Menu

Affaire Ben Barka : Témoignage sur sa disparition

En décembre 1981, un homme avait raconté sous le sceau de l'anonymat sa participation à l'escamotage de la dépouille de l'opposant marocain. Tombé dans l'oubli, son témoignage est publié ici pour la première fois.

L'émission télévisée sur l'affaire Ben Barka m'a impressionné récemment