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Maroc-Algérie : Washington prend les choses en mains

Libération des derniers prisonniers de guerre marocains détenus par le Polisario, tournée régionale de l’envoyé spécial de George W. Bush: l’Amérique met tout son poids dans la balance pour résoudre le conflit du Sahara. Et réconcilier Rabat et Alger.

Il était environ 19 h 30, ce jeudi 18 août 2005, lorsque l'avion gros-porteur en provenance de Tindouf (Algérie), affrété par les autorités américaines, s'est posé sur le tarmac de l'aéroport El-Massira, à Agadir. À son bord, les 404 derniers militaires marocains détenus par les indépendantistes sahraouis du Front Polisario. Avec leur libération, résultat d'efforts diplomatiques discrets mais intenses déployés ces dernières semaines par les États-Unis, se referme l'un des chapitres les plus douloureux de l'interminable conflit du Sahara occidental. Ces soldats, considérés comme les plus anciens prisonniers de guerre du monde, étaient détenus, pour certains depuis plus de vingt ans, au mépris du droit international humanitaire, aux confins de l'Algérie, dans les camps de Tindouf et de Rabouni. Le parlementaire républicain Richard Lugar, président de la Commission des affaires étrangères du Sénat américain, et envoyé spécial de George W. Bush pour le Maghreb, a joué un rôle capital dans leur élargissement, qu'il a supervisé de bout en bout, et qui illustre l'implication grandissante de Washington dans la région.

Environ 2 200 soldats marocains ont été faits prisonniers par le Front Polisario, armé et soutenu par l'Algérie, entre février 1976 et septembre 1991. La conclusion, à cette date, d'un cessez-le-feu, après l'acceptation par les belligérants d'un plan de règlement des Nations unies, aurait normalement dû entraîner une libération immédiate et inconditionnelle des prisonniers, et ce des deux côtés. Mais pour faire pression sur le Maroc et obliger le royaume à entamer des négociations directes, les indépendantistes sahraouis ont choisi d'utiliser leurs captifs comme monnaie d'échange, en liant leur sort à la tenue du référendum d'autodétermination qui devait être organisé sous l'égide de l'ONU.

Après avoir prolongé de plus de huit ans le calvaire de ces malheureux soldats, délabrés psychologiquement et physiquement, tant par la durée de leur détention que par les brimades, humiliations et mauvais traitements qui ont longtemps constitué leur lot quotidien, le Polisario, comprenant que le Maroc ne céderait pas à ce « chantage ignoble », a fini par se résoudre à libérer, par tranches de 100 à 200, les plus anciens de ces prisonniers, à partir de 1999 et ce jusqu'en 2004. La technique dite du « saucissonnage des libérations », cruelle pour ceux qui partent en laissant derrière eux leurs camarades et plus encore pour ceux qui les voient partir sans savoir à quel moment ils pourront eux-mêmes recouvrer la liberté, obéissait cependant à des arrière-pensées politiques bien précises. Et ne se faisait jamais sans contrepartie, financières, diplomatiques, ou même médiatiques. L'importance du lot de prisonniers libérés était fonction de la qualité des médiateurs, de leur influence ou de leurs moyens financiers. Tour à tour, des pays comme l'Espagne, l'Allemagne, la Libye ou encore le Qatar réussissaient à faire sortir quelques centaines de vieux soldats. Et le Polisario, à faire baisser, un peu, la pression internationale.

