Depuis quelques semaines, les esprits s'échauffent sous l'imposante coupole du Parlement. De “respectables” députés et ministres se donnent la réplique, énergiquement, parfois même vulgairement. Que se cache-t-il derrière les prises de bec soudaines de nos élus ?
On le croyait de marbre. Il a fini par craquer. Ce mercredi 23 mai au parlement, Saâd El Alami est sorti de ses gonds. Il s'est agité, il a crié et attaqué frontalement les députés islamistes qui lui posaient la même question… pour la cinquième fois : pourquoi le gouvernement
ignore-t-il les questions écrites du PJD, au nombre de 6000 cette année ?
Trop, c'est trop. Le ministre a tout bonnement refusé de répondre cette fois. Pire, il a menacé de “tout déballer”, de démasquer “la supercherie de l'efficacité islamiste au Parlement”. Puis quand le ton est monté, le ministre, habituellement réservé (presque effacé), a sorti de son casier une pile de documents (les questions du groupe PJD) qu'il a énergiquement agités devant des députés islamistes, ébahis par la verve soudaine du doux ministre istiqlalien. Au beau milieu de l'hémicycle, Saâd El Alami s'est enfin lâché : “C'est cela que vous appelez service public ? C'est donc cela les grandes affaires du pays. Est-ce que les déviances sexuelles font partie des débats publics, est-ce que les agréments individuels de transport font partie des débats publics ? Arrêtez de défendre des intérêts personnels sous couvert de service public, arrêtez de berner les Marocains… et disons leur enfin vos quatre vérités”. Malgré les rappels à l'ordre répétés du président de séance, les échanges houleux entre le ministre istiqlalien et les députés islamistes ont repris de plus belle. “Menteur, tu n'es qu'un menteur”, lui ont répondu, à l'unisson, les députés islamistes. A ce moment, le président lève la séance et les retransmissions télé et radio ont été brutalement interrompues.
Accrochages à répétitions
Incident exceptionnel ? Pas vraiment. Depuis le début de la session de printemps, les débats sont de plus en plus énergiques dans les deux chambres. Adil Douiri, le ministre BCBG du tourisme, en a fait les frais à deux reprises. La première fois, il a été directement attaqué par un député fassi de la Mouvance populaire qui l'accusait pêle-mêle, de favoriser un bureau d'études appartenant à un membre de sa famille, de marginaliser les hôteliers de la ville de Fès et d'avoir invité le maire istiqlalien de la ville aux assises du tourisme qui se sont tenues à Tanger. Sentant le règlement de compte personnel, Adil Douiri n'a même pas eu le temps de répondre que des membres du groupe istiqlalien ont “volé à son secours”. De l'autre bout de l'hémicycle, ces derniers ont accusé le député MP, également hôtelier, “d'encourager les hôtels de passe”. Rien que ça. La suite, elle, a largement été reprise par la presse quotidienne. Après l'interruption de la retransmission télé, les députés en sont presque arrivés aux mains. “Sors dehors si t'es un homme”, “Attends qu'on soit à Fès, et tu recevras ta correction”… se sont dit (entre autres) nos respectables parlementaires. Deux semaines plus tard, un autre député attaque Adil Douiri sur la même question. Cette fois, le jeune ministre ne peut s'empêcher de lui donner la réplique. A la fassie. “Je suis un homme respectable. Je suis issu d'une grande et honorable famille, elle est au-dessus de tout soupçon. Mon père est un grand homme de ce pays, il lui a tant donné…”.
L'effet télé
Comment expliquer cette subite fièvre parlementaire ? “Les partis voient tous approcher 2007. La fréquence des disputes s'est donc accélérée. C'est la course à la prise de parole, à l'apparition télé”, affirme d'emblée un journaliste accrédité au Parlement. “Ce sont souvent aussi des sensibilités personnelles ou partisanes qui sont à l'origine de ce genre d'incident, poursuit-il. Saâd El Alami, avant de perdre son sang froid, a par exemple fait l'objet d'une violente campagne de dénigrement sur Attajdid. Quant à Adil Douiri, il a fait les frais d'une vieille rancœur entre l'hôtelier fassi et le maire istiqlalien de la ville de Fès. Quoi de mieux qu'une retransmission télévisée en direct pour attaquer un ministre de Sa Majesté et gagner en popularité dans son patelin”.
De l'avis de plusieurs parlementaires et responsables gouvernementaux, la télévision a perverti l'action parlementaire. Dans les couloirs de l'imposante bâtisse du boulevard Mohammed V à Rabat, on raconte, sur le ton de la boutade, que “les parlementaires qui ont des questions à poser sont facilement reconnaissables à leur cravate et col de chemise parfaitement repassés”. Pire, quand la retransmission télé s'arrête à 18 heures, il arrive souvent que des députés demandent le report de leur question à la semaine suivante. “Le plus désolant, c'est que les députés, lorsqu'ils ne s'insultent pas, adoptent une espèce de langage formaté et insipide devant les caméras”, déplore un député ittihadi.
Que cachent les amabilités ?
Face aux caméras, tous les titres (ministre, élu, président) sont systématiquement suivis du mot “respectable” (mouhtaram). Dans le lot, le parlementaire doit distinguer les femmes des hommes et compter le nombre de femmes présentes dans la salle. Un véritable casse-tête auquel s'adonnent avec joie ministres et députés. “Rien ne les y oblige pourtant, affirme ce cadre à la Première chambre. C'est une mauvaise habitude qui perpétue la langue de bois à la télé”. D'ailleurs, l'ambiance des travaux en commission (interdits au grand public et aux journalistes) est, paraît-il, beaucoup plus studieuse. “Les députés interpellent le ministre directement, souvent en dialecte et dans l'optique de déboucher sur des décisions concrètes”, affirme un député de l'opposition qui se rappelle des années “glorieuses” du Parlement “off the record”, lorsque Hassan II était le seul à disposer d'une liaison câblée pour la retransmission des séances de la Chambre des députés. “Lors de la discussion de la loi de finances par exemple, il était impossible de trouver un siège libre. Aujourd'hui, la loi est votée par 11 députés en commission”, affirme-t-il.
Que faut-il faire, dans ce cas, pour améliorer le rendement de nos parlementaires ? Supprimer la retransmission télé alors qu'une chaîne parlementaire est en gestation ? “Non, il faut créer un cumul, affirme un parlementaire. Il faut repenser les séances plénières, de manière à offrir au téléspectateur un débat profond et sérieux”. Exemple, parmi d'autres, de réformes possibles proposées par certains parlementaires : que les débats soient thématiques au lieu de rester sectoriels. Décodez : au lieu de programmer 60 questions concernant 6 départements ministériels différents, dresser un ordre du jour de deux ou trois thèmes (libertés publiques, impôts, éducation, etc.) et inviter tous les départements impliqués pour en débattre. A bon entendeur…
Driss Bennani
Source : TelQuel