers des centres d’écoute. Des femmes mariées ont même été menacées de mort par leurs maris et la police, pourtant avertie, n’a pas levé le petit doigt.

Le mouvement féministe a atteint son point culminant avec la campagne pour changer la moudawana. Et aujourd’hui ?
On a l’habitude de dire que le mouvement des femmes au Maroc, dans sa configuration actuelle, est né et s’est consolidé avec la revendication de réforme de la moudawana. Certes, cette revendication représentait un défi, et elle a permis de resserrer les rangs du mouvement féministe marocain. Mais il faut savoir que ce dernier remonte aux années 1980.
Deux traits ont marqué ce mouvement à ses débuts. D’abord, c’est un mouvement qui est né à Casablanca et Rabat, ensuite ses fondatrices avaient toutes un référentiel de gauche puisqu’elles appartenaient aux partis issus du Mouvement national. A la fin des années 1990, le Plan d’action pour l’intégration de la femme au développement a permis, en plus de mettre en chantier la réforme de la moudawana, de voir naître une nouvelle génération d’ONG féministes, disséminées à travers le pays.

Quelle différence entre les deux générations ?
Les fondatrices de la nouvelle génération n’ont pas obligatoirement un référentiel de gauche, ni même un quelconque référentiel politique. Leur référentiel est par excellence la défense des droits de la femme. C’est une très bonne chose, sauf que les féministes de la génération actuelle n’ont pas ce background de l’ancienne génération pour donner un élan politique au mouvement. Car, on le sait, droits de la femme et sphère politique sont intimement liés.

Il y a aussi des proféministes hommes. Et ce n’est pas nouveau puisqu’un homme comme Allal El Fassi défendait aussi les droits de la femme...
On ne peut pas dire que Allal El Fassi était un proféministe. C’était d’abord un réformiste, mais dépourvu d’une vraie sensibilité féministe. Il intégrait la question de la femme dans le cadre de la réflexion globale de la réforme de la société et de la famille, mais sans réellement faire de l’égalité de l’homme et de la femme une exigence morale et éthique. Certes, après l’indépendance, des hommes se sont positionnés d’une façon remarquable en faveur des droits de la femme, comme Ahmed Khamlichi, Abdelhadi Boutaleb ou Saïd Saâdi. Il y a des gens moins connus, universitaires, chercheurs, journalistes, qui ont prêté main forte à notre mouvement. Et sans le rôle remarquable de la presse, la réforme du statut juridique de la femme n’aurait peut-être pas abouti.

Nombreux sont les proféministes hommes qui affichent leur soutien aux droits de la femme, mais qui pratiquent le contraire. Rares sont, parmi eux, ceux qui passent à la cuisine ou font la vaisselle...
Même parmi les femmes féministes, il y en a qui ne ne mettent pas réellement en pratique les convictions qu’elles affichent. Il y a des normes et des pratiques sociales, au-delà de l’adhésion intellectuelle à la cause de la femme, qui sont encore tenaces. Le partage des tâches domestiques entre les deux sexes, à quelques exceptions près, n’est pas encore entré dans les mœurs marocaines.
Le travail ménager, dans la représentation des gens, n’est pas une affaire masculine, et la femme elle-même contribue à perpétuer cette représentation. Or, son rôle social a profondément changé. Actuellement, la femme parfaite au Maroc n’est plus celle qui reste au foyer, mais celle qui travaille, et qui parvient à concilier sa vie professionnelle à l’extérieur et ses fonctions de femme au foyer, de mère et d’épouse. Ce modèle est corroboré par une enquête menée en 2000 : des femmes cadres et universitaires de haut niveau nous ont déclaré qu’elles faisaient en sorte de concilier les deux pour éviter le regard méchant de la société. En contrepartie, que demande-t-on à l’homme ? De fournir les ressources financières ? Même cela, il ne le fait plus tout seul, puisque la femme participe au budget familial. Je ne jette pas la pierre aux seuls hommes, les femmes aussi ont une part de responsabilité dans cette situation.

