Les Marocains boivent, et les marchands d’alcool s’en mettent plein les poches. La loi, elle, est contradictoire. Un musulman peut exploiter un débit de boissons, mais il lui est interdit d’en vendre aux autres musulmans. Sujet tabou, l’alcool n’est pas cité parmi les causes d’accidents de la route. Or, entre 3% et 11% des accidents sont dus à l’alcool.
Omar S. a goûté à sa première bière à l’âge de dix-sept ans. Il était encore lycéen. Il a maintenant 26 ans et il est cadre dans une compagnie d’assurances. Il se rappelle encore la saveur amère de cette initiatique gorgée d’alcool. «C’est plus par mimétisme que par envie de boire de l’alcool que j’ai pris cette première bière. Mais, au fil du temps, sans m’en rendre compte, j’ai pris goût à l’alcool, et je ne m’imagine pas, neuf ans après cette première gorgée, ne prenant pas quelques verres après ma journée de travail». Omar siffle jusqu’à 6 ou 7 bières par jour, sauf le dimanche. «Jour de repos biologique», dit-il. Le samedi, avoue-il, il augmente la dose. Il se défonce complètement puisqu’il lui arrive de mélanger bière et alcool fort (whisky ou vodka), et de fumer quelques joints. «C’est la fin de la semaine, on s’éclate, mes copains et moi. Pourquoi ne pas croquer la vie à pleines dents tant qu’on est jeune ? On s’amuse bien ces samedis soirs, filles et garçons». Ils terminent leur cuite dans un night-club. A l’aube, complètement bourrés, ces jeunes rentrent chez eux pour dormir. Par quel moyen de locomotion ? «En voiture, bien sûr», répond Omar, sans aucun complexe. «Et toujours sains et saufs, on n’a jamais eu d’accident».
Après une nuit à s’imbiber ils rentrent tranquillement chez eux... au volant de leur voiture
Youssef, si. Il avait vingt-et-un ans en ce 22 avril 2003, une date à jamais gravée dans sa mémoire. Comme Omar et ses copains, ils étaient ce samedi soir cinq amis à carburer dans une boîte de nuit à Mohammédia. Ils quittent le lieu à 2 heures du matin, tous avec une bonne dose d’alcool dans le sang. C’est Adil, étudiant au Canada, venu passer une semaine de vacances avec ses parents, qui conduisait. Une Mercedes 500 SL. Il roulait à 220 km à l’heure ! Il doublait les voitures en slalomant. L’inévitable arriva : un accident mortel. Trois passagers sont tués sur le coup, Youssef s’en est sorti avec quelques fractures, le cinquième, par miracle, avec quelques égratignures. Ils étaient tous jeunes, entre 18 et 29 ans. Trois ans après ce drame, Youssef témoigne : «C’est la première fois que je réalise réellement ce que veut dire l’expression : ça n’arrive pas qu’aux autres. J’en ai tiré la leçon : après avoir bu deux bières seulement, impossible pour moi de prendre le volant».
Les bars ne désemplissent pas, et il y a aussi le marché noir des «garraba»
Peut-on déduire de ces deux témoignages que les Marocains, les jeunes en particulier, sont massivement portés sur l’alcool ? Pas plus que dans d’autres sociétés musulmanes, et certainement beaucoup moins que dans nombre de pays européens, à cause de l’interdiction par l’Islam de la consommation de l’alcool. N’empêche, les Marocains boivent : les bars sont remplis, les boîtes de nuit et autres night-clubs ne désemplissent pas les week-ends, les supérettes et les supermarchés qui commercialisent toutes sortes d’alcool (bières, whisky, vodka ou vin…) font leur beurre. Sans parler du marché noir, ces garrabas qui vendent dans les quartiers populaires à tour de bras, sous le manteau, à toute heure de la journée, et même très tard la nuit.
