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Télé-réalité à la sauce marocaine

Existe-t-il une télé-réalité au Maroc ? Le pays est-il rattrapé par le phénomène “télé poubelle” ? En tout cas, depuis 15 ans 15 talents jusqu'à Lalla Laâroussa, en passant par Challengers et les autres, la formule fait recette.

Un palais marrakchi digne des Mille et une nuits, des invités triés sur le volet et deux poids lourds de la chanson populaire pour l'accueillir à coups de “alf hnia w hnia” … Ce soir-là, du haut de sa âmmaria, la mariée ne pouvait espérer de meilleures noces. Ce soir-là, rien n'a été laissé au hasard. Un décor féerique pensé au centimètre près, un parterre de stars de la chanson qui ont toutes répété leur numéro deux jours auparavant. Un traiteur qui chouchoute des convives VIP et cerise sur le gâteau, des nénuphars lumineux disposés avec soin au milieu d'une piscine qui a tout d'un lac artificiel. Tout a été pensé pour que cette soirée, qui a fait jaser la ville ocre pendant plusieurs jours, ne ressemble à aucune autre. Puis soudain, un homme surgit de nulle part. Tout de noir vêtu et armé d'un casque et d'un micro sans fil, il court dans la direction de la mariée et crie à tue-tête : “stop !”. Un prétendant malheureux ? Pas vraiment, les deux jeunes époux sont à peine impressionnés. Le monsieur en noir s'arrête à leur hauteur, devise quelques instants avec la negafa puis se retire aussi précipitamment qu'il est apparu. Un intrus mystère ? Plutôt un maître de cérémonie et en télévision, on appelle cela un réalisateur.

À chacun sa télé-réalité
Depuis sa régie mobile, le réalisateur dirige ses dix caméramen pour ne rien rater du grand mariage de Lalla Laâroussa, l'émission-phare de l'été sur TVM (le mariage est diffusé le 22 juillet). Vous l'aurez donc compris, nous sommes sur un grand plateau de télévision. “Je dirais plutôt que nous assistons à un grand mariage où moul DVD est la TVM”, ironise un invité. Il ne croit pas si bien dire. “Nous assistons à un vrai mariage, avec de vrais mariés et de vrais invités, confirme Ramzi, co-producteur de l'émission. J'espère que ce moment de bonheur restera gravé dans la mémoire de Bouchra et de Karim (couple lauréat de la compétition) et qu'à sa diffusion, il constituera un grand moment de télévision. Nous n'avons pas réinventé le mariage, nous avons tout juste tenu notre promesse en offrant la ârrassia de leurs rêves au couple gagnant”. La fête durera finalement jusqu'au petit matin …

Quelques centaines de kilomètres plus au nord, à Casablanca, d'autres hommes en noir s'affairent du côté du studio 400 à Aïn Sebaâ. 2M, elle aussi, prépare son prime de la semaine. L'un des tout derniers avant la grande finale de Studio 2M. “Les deux programmes de l'été se sont livré une bataille acharnée sur les deux chaînes nationales, mais en l'absence de mesures d'audience sérieuses, nous ne pouvons pas dire qui a écrasé l'autre”, se plaît à rappeler un responsable de 2M. Des émissions qui montrent la vraie vie de téléspectateurs marocains à l'écran, cela suffit-il pour parler de télé-réalité ? Dans le petit microcosme de l'audiovisuel national, le mot fait peur. “Il n’y a pas de télé-réalité universelle avec des codes unifiés, etc. Il y a une tendance mondiale. Quelque part, chaque pays crée aujourd'hui sa propre télé-réalité, qui correspond à la culture et aux traditions locales. Chez nous par exemple, la télé se regarde en famille. Le voyeurisme à l'européenne ou à l'américaine ne passe pas”, explique Mohamed Mamad, directeur des programmes à 2M. D'ailleurs, selon lui, la “télé-réalité à la marocaine” a commencé bien avant le fameux 15 ans, 15 talents , quand en 1990, une émission diffusée en clair (Liqaâ) donnait librement la parole à “des gens normaux”, pour parler de leur quotidien. Selon cette définition “basique” du genre, la télé-réalité a lieu dès que la télé n'appartient plus aux officiels et que “le peuple” y a également accès. Or, faute de télé-réalité proprement dite, les Marocains découvraient dans ce talk-show populaire (Liqaâ) la réalité à la télé. Quant au fait de soumettre des êtres réels au jeu de la réalTV, il a fallu, comme d'habitude, que les télés étrangères s'y mettent pour que le concept soit marocanisé.