Deux ans et demi après l’adoption du nouveau code de la famille, on a l’impression que le combat des femmes est loin d’être gagné...
On a plutôt l’impression d’être à mi-chemin d’un grand projet qu’on a du mal à mettre sur les rails. Il faut être clair : veut-on réellement appliquer le nouveau statut juridique de la femme, statut novateur pour toute la société ? Si oui, il va falloir mettre tous les moyens qu’il faut, dans le cadre d’une stratégie et une vision claires, quitte à y arriver par étapes. Mais il faut se fixer des délais et déterminer l’enveloppe financière pour chacune de ces étapes.
Ce que nous avons réalisé jusqu’à maintenant n’est finalement qu’une certaine image que nous renvoyons à l’extérieur d’un Maroc moderne et exemplaire, mais qui est bien loin de coller à la réalité. Nombre de lois restent discriminatoires, dans le nouveau code de la famille lui-même, qui n’a pas tout à fait réglé la question de l’égalité, sans parler du code pénal et du code de la nationalité. Ce dernier, par exemple, est encore au point mort, un an après le discours du Roi. Savez-vous aussi que, pour une simple demande de passeport, on continue d’exiger des femmes l’autorisation du mari ? Et d’interdire à celles, mariées ou pas, et qui disposent d’un passeport et d’un visa, de quitter seules le pays ? Quant au chantier de l’application du nouveau code de la famille, le flottement est total.

Quelles en sont les raisons ?
Il y en a plusieurs, mais le principal obstacle auquel se heurte le nouveau code est, à mon avis, l’attitude des juges. Ces derniers ont toujours baigné dans une culture patriarcale, si bien qu’ils ont du mal à appliquer des lois plus équitables pour la femme. Il y a ensuite les moyens financiers dérisoires mis à la disposition de la justice pour appliquer le nouveau code. Or, on est devant un grand chantier, pour lequel il faut mobiliser toute la société et tous les moyens. Un autre problème est celui de l’exécution des jugements. Quand bien même il y a des jugements équitables pour les femmes, ils restent lettre morte. Les tribunaux de famille sont submergés de dossiers qu’ils n’arrivent pas à gérer, vu le nombre de plus en plus important de demandes formulées après l’entrée en vigueur du nouveau code. Quelques dispositions de ce dernier sont en théorie très positives, comme celles relatives par exemple au divorce, mais qui ne sont pas bien appliquées. D’où l’impression, chez nombre de femmes qui viennent nous consulter, que rien n’a vraiment changé. Il y a même un sentiment d’échec qui s’installe et qui discrédite toute cette dynamique enclenchée depuis des années, ce qui est dangereux si l’Etat ne prend pas le taureau par les cornes. La réforme reste bonne, il faut juste l’accompagner, il faut juste mobiliser les moyens, c’est le rôle de l’Etat et non pas uniquement des associations.

Ce ne sont pas, à votre avis, les mentalités qui tirent plutôt vers le bas ?
Les mentalités ne sont pas figées. Si on met en œuvre les moyens financiers et humains, on pourra mobiliser toute la société pour faire réussir ce grand chantier : médias, formation des juges, recrutement des assistantes sociales, évaluation périodique externe, enquêtes sur le terrain. Cela dit, il serait erroné de dire que la dynamique enclenchée avant et après l’adoption du nouveau code de la famille, n’a pas eu d’impact sur les mentalités. Aujourd’hui, les Marocains ne sont plus les mêmes, des injustices qu’on trouvait normales avant deviennent anormales aujourd’hui.



62 % des actes de violence sont physiques, 9 % sexuels

Portant sur un échantillon de 864 femmes victimes, 1 779 cas de violences et 881 déclarations, l’étude du réseau Anaruz permet de dégager deux faits révélateurs.
- La violence d’abord est assenée à la femme par les êtres les plus proches d’elle : le mari, l’ex-mari et le petit ami. Dans 82,1 % des cas, les actes de violence sont le fait du conjoint.
- Deuxième fait : les femmes violentées qui osent porter plainte devant les autorités compétentes (police, gendarmerie et justice) constituent une minorité (à peine 7 %). La majorité préfère, pour des raisons sociales, taire le préjudice subi, et s’adresse plutôt aux centres d’écoute.
- Dans 43,9 % des cas, le préjudice subi par la femme est à caractère juridique (explusion du foyer, privation de la pension alimentaire...).
62 % des actes de violence sont physiques, 18,7 % psychologiques et 9 % sexuels

Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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