En avril 2003, la Fondation France Libertés, présidée par Danielle Mitterrand, la veuve de l'ancien président de la République française, qu'on savait entièrement acquise à la cause de l'autodétermination du peuple sahraoui, publiait un rapport accablant sur les camps de prisonniers de Tindouf et Rabouni, et décidait de suspendre son aide au Polisario. L'existence même des camps devenait contre-productive et commençait à desservir franchement la lutte sahraouie. Parallèlement, avec l'avènement de Mohammed VI et les premiers témoignages des rescapés des camps, l'opinion marocaine, longtemps restée dans une relative ignorance, s'est faite plus revendicative. Comprenant enfin tout l'intérêt qu'elles pourraient avoir à exploiter politiquement l'affaire, les autorités du royaume se résolurent, à partir de la fin de 2004, à communiquer sur le scandale et à mobiliser la population en surfant sur le sentiment patriotique. Une série de manifestations furent organisées, avec leur aval, entre mars et juillet 2005, aussi bien à Rabat que dans plusieurs capitales européennes (Paris, Berlin, Rome, Madrid), ainsi qu'à Washington, devant les ambassades d'Algérie, pour exiger la libération immédiate des 404 derniers « séquestrés de Tindouf ». Dans le même temps, le royaume multiplia les actions de lobbying afin de sensibiliser les décideurs américains au problème des prisonniers de guerre.

La visite d'une délégation d'anciens détenus marocains, conduite par le capitaine Ali Najab, organisée à Washington en mai 2005 à l'initiative du CPMA (Centre politique marocain-américain), a sans doute permis de débloquer la situation. Interpellé par leur témoignage, le sénateur républicain John McCain, aviateur, vétéran de la guerre du Vietnam, et lui-même ancien prisonnier de guerre, promit d'user de son entregent auprès de l'administration Bush et du Congrès pour mettre la pression sur l'Algérie et le Polisario. Sentant le vent tourner, les responsables algériens, soucieux de ne pas compromettre leurs excellentes relations avec les États-Unis pour une cause difficilement défendable, ont-ils incité Mohamed Abdelaziz, le dirigeant du Front Polisario, à faire volte-face ? Toujours est-il que, prenant tout le monde de court, celui-ci annonçait, le 13 juillet, dans une interview accordée à la fois au journal français Le Monde et au quotidien espagnol El País, la libération imminente des derniers prisonniers marocains. Les Américains, voyant là l'occasion inespérée de provoquer un rapprochement entre Rabat et Alger, en froid depuis avril, se sont engouffrés dans la brèche. Et ont dépêché un émissaire de poids en la personne de Richard Lugar à Alger, pour une entrevue avec le président Abdelaziz Bouteflika, et à Tétouan, à la résidence d'été du roi, pour y rencontrer Mohammed VI. Rien n'a filtré de ces entretiens, hormis le fait que les sujets des relations bilatérales, du Sahara occidental et de la lutte contre le terrorisme ont été abordés. Lugar s'est rendu ensuite, les 19 et 20 août, en Libye, dernière étape de sa tournée, où il s'est entretenu avec Mouammar Kaddafi pour évoquer une normalisation définitive et l'établissement de relations diplomatiques avec ce pays, après vingt-quatre ans d'interruption.

Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis considèrent le Maghreb comme une région stratégique et y redoublent d'activité. Ils rêvent d'y imposer une Pax americana. Alliés de longue date du Maroc, ils ont entrepris, ces dernières années, un spectaculaire rapprochement avec l'Algérie. Très présents économiquement dans le secteur des hydrocarbures, ils considèrent le pays de Bouteflika comme un État pivot dans la guerre contre le terrorisme et ont intensifié leur coopération militaire avec l'armée algérienne, allant jusqu'à organiser toute une série de manoeuvres conjointes dans le cadre de l'Otan et multiplier les livraisons de matériel sensible, au grand dam des Marocains, qui ont un temps redouté de faire les frais du nouveau tropisme algérien de Washington. Les Américains souhaitent que les frères ennemis du Maghreb arrivent à dépasser le contentieux historique qui les oppose à propos du Sahara, car il menace la stabilité de la région, nuit à la coordination des actions de lutte antiterroriste et compromet la perspective d'une zone de libre-échange à l'échelle maghrébine, qu'ils ne cessent d'appeler de leurs voeux depuis l'initiative Eizenstadt, du nom de sous-secrétaire d'État de l'administration Clinton, Stuart Eizenstadt, qui s'était, le premier, prononcé en faveur de la création d'un grand marché maghrébin ouvert aux produits US. C'était en 1996... La volonté de remodelage du Grand Moyen-Orient, ce vaste ensemble géopolitique qui s'étend des rives de l'Atlantique aux confins orientaux du Pakistan, explique aussi l'intérêt de l'administration Bush pour le Maghreb. Cette zone, relativement à l'écart des turbulences du conflit israélo-arabe, peut servir de champ d'expérimentation pacifique aux réformes politiques et économiques que les Américains souhaitent promouvoir dans le monde arabo-musulman. Et, partant, leur permettre de redorer un blason passablement terni dans la région, après les invasions de l'Irak et de l'Afghanistan, et de damer définitivement le pion aux Européens au sud de la Méditerranée.

Ont-ils une chance de réussir ? Une chose est sûre, les États-Unis se considèrent de plus en plus comme les dépositaires « naturels » de la stabilité au Maghreb. À l'évidence, leur voix porte beaucoup plus que celle des dirigeants européens, il est vrai assez timorés et englués dans leurs divisions internes. On se souvient, à ce propos, que c'était l'intervention du secrétaire d'État de l'époque, Colin Powell, pendant l'été 2002, qui avait permis de faire retomber la tension entre le Maroc et l'Espagne de José María Aznar, après la réoccupation, par des militaires marocains, de l'îlot méditerranéen contesté de Persil/Leila. Dans l'affaire du Sahara occidental, les Américains ne détiennent pas de recette miracle. Ils ont voulu profiter de l'ouverture qui se profilait du côté d'Alger et de Tindouf, avec la libération des derniers prisonniers de guerre marocains, pour pousser les protagonistes à reprendre langue. En insistant sur la nécessité de négociations directes « pour un règlement du contentieux dans le cadre de l'ONU », Richard Lugar a trouvé une formulation de nature à ne braquer aucune des deux parties, qui se sont, chacune, félicitées de sa médiation. Mohamed Abdelaziz a même souhaité « une meilleure implication du président Bush dans le règlement du conflit du Sahara ». Lugar ne s'est du reste pas privé d'esquisser quelques pistes lors d'un entretien accordé, le 19 août, à la chaîne de télévision arabe Abu Dhabi TV, pour apurer le contentieux algéro-marocain en souhaitant « la réouverture des postes frontières, un échange de visites de hauts représentants des gouvernements des deux pays et la reprise des relations commerciales ». Alger a saisi la balle au bond et annoncé la nomination d'un nouvel ambassadeur au Maroc, en la personne de Larbi Belkheir, l'ancien tout-puissant directeur de cabinet du président Bouteflika. Un geste fort et symbolique, que Rabat s'est empressé d'accepter et qui peut en laisser présager d'autres. Le Maroc, lui, venait d'annoncer la nomination, en la personne d'Abdallah Belkziz, spécialiste des affaires maghrébines, et jusqu'alors en poste à Tunis, d'un nouvel ambassadeur à Alger. Après avoir soufflé le chaud et le froid, peut-être pour des raisons de politique intérieure - ménager la sensibilité nationaliste de l'armée, toujours très vivace -, l'Algérie paraît décidée à reprendre l'initiative diplomatique. Personne ne s'en plaindra. On parle déjà d'un sommet Bouteflika-Mohammed VI, en septembre, à New York, en marge de l'Assemblée générale annuelle des Nations unies. Si la prudence reste évidemment de mise, tant les protagonistes nous ont habitués au régime de la douche écossaise, il semble toutefois qu'il se passe quelque chose entre les deux capitales. Et, quoi qu'il advienne, les Américains auront frappé les esprits et marqué des points, et s'imposent, de plus en plus, comme un acteur obligé de la politique maghrébine.

SAMY GHORBAL
Source : Jeune Afrique

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