The Moroccan dream
Depuis bientôt six ans, les concepts de télé-réalité se multiplient sur les chaînes européennes et orientales (MBC, LBC, etc.), reprenant à leur tour une tradition américaine. Pour rester dans la course, chaque chaîne sait désormais qu'elle doit obligatoirement produire son émission-phare de divertissement, qui sera son label en quelque sorte. Au lendemain de sa nomination à la tête d'Aïn Sebaâ, Mustapha Benali a été le premier à se lancer dans le bain. Dans la précipitation, il goupille avec ses équipes un concept original pour fêter les 15 ans de la chaîne. “Mais pour marquer la rupture, il fallait travailler sur l'image”, confie un collaborateur de Benali. Le montage de l'opération est alors entièrement confié à des professionnels européens, rodés aux grands plateaux et aux grandes productions. Jackpot. Au fil des primes, les Marocains découvrent une télé différente, plus cool, plus colorée et plus dynamique. Les taux d'audience battent des records (seule la finale de la Coupe d'Afrique a fait mieux) et les annonceurs explosent leur budget. Le doute n'est plus permis. Les Marocains sont fin prêts pour ce genre de programmes, ils ont tellement attendu... Maintenant qu'il tient le bon filon, Benali est déterminé à l'exploiter jusqu'au bout. La saison d'après, Studio 2M est lancé en grande pompe. Le concept séduit des milliers de jeunes partout dans le pays. “Chacun avait désormais le droit de rêver à son quart d'heure de gloire”, explique Mamad. Et pas qu'en poussant la chansonnette. Sur la TVM, les équipes de Ramzi et d'Othmane Benabdeljelil proposent à des milliers de jeunes garçons de taquiner le ballon et de rêver à décrocher Le pied en or, de jouer avec les plus grands sur une vraie pelouse. “Ce n'est pas de la télé-réalité, confie Ramzi. Le genre s'appelle docu-soap ou documentaire fiction sauf que c'est basé sur un vrai jeu, un vrai talent et une véritable compétition. J'ai toujours voulu faire une télé qui ressemble au peuple. Il n’y a rien de plus beau que de voir la télé ouvrir ses portes aux téléspectateurs. La télé-réalité proprement dite nécessite maintenant des moyens colossaux qu'on ne peut pas se permettre à ce stade”. Yassine Zizi, son acolyte et co-producteur de Lalla Laâroussa va encore plus loin : “Même s'ils sont prédisposés à participer dans ce genre d'émissions, les Marocains ne sont pas encore prêts à se lâcher à 100% devant une caméra. C'est un apprentissage aussi et ça finira par arriver”.

Une affaire de gros sous ?
En attendant, les premiers nés du genre commencent à faire des bébés. Après Studio 2M et Al Qadam Addahabi, sont venus les tout aussi célèbres Challengers et Lalla Laâroussa. “Quelque part, 2M a voulu se racheter auprès de certains conservateurs en programmant une émission comme Challengers. Une manière de dire, après le chant et la danse, voici la création d'entreprise, quelque chose de plus sérieux. La chaîne a même frôlé la caricature en programmant une émission comme Mawahib fi tajwid al qorâne (talents dans la psalmodie du coran) pour créer l'équilibre”, analyse un journaliste spécialiste des médias. Car quand bien même une émission comme Studio 2M marque une rupture dans la production télé, elle a tout de même été décriée pour sa légèreté (censée être un avantage dans ce genre d'émission), voire même pour les messages “dangereux” qu'elle véhicule. Combien de fois en effet un journal comme Attajdid s'est-il indigné du déhanchement des candidats ou de leurs choix vestimentaires jugés osés ? Combien de fois s'est-on posé la question : c'est donc tout ce dont nos jeunes sont capables, de danser à moitié nus et de chanter en anglais ? “Benali, qui n'est pas un homme de confrontation, a donc voulu plaire à tout le monde et a mis en place (en s'inspirant de chaînes étrangères) des concepts de la même veine mais qui brassent très large”, commente un journaliste de 2M. Tous ont réalisé le même succès commercial et marketing (sauf pour la psalmodie du Coran qui ne semble pas être un programme rentable, selon les responsables de la chaîne). “Dès lors qu'on fait de la télévision avec de grands moyens, qu'on investit un maximum pour avoir le meilleur éclairage et le meilleur son, qu'on accorde toute l'importance qu'il mérite au contenu, les Marocains accrochent et les recettes suivent”, explique Mohamed Mamad. Depuis bientôt trois ans, de grandes stars de la chanson arabe et mondiale se sont succédé sur les primes de Studio 2M. Leurs cachets (après plusieurs rounds de négociation) ne démarrent jamais à moins de 3000 euros pour une seule chanson interprétée en play-back. Une débauche de moyens qui fait sourire les producteurs d'Al Qadam Addahabi et de Lalla Laâroussa. Contrairement à 2M, la TVM a fait le choix d'y aller progressivement. Investir des créneaux inédits au Maroc, installer un esprit avant de débloquer des sommes considérables d'argent. “Après le foot, on se demandait avec Ramzi ce qui pouvait fédérer les Marocains devant leur écran, raconte Yassine Zizi. Le mariage s'est presque imposé à nous. Quand ma mère est née, ma grand-mère commençait déjà à lui préparer son trousseau de mariage”. Cinq jours après la diffusion de la bande- annonce, le duo reçoit plus de 20 000 candidatures. Un grand mariage, une maison et un voyage de noces… il y avait décidément de quoi faire rêver les foules. Oui mais voilà, il fallait tout monter en moins de trois mois avec un budget réduit au maximum. Résultat : Lalla Laâroussa est montée par une équipe de moins de dix personnes et les candidats, tout comme la post-production, sont logés dans des chambres d'hôtel, ce qui n'empêche pas l'émission de faire un tabac au point que les candidats soient harcelés par les fans lors de chacune de leurs sorties. Il faut dire que l'émission n'a rien laissé au hasard. Tout a été fait pour que Lalla Laâroussa plaise au plus grand nombre. Pour parer à d'éventuelles attaques conservatrices par exemple, l'émission a été, dès le départ, réservée aux couples mariés légalement. “Cela leur permet de se tenir la main, s'enlacer, faire des virées à deux sans que cela choque qui que ce soit”, confie un membre de la production. Résultat ? Attajdid (le journal islamiste qui tire sur tout ce qui bouge) soutient l'émission et insiste sur “son respect des traditions et de la culture des Marocains”.