Les jeunes «biberonneurs» comme Omar et Youssef ne sont pas des cas isolés. Pas mal d’entre eux deviennent accros à la longue et ne peuvent plus se passer de leur dose quotidienne d’alcool, avec son lot d’accidents de la route, de cirrhoses, de rixes, de dépressions et de vies de couples détruites... La liste des méfaits de l’alcool est longue. Si l’on en croit les médecins, il ronge le corps, le cerveau et le psychisme de l’homme. Plus grave : l’alcool est rarement consommé seul par les jeunes. Souvent il est associé à la consommation de psychotropes, de cannabis, ou d’héroïne… «L’alcool est souvent inclus dans une conduite polytoxicomane. On trouve rarement des jeunes qui boivent uniquement de l’alcool», explique le Dr Omar Bettas, psychiatre et professeur au CHU Ibn Rochd de Casablanca. «Généralement, ça commence à l’adolescence. Le jeune commence par la cigarette. Ensuite, il goûte à son premier verre d’alcool, puis vient le haschich», conclut-il.
La prévention ? un discours moralisateur à forte connotation religieuse
Y a-t-il des facteurs favorisant la consommation d’alcool par les jeunes ? Le milieu familial, bien entendu, est déterminant, explique le psychiatre : «Lorsque les parents boivent de l’alcool, dit-il, il y a de fortes probabilités que leurs enfants suivent. Il y a le contexte social et psychologique de la personne aussi, qui peut être favorisant. Toujours est-il, la vulnérabilité à l’alcool diffère d’une personne à l’autre. Il y a des personnes qui n’en deviennent jamais dépendants et qui boivent uniquement à l’occasion. Mais il y en a d’autres qui en deviennent tout à fait dépendants. Tout est fonction de la personnalité de l’individu et du contexte dans lequel il vit».
Les risques d’une consommation précoce d’alcool ? Les accidents de la route, d’abord, partout dans le monde : un taux d'alcoolémie supérieur à 0,5 g/l (environ 3 verres de vin), expliquent les spécialistes, multiplie les risques d'accident par deux ; avec un taux de 1 g/l, le risque est décuplé.
Les prisons sont pleines de personnes incarcérées pour ivresse publique ou délits aggravés par l’alcool
Sujet tabou au Maroc, l’alcool est évacué du débat. Jamais les médias officiels, excepté le discours moralisateur à forte connotation religieuse, ne l’abordent pour attirer l’attention sur ses dangers. L’alcool n’est pas toujours cité dans la panoplie des causes des accidents de la route. On invoque l’excès de vitesse, le non-respect du code de la route, la fatigue et le sommeil, la détérioration de l’état mécanique des véhicules, mais peu de place est réservé à l’alcool. Or, constate un officier de police, «les accidents mortels qui surviennent dans les zones urbaines à la fin de la semaine sont souvent dus à des conducteurs jeunes en état d’ivresse avancée. Les contrôles renforcés à la sortie des bars et des boîtes de nuit le week-end sont quasi-inexistants». C’est tout le contraire qui se fait : le contrôle des bars et des boîtes de nuit se fait à l’entrée et non pas à la sortie, pour trier la clientèle, ironise un videur. Quant au contrôle des conducteurs qui prennent le volant en état d’ivresse, il est laissé à la discrétion du policier de la circulation. Or, la loi marocaine est ambiguë sur ce point (voir encadré en page précédente) affirme Abdeljalil Charradou, avocat au barreau de Casablanca. «Le policier ne peut par la seule constatation visuelle ou l’odorat conclure à l’ivresse du conducteur. La dose d’alcool ne peut être mesurée que par une prise de sang ou par l’alcootest, or, aucune indication dans ce sens n’est prévue par la loi marocaine», explique-t-il.
