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L'affaire Nadia Yassine

Pour avoir déclaré qu’elle préfère la république à la monarchie, la fille du chef islamiste est poursuivie par la justice. Il n’est pas sûr que sa nouvelle sortie contribue à sortir le parti du vieux cheikh de la mauvaise passe qu’il traverse actuellement.

Au Maroc, la liberté de la presse est une réalité. Chacun peut s'en rendre compte en s'arrêtant au premier kiosque à Rabat ou à Marrakech. Les journaux qui foisonnent en arabe et en français publient tout et n'importe quoi. Les fameuses « lignes rouges » - qui touchent la monarchie, l'islam ou le Sahara - sont franchies allègrement. Les titres étrangers bénéficient eux aussi de ce qui est devenu sous Mohammed VI, davantage qu'une tolérance ou un moindre mal, une politique voulue, réfléchie, constante.

Or, curieusement, c'est encore sur la liberté d'expression que le Maroc risque d'être montré du doigt, suscitant à l'extérieur blâme et incompréhension. En perspective un fâcheux déphasage entre le royaume et l'opinion internationale : ce qui paraît ici légitime - sinon indispensable - ne passe tout simplement pas ailleurs. Il s'agit, bien entendu, de l'affaire Nadia Yassine. On connaît les faits : la fille du cheikh Abdessalam Yassine, le chef d'Al Adl wal Ihsane, le mouvement islamiste toléré, a donné une longue interview à un nouvel hebdomadaire, Al Ousbouiya Al Jadida, qui a défrayé la chronique. Elle a déclaré qu'elle préférait la république à la monarchie, que celle-ci ne convenait pas aux Marocains, et que, de toute façon, ses jours sont comptés.

Jugements à l'emporte-pièce, opinions qui valent ce qu'elles valent ? Sans doute. Seulement voilà, les sorties de l'égérie islamiste ont fait scandale au Maroc. Des intellectuels, des militants des droits de l'homme ont éprouvé le besoin d'exprimer fortement leur réprobation. La jeune femme a été poursuivie pour « atteinte à la monarchie ». Elle risque entre trois et cinq ans de prison. Son procès, ouvert le 28 juin, a été aussitôt reporté. Essayons de comprendre.

Il y a eu un phénomène Nadia Yassine. À 41 ans, elle est d'abord la fille de son père et n'occupe aucune place dans la hiérarchie théologique ou politique d'Al Adl wal Ihsane. Ce sont les médias, en France et ailleurs, qui en ont fait un porte-parole de ce parti. Il faut dire que le « vrai » porte-parole, qui s'appelle Fathallah Arsalane, n'a pas du tout ses qualités télégéniques. Nadia, elle, a tout pour plaire. Bien de sa personne, disponible, elle ne mâche pas ses mots. Surtout, elle possède une vertu irremplaçable : la surprise. Avec elle, les télévisions tiennent à coup sûr leur événement. Ce n'est pas un hasard si ses performances coïncident avec la montée du FIS (Front islamique du salut) en Algérie. Les figures du parti islamiste algérien font la une : Abbassi Madani, Ali Benhadj et les autres. On cherche leurs frères au Maroc, tout aussi barbus que redoutables, et l'on tombe sur une charmante soeur qui a fréquenté le lycée Descartes de Rabat, se dit volontiers féministe et pourrait être une beurette. De plus, elle sait y faire. À une consoeur qui lui demande si le tchador n'est pas une insulte à sa féminité, elle réplique : « Mais qui te dit que je ne suis pas nue sous ma djellaba ! » Bref, la première vertu de Nadia Yassine, c'est qu'elle n'est pas la femme à barbe.

On ne peut donc dénier à Nadia Yassine un réel talent en matière de communication. Elle vient de faire l'actualité marocaine et a des chances d'y rester quelque temps. C'est vrai qu'elle proteste de son innocence et soutient que les propos qui ont fait scandale, elle n'a cessé de les répéter depuis des années. Peut-être. On constate en tout cas que plusieurs éléments sont diaboliquement conjugués pour susciter une affaire politique autour de Nadia Yassine. Ce qui n'est pas pour lui déplaire.

C'est au lendemain d'un séjour aux États-Unis qu'elle donne son interview. Elle était invitée par l'université de Berkeley, mais parce que l'administration Bush se propose de façonner le « Grand Moyen-Orient » et manifeste aujourd'hui une certaine attention aux islamistes, le séjour américain de Nadia Yassine a été chargé d'une signification qu'il n'a certainement pas. Le soutien apporté par le prince Moulay Hicham, fût-il ambigu (il défend sa liberté d'expression, mais ne partage pas son opinion sur la monarchie), a jeté le trouble dans les esprits. « L'homme qui voulait être roi » (voir J.A.I. n° 2141 du 22 janvier 2002) est à l'affût de tout ce qui permet d'enquiquiner son cousin et de se donner à lui-même un semblant d'existence politique. Nadia Yassine a bénéficié, en outre, d'un relais précieux auprès du Journal hebdomadaire qui a accordé à l'affaire toute l'amplification voulue avec des répercussions retentissantes à l'extérieur, notamment en France.

Mais le charme de la fille du cheikh, son savoir-faire ne devraient pas dissimuler l'essentiel, sur lequel elle-même ne s'attarde guère, et curieusement on ne l'interroge pas davantage. Car enfin, ce qu'elle dit sur la monarchie, la république et le reste s'inspire du parti de son père Al Adl wal Ihsane. Les changements qu'elle préconise, à condition qu'ils voient le jour, c'est ce mouvement qui serait en priorité appelé à les réaliser. Il convient donc, en bonne logique, de rappeler les origines de ce mouvement, son évolution et ses rêves - dans tous les sens du mot, toutes choses que les Marocains connaissent plus ou moins et qui sont apparemment ignorés à l'extérieur.

Al Adl wal Ihsane (Justice et Bienfaisance, ou plus exactement Spiritualité) n'est pas un mouvement comme les autres. Il se veut un mélange d'islamisme radical et de soufisme très personnel. Il doit beaucoup en effet à la personnalité de son fondateur cheikh Abdessalam Yassine, un ancien instituteur qui a fréquenté la puissante confrérie Bouchichiya. Son premier livre, publié à la fin des années 1970, intitulé Demain, l'Islam, se présente comme une lecture musulmane de... Mao. Le rêve occupe une place centrale dans l'inspiration - et l'action - du cheikh. Il ne s'agit pas de ces rêves qui hantent les nuits de tout dormeur et qui intéressent Freud, mais de visions ayant un label déposé, obligé : l'apparition du Prophète Mohammed qui s'adresse au cheikh.

La double nature d'Al Adl wal Ihsane - à la fois politique et mystique - se reflète dans ses structures et ses organes de direction. Il est dirigé par un Conseil consultatif (Majliss choura) qui comprend une dizaine de membres. Leur désignation est laissée à la discrétion absolue du cheikh, puisqu'on ne peut même pas s'y porter candidat. Une seconde instance parallèle se prononce sur les « questions d'orientation mystique ». On ne connaît pas le nombre de ses membres, qui sont très mystérieusement sélectionnés par le cheikh selon leurs « prédispositions mystiques ». Cet organe s'appelle tout simplement le Conseil divin (Majliss rabbani). On retrouve la même disparité à un échelon inférieur avec des cellules confrériques qui constituent Al-Ousra (la famille) et des cercles politiques. C'est au sein des cellules par exemple que les « visions » (rou'ya) des membres, qui sont autant de grâces célestes, sont collationnées avant d'être diffusées. Il revient au Conseil divin de les interpréter et de préciser leur portée. De leur côté, les cercles ont connu un développement substantiel ces derniers temps, en s'ouvrant aux cadres désireux de s'adonner à l'action politique, sous le régime en place ou un autre à venir. Les uns et les autres, disons les rêveurs et les réalistes, s'inscrivent dans deux logiques différentes qui menacent d'écarteler le parti du cheikh.

En vérité, on a affaire à deux Al Adl wal Ihsane. Plus que des courants ou des tendances, ce sont deux mondes qui coexistent au sein de cette formation. Grâce à son charisme, son autorité morale, le cheikh Yassine en assure la cohésion. Mais jusqu'à quand ? Il a plus de 75 ans, et seul Dieu est éternel. Il est donc probable que le mouvement, après lui, ne puisse pas faire l'économie de dissensions périlleuses.

Nadia Yassine est elle-même partagée entre les deux mondes. Fille de son père, elle est prédisposée, prédestinée à trouver sa place dans le premier monde, celui des mystiques. De par son ambition, son goût pour la communication, elle se range du côté de ceux qui ont hâte d'entrer en politique et de prendre leur place au soleil. Son mari, Abdellah Chibani, siège au sein de l'instance politique, Majliss Choura. Quoi qu'il en soit, sa sortie sur la monarchie ressemble à une fuite en avant. On s'est beaucoup intéressé aux réactions que ses déclarations ont suscitées dans l'opinion marocaine en général, mais celles, spécifiques, de la nébuleuse islamiste sont encore plus instructives. Fathallah Arsalane, le vrai porte-parole d'Al Adl, l'a soutenue, mais du bout des lèvres. Le PJD (Parti de la justice et du développement), le rival d'Al Adl et qui a 54 députés à la Chambre des représentants, a condamné son « erreur ». Plus sévères, les quatre leaders salafistes qui ont été lourdement condamnés après les attentats du 16 mai 2003 l'ont désavouée en l'accusant de provoquer la discorde (fitna) parmi les croyants.

Grâce à Nadia Yassine et à son affaire, on parle beaucoup d'Al Adl wal Ihsane. Mais il n'est pas certain que ce passage de l'ombre à la lumière, cette surexposition, lui soit d'un grand profit. Les changements intervenus dans le paysage islamiste marocain ne le servent guère et réduisent son champ d'influence. L'agitation de Nadia Yassine ne fait pas oublier que, sur la question de la femme, le parti avait essuyé une sévère défaite. Au départ, Al Adl avait estimé qu'il s'agissait d'un piège du pouvoir et s'était tenu à l'écart du débat. Ensuite, le PJD ayant décrété la mobilisation générale, les partisans du cheikh ont dû participer à la grandiose manifestation organisée par leurs rivaux le 12 mars 2000 à Casablanca. Enfin, Al Adl semblait totalement dépassé par les événements lorsque, à l'initiative du roi, Commandeur des croyants, la Moudawana, réformant en profondeur le statut des femmes, fut adoptée. Fin 2004, il a essayé de reprendre la main en appelant à une manifestation sur l'Irak et la Palestine, mais s'agissant de causes hautement consensuelles, il pouvait difficilement revendiquer pour lui seul le succès, au demeurant relatif, de la manifestation.

En vérité, Al Adl wal Ihsane traverse une bien mauvaise passe. De quelque côté qu'il se tourne, il rencontre des obstacles qui sont autant de rivaux. Car, au Maroc, le champ islamiste n'est plus en jachère et souffre même de surexploitation. Pour commencer, le PJD reconnu, légaliste, a sans doute fait le bon choix et fait en tout cas de bonnes affaires : talonnant au Parlement l'Istiqlal et l'USFP (Union socialiste des forces populaires), il a des chances d'emporter les élections de 2007. La voie légaliste, réaliste, est ainsi déjà encombrée. À l'autre bout, la voie du radicalisme est totalement interdite depuis les attentats kamikazes. Ce serait folie de s'y aventurer. Du côté de l'islamisme de gauche, un nouvel obstacle a surgi récemment avec la reconnaissance d'Al Badil al Hadhari. Enfin, Abdessalam Yassine ne peut même pas se replier sur la Bouchichiya, sa confrérie d'origine, puisque celle-ci est en droit de revendiquer une certaine proximité avec le pouvoir depuis que l'un des siens, Ahmed Toufiq, dirige le ministère des Affaires religieuses.

Coincé de tous côtés, il n'est plus étonnant que le cheikh ait trouvé le salut dans la fuite en avant, ou plutôt la fuite en l'air, dans le ciel et le rêve messianique. Et il a été comblé : au cours d'une vision, le Prophète lui a annoncé une grande nouvelle. On ne sait pas s'il l'a consignée par écrit, comme le font ses fidèles, mais il a sans doute confié sa vision au Conseil divin. C'est, depuis, l'« événement » dont tout le monde parle au sein d'Al Adl. Et pour cause : le Maroc va connaître un grand chambardement en 2006 ; il sera envahi et occupé par... l'armée espagnole ; la monarchie ne résistera pas au choc et ce sera le soulèvement populaire (waqfa) dirigé par le cheikh et les siens qui sauvera le royaume...

On peut en sourire et n'y voir qu'un remake amplifié du mélodrame qui a opposé en 2002 le Maroc et l'Espagne à propos de l'îlot Persil. On ne peut ignorer le phénomène, aussi étrange soit-il, ne serait-ce que parce que les rêves réputés prémonitoires du père inspirent largement les imprécations de la fille. Voilà en tout cas sur quoi on aimerait l'interroger. Plus que sur la république, on aimerait connaître son opinion sur les visions, sur leur place dans l'actualité immédiate et lointaine, sur leur rôle dans l'avènement du califat cher au cheikh...

Les bonnes questions ne manquent pas, mais il n'est pas certain que le prétoire soit le meilleur cadre pour en débattre. On perçoit là-dessus à Rabat une hésitation prometteuse. La jeune femme s'est présentée devant le tribunal avec un bâillon sur la bouche, accompagnée de quelque 300 militants qui lui ont manifesté leur solidarité. À peine ouvert, le procès a été reporté. Mais, ce jour-là, la fille du cheikh n'était pas la seule à faire l'événement. Le soir, en regardant le journal télévisé, les Marocains n'en croyaient pas leurs yeux : le procès qui n'a pas eu lieu était largement couvert. On voyait tout : la militante islamiste avec son bâillon symbolique et la foule des manifestants. On entendit encore des opinions contrastées : les pour et les contre... À croire que, du côté du Palais, on s'est avisé, après une crispation passagère, qu'il existait un meilleur traitement que la répression et la censure, même pour les questions mettant en cause les « valeurs sacrées ».

HAMID BARRADA
Source: L'Intelligent

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