C'est une révolution silencieuse, presque policée. Une révolution verte, couleur islam. Au centre de Casablanca, capitale de la modernité marocaine - où, le 8 mars, jour de la Fête internationale des femmes, certains restaurants branchés étaient réservés à la seule clientèle féminine -, comme à Marrakech, dont les palaces vieillissants et la médina sont devenus coqueluche des Français moyens et des riches Occidentaux, on passe à côté sans rien voir. Il suffit pourtant de faire trois pas dans un quartier populaire ou dans les rues d'une grosse bourgade, comme Mohammedia, Oujda ou Meknès, pour en mesurer l'ampleur. Le hidjab, le voile islamique, est devenu la règle.
Mais la "révolution verte" au royaume chérifien va bien au-delà. "Le monde s'est rétréci", résume Soukaina, qui dit ne "plus reconnaître" son pays, ni elle-même. L'histoire de cette quadragénaire, enseignante de français dans le secondaire, qu'une dépression nerveuse a conduite, il y a un an et demi, à quitter son travail, et qui n'accepte de parler que sous réserve d'anonymat, est à la fois banale et exemplaire de l'évolution des pays du Maghreb, où l'emprise islamiste, avec ou sans représentation partisane, se révèle profonde et durable.
Dans son collège, quand elle a commencé à travailler il y a vingt ans, Soukaina se rappelle qu'une seule professeure portait le hidjab. Aujourd'hui, c'est l'inverse : en dehors d'elle, toute la population féminine de l'établissement, élèves comprises, est voilée. Soukaina a fini par craquer.
Il n'y a "jamais eu d'attaque directe" des intégristes, souligne-t-elle. Plutôt une accumulation de choses minuscules. Comme ces réflexions à répétition à propos des chemisiers à manches courtes, du rouge à lèvres ou des jupes qui laissent voir le mollet : "Dommage de commencer la journée avec quelque chose qui est haram (péché)", lancent les enseignantes voilées à leurs collègues, jugées dévergondées. Ou ce foulard rose, que des tyranneaux anonymes ont glissé, à trois reprises, dans le casier de Soukaina, histoire de lui suggérer le droit chemin... "On vous met un petit caillou dans la poche. Un petit caillou, ça ne pèse pas. Et puis un jour, c'est tellement lourd qu'on est incapable de se lever."
Ce jour-là, la jeune femme décide de ne plus reprendre le chemin du collège. Elle se sent oppressée, épuisée. Les "petits cailloux" ont eu raison de sa résistance. Cette dépression qui la terrasse, "c'est quelque chose que je traînais en moi depuis des années, assure-t-elle aujourd'hui. Quelque chose que je ne m'avouais pas : un échec de moi-même et de la société marocaine".
Née dans une famille citadine de 10 enfants, père fonctionnaire, mère illettrée, tous deux "croyants et tolérants", Soukaina n'a rien d'une "intello", moins encore d'une militante. C'est une Marocaine ordinaire, musulmane sans histoires, qui porte des lunettes et des sweat-shirts sombres, qui adore son mari et son petit garçon, et qui fut, dans une autre vie, une jeune femme "gaie, très confiante et positive". Aujourd'hui, elle continue, sans médicaments ni psychiatre, à tenter de reprendre pied. "Qui aurait cru qu'une telle personne douterait d'elle-même, un jour, comme une enfant ?", dit-elle. Elle a beau avoir réussi à identifier certains aspects de son "échec", d'autres la terrorisent. "Ne dites pas que je suis toute seule", souffle-t-elle, avant d'éclater en sanglots.
Cet après-midi-là, assise dans le coin du salon d'un grand hôtel de Casablanca, les mauvaises nouvelles de Meknès ne lui sont pas encore parvenues. Un journal arabophone, puis l'hebdomadaire francophone Tel Quel, dans son édition du 11 mars, révéleront que cinq enseignantes, les cinq seules enseignantes non voilées de l'Ecole supérieure des arts et métiers de l'université de l'ancienne cité impériale, ont reçu dans leur boîte aux lettres du campus, une missive anonyme. Celle-ci s'inspirait d'un site Web fondamentaliste et les enjoignait, au nom de l'islam, de porter le voile. "C'est la première fois que de telles choses arrivent au Maroc", s'inquiète le rédacteur en chef de Tel Quel, Driss Ksikes. Ou, plus vraisemblablement, qu'elles sont dénoncées au grand jour.
Dans les universités comme dans les quartiers populaires, l'islamisme, lentement, s'est forgé ses fiefs. Et il devrait bientôt en cueillir les fruits politiques : personne ne semble douter de la victoire des islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) à l'issue des prochaines élections législatives, en 2007. L'affaire de Meknès ou la dépression d'une Soukaina ne sont que les menus syndromes de ce vaste mouvement de bascule. Les femmes ne sont pas seules visées. Les hommes aussi sont, parfois, la cible des malveillances. Comme cet enseignant d'El-Jedida, près de Casablanca, victime d'une campagne de rumeurs, graffitis à la clé, le qualifiant d'"athée" et d'"impie", du fait, probablement, de ses activités culturelles jugées non conformes au dogme coranique. "Il souffre beaucoup, confie un de ses proches. Ses élèves sont devenus méfiants, ils ne le respectent plus comme avant." Ailleurs, à l'université, certains groupes d'enseignants rejettent ouvertement, toujours au nom de l'islam, la théorie de Darwin sur l'évolution des espèces ou le mythe platonicien de l'androgynie, sur la différence des sexes.
Au début des années 1990, sur le campus de la faculté de médecine de Casablanca, les étudiants islamistes ont tenté le coup de force. "Ils voulaient que les cours s'arrêtent pour la prière de l'après-midi. Mais on a mis le holà. L'université est un lieu du savoir, il y en a d'autres pour la pratique spirituelle", rappelle le professeur Nouzha Guessous Idrissi, membre fondateur de l'Organisation marocaine des droits de l'homme (OMDH), qui a participé, au début des années 2000, à la commission royale consultative pour la révision de la Mudawana (le code de la famille
Dans le collège de Soukaina, fréquenté par les gosses des quartiers populaires et ceux des bidonvilles, personne n'a "mis le holà" aux surenchères bigotes. Logique, personne n'y a vu que du feu. Les esprits, comme les vêtements, ont changé peu à peu, presque insensiblement, sans débat, sans meeting et sans heurt. Les photos de classe, que Soukaina a apportées avec elle, sont le souvenir d'un autre siècle : "Voyez celle-ci, elle date de 1992 : ce sont les enseignants du collège, hommes et femmes, qui posent ensemble. Aujourd'hui, ce ne serait plus possible.". Il y a quelques années, quand elle a voulu faire travailler ses élèves sur le célèbre dessin animé des Pokémons, les adolescents ont refusé, au prétexte que "c'était d'origine juive". L'enseignante a dû menacer la classe de sanctions pour que celle-ci s'exécute.
"Ce qui lui arrive est une histoire banale, même si ça ne finit pas toujours par une dépression", compatit Fadma Aït Mous, 33 ans, doctorante en sciences politiques, que la "montée des intolérances, dans les deux sens", indigne. "Pour moi, c'est surtout une histoire absurde", rétorque l'une de ses amies, Aïcha Belhabib, 41 ans, elle aussi doctorante en sciences politiques. "Cette femme n'est menacée par personne. Peut-être est-elle hésitante sur le bien-fondé du voile, et c'est ce qui la rend malheureuse ?", interroge cette proche du PJD, elle-même voilée. "Certains musulmans se comportent de manière extrémiste, en accusant l'autre d'être incroyant, par exemple. C'est sans doute ce qui lui est arrivé", avance une troisième doctorante, Meriem Yafout, 36 ans, responsable de la section féminine de l'association islamiste Al Adl Wal Ihssane, fondée par le célèbre cheikh Yassine.
Elle aussi porte le hidjab. "C'est un pas important dans notre cheminement vers Dieu", explique-t-elle. Proche collaboratrice de Nadia Yassine, fille du vieux cheikh et figure médiatique de l'islamisme marocain, Meriem Yafout dit avoir elle-même subi "la discrimination et l'intolérance" parce qu'elle porte le voile. Elle qui souhaitait devenir journaliste s'est heurtée au rejet de la patronne d'un magazine, qui, assure-t-elle, jugeait "impossible de recruter une femme voilée".
Le Maroc est pourtant "un pays musulman : c'est écrit dans sa Constitution. Discriminer les femmes voilées est donc contradictoire avec les principes énoncés", sourit l'universitaire au hidjab. "Plus que la montée des intolérances, c'est la montée des paradoxes qui me frappe", commente le professeur Guessous Idrissi, qui se rappelle avoir vu arriver sur le campus de la faculté de médecine "de plus en plus de filles voilées, mais aussi, dans le même temps, un grand nombre de filles en minijupes ou hypermaquillées. Toutes cohabitent, insiste-t-elle, sans tensions ni violences". Précieuse diversité ! Soukaina, la sans-voile, en est privée. "Mes rêves se sont évaporés, reconnaît-elle. L'islamisme aux commandes n'est qu'une question de temps."
Catherine Simon
Source : Le Monde