Menu

Droits de l'Homme : Catharsis marocaine

Le Maroc vit un bouleversement profond. Les 21 et 22 décembre à Rabat, douze victimes des graves violations des droits de l'homme perpétrées dans le pays au cours du dernier quart de siècle, depuis l'indépendance en 1956 jusqu'en 1999, ont raconté, en public et en direct à la radio et la télévision nationales, leur histoire et leurs souffrances.

Les Marocains n'en croient pas leurs yeux ni leurs oreilles. Organisée par l'Instance Équité et Réconciliation (IER), qui, depuis près d'un an, enquête sur les crimes du passé, cette expérience (qui se poursuivra durant trois mois avec les témoignages de deux cents victimes) est la première du genre au Maroc, mais également dans le monde arabe.

Dans chaque récit, il y a d'abord l'horreur. La torture, les humiliations, les insultes, les sévices sexuels. El-Ghali Bara, Sahraoui détenu quinze ans durant dans les centres secrets d'Agdz et de Kelaat M'Gouna, raconte que, parmi les prisonniers, il y avait un bébé de 46 jours, mort au bagne. Maria Ezzaouini, arrêtée en 1977 pour avoir participé aux manifestations estudiantines de la gauche marxiste, dit les souffrances des femmes détenues, le dénigrement de leur féminité (elles se voyaient attribuer des noms d'hommes) et les menaces continues de viols. Abdellah Aagaou, condamné à la suite du coup d'État militaire avorté d'août 1972 et enfermé dix-huit ans dans le mouroir de Tazmamart, décrit l'inimaginable, l'enfer sur terre.

Des questions affleurent, d'autres détonnent. Des témoins se plaignent d'être, aujourd'hui encore, victimes de discriminations. L'État est accusé d'avoir riposté de façon disproportionnée, d'avoir persécuté non seulement des individus, mais également leurs familles et leurs amis. Fatima Aït-Ettajr, mère d'un détenu, raconte la souffrance et le désespoir des femmes, mères, soeurs et épouses des victimes, et la lutte acharnée qu'elles ont menée pour faire respecter leurs droits. « Lorsque j'ai voulu expliquer au juge ce qu'on m'avait fait subir en détention à Derb Moulay Cherif, il m'a coupé la parole et m'a demandé si, étant accusé d'atteinte à la sûreté de l'État, je m'attendais à ce qu'on me déroule le tapis rouge », relate Rachid Manouzi, arrêté en 1970 et frère de Houcine Manouzi, disparu en 1972.

À l'origine de ces crimes, des raisons historiques, politiques, juridiques, institutionnelles qu'il faut disséquer. Et des responsabilités individuelles. Elles ne seront pas nommées. C'est la règle imposée par l'IER. Ce qui lui vaut d'être dépréciée par certains. Mais les tortionnaires n'en sortiront sans doute pas indemnes. « Aujourd'hui, ils doivent connaître une crise de conscience, déclare Rachid Manouzi. Je profite de cette occasion pour leur demander de libérer leurs consciences et de contribuer à la vérité. L'objectif est de tourner la page. Mais pour cela il faut, au moins, qu'ils fassent des excuses. »


Dans Al-Hadath, le quotidien de langue arabe le plus lu au Maroc, Abdelkrim Khatib, cofondateur du Mouvement populaire et leader du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), dénonce les indemnités accordées aux « voyous qui ont combattu le trône [...] et assassiné des gens fidèles à la patrie », et demande à Mohammed VI de stopper les auditions. Une déclaration qui crée la confusion entre les nombreuses victimes innocentes et les putschistes. Le même journal relate que Kadour Yousfi, ancien commissaire sinistrement célèbre, cherche à mobiliser les policiers impliqués dans la répression des années de plomb.

À l'ouverture des auditions étaient présents le ministre de la Justice Mohamed Bouzoubaa ; celui de la Communication Nabil Benabdellah ; un conseiller du roi, Mohamed Mouatassim ; les présidents des deux Chambres et quelques responsables des principaux partis politiques (remarqués pour leur passivité). Surtout, des Marocains, jeunes, vieux, citadins et ruraux, ont suivi les auditions en direct à la télévision et découvert une partie de leur histoire.

Ahmed Harzenni, « opposant et non victime », emprisonné durant douze ans pour son action au sein de la gauche marxiste, interpelle l'État sur ses crimes mais ajoute que « le devoir m'impose de dire que tout n'est pas noir. Je n'étais pas un ange non plus, je recourais à la violence pour imposer mes idéaux. » Les mots sont courageux. Dire toute la vérité, rien que la vérité, d'un côté comme de l'autre. Là est le défi posé à l'IER et la réponse, partielle, à la question que beaucoup se posent : « où tout cela va-t-il mener ? » Là est la condition sine qua non pour que le royaume sorte renforcé et non divisé de cette expérience.

CHARLOTTE CANS
Source : Jeune Afrique - L'Intelligent

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com