Quels messages ?
L'argument empoisonné flatte à peine Yassine Zizi. “Il faut que les traditions soient évolutives, qu'on les mette au diapason de notre ère. C'est exactement l'objectif de Lalla Laâroussa”. En passant sur quelques couacs techniques et de présentation, le bébé de Yassine et de Ramzi est définitivement citoyen. “Obliger un futur époux à faire du repassage et sa femme à changer la roue de la voiture est peut-être caricatural mais il casse une image reçue chez le téléspectateur. A la fin, certains couples nous remerciaient de leur avoir permis de mieux se connaître, de leur avoir donné la possibilité de se parler franchement”, affirme Zizi. “Lorsqu'on a demandé à nos candidats l'âge minimum de mariage pour une fille au Maroc, trois sur cinq ont répondu 16 ans. Ce soir-là, de nombreux téléspectateurs ont appris, tout comme nos candidats, qu'il est interdit de marier une fille de moins de 18 ans. C'est déjà énorme”, explique Ramzi.

À 2M, au fil des saisons, on a appris à relativiser ses objectifs. Lors de la première édition de Studio 2M, la chaîne ambitionnait de produire des albums de ses jeunes talents, en faire de véritables stars avec tournée au Maroc, produits dérivés, etc. “Le lendemain d'un prime qui coûte des millions de dirhams, on retrouvait des copies piratées à Derb Ghallef. C'est décourageant. Heureusement qu'il y a la publicité pour rentrer dans nos frais, confie Mamad qui poursuit : Nous ne sommes qu'une chaîne de télévision. Notre ambition, c'est de montrer aux jeunes de ce pays que le succès est encore possible. Au-delà, il faut que chacun assume ses responsabilités. Ce n'est pas de notre ressort de combattre le piratage ou de faciliter la création d'entreprise. On ne se substitue pas à l'Etat”. Dans les couloirs de la chaîne d'Aïn Sebaâ, on raconte d'ailleurs que c'est Challengers qui a inspiré le tout nouveau programme gouvernemental Mouqawalati . Aussi bizarre que cela puisse paraître, aucun programme de divertissement de la nouvelle vague ne prétend simplement divertir. Peur d'être taxé de légèreté ? Obsession de livrer des messages en vrac, et tant pis pour la maladresse ? Il y a certainement un peu des deux et encore beaucoup d'apprentissage à faire.



Audience. La guerre des chiffres improbables
La scène se passe à Rabat. Un soir de quart de finale, Maroc Telecom installe un écran géant pour la retransmission du match. Après le coup de sifflet final, la télé bascule par défaut sur la TVM. Les supporters de Zizou & Co ne bougent pas d'un iota. Tous suivent avec intérêt les aventures des couples du grand concours de mariage. Quand le responsable de l'écran géant essaye de zapper sur Studio 2M, il se fait huer par les spectateurs. Voici le genre d'événements sur lesquels se basent les deux chaînes pour estimer les taux d'audience. A 2M, on préfère faire confiance aux chiffres, toujours flatteurs, d'un cabinet de la place même si l'échantillon est trop réduit et les méthodes de recherche souvent amateurs. Vivement Marocmétrie !

Driss Bennani
Source: TelQuel

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