Quant aux dégâts causés par l’alcoolisation (qu’il s’agisse des jeunes ou des adultes), ils sont incalculables. Comme partout ailleurs, la dépendance à l’alcool varie d’une catégorie sociale à une autre, et sa tolérance est fonction de l’âge et de la constitution de chaque personne. Mais les effets sont partout les mêmes : délinquance, criminalité, drames sociaux… «Les prisons marocaines sont plus occupées par des prisonniers incarcérés pour état d'ivresse publique et manifeste et autres délits aggravés par l'alcool, que pour tout autre motif d'inculpation», confirme M. Rhouma dans son étude. Quant aux accidents de la route, «le facteur alcool, mentionne-t-il, est plus déterminant. Les accidents provoqués en état d'ivresse reconnue dans les statistiques officielles, varieraient entre 3% et 11 % selon les années» (à titre de comparaison, en France, les statistiques parlent de 1/3 des accidents de la route dus à l’alcool). Cela sans parler des autres dégâts sur le corps et l’esprit, comme «la déstructuration de l’architecture du sommeil. Si bien qu’en tant que psychiatres, on est confronté parfois à des troubles psychiatriques sérieux : dépression grave et dépression délirante qui entraîne des comportements agressifs. Auxquels cas, cela nécessite une prise en charge globale aussi bien médicamenteuse que psychothérapique. Les alcooliques chroniques demandent un travail de longue haleine», prévient le Dr Bettas. Si l’alcool est associé à la fête et à la joie de vivre, il y a aussi le revers de la médaille. Question de choix personnel.
Ce que dit la loi au Maroc
L’arsenal juridique qui réglemente l’achat et la vente des boissons alcoolisées au Maroc est contradictoire. Si la consommation d’alcool est prohibée par la loi religieuse, malgré quelques controverses doctrinales qui, à travers l’histoire, ont jalonné le débat, elle n’est pas interdite formellement par le droit positif marocain (Mais que dit précisément la loi marocaine sur l’alcool ? Elle stipule que sa vente est licite sous autorisation. Ce qui est illicite, c’est sa vente aux musulmans.). Une personne s’enivrant chez elle ne tombe pas sous le coup de la loi (tout comme le fait de manger pendant Ramadan). Mais le faire sur la voie publique est un délit passible de prison. Les tribunaux traitent quotidiennement des affaires d’ivresse (90 % de dossiers sont liés à l’alcool, note un avocat) et les prisons sont peuplées d’ivrognes arrêtés en flagrant délit. Sans parler des crimes commis sous l’effet de l’alcool, et ils sont nombreux, selon Me Abdeljalil Charradou, avocat au barreau de Casablanca. Crimes pour lesquels les tribunaux condamnent avec des circonstances plutôt aggravantes, «pour couper l’herbe sous les pieds de ceux qui pourraient prétexter l’état d’inconscience pour commettre leurs crimes, sinon on laisserait la porte ouverte à toutes les dérives», explique cet avocat.
Première contradiction : un musulman a le droit d’avoir un débit de boissons alcoolisées d'après l'arrêté viziriel du 17 juillet 1967, émanant du directeur du Cabinet royal et toujours en vigueur, mais il n’a pas le droit de le servir à ses coreligionnaires. A qui vend-on dans ce cas les millions d’hectolitres de bières et de vin produits par des entreprises comme Sincomar et Brasseries du Maroc, sans parler de tous les alcools importés pour satisfaire la consommation locale (qui va en grandissant) ?
Deuxième contradiction : un magasin d’alcool sert en toute légalité son produit, mais son acheteur risque d’être embarqué par la police des mœurs à la sortie du magasin pour détention d’un produit vinique.
Troisième contradiction, soulevée à juste titre par Fouad Rhouma, auteur d’une étude sur l'alcool, intitulée «Statut de l’alcool dans l’imaginaire social des musulmans» (où le cas du Maroc est traité de manière exhaustive). «Hormis les cas d’ivresse manifeste et publique, écrit l’auteur, il n’y a pas d’infraction, aux yeux du législateur. Ainsi un Marocain musulman se trouverait, même en état d’ébriété avancée, protégé à l’intérieur d’un bar, jusqu’au moment où il le quitte pour se trouver exposé au risque d’inculpation pour ivresse manifeste et publique. Le bar serait-il un espace du «h’ram», donc interdit à la fréquentation par des musulmans ou alors, un espace «h’aram», une extraterritorialité dotée d'attributs sacrés d'inviolabilité ?»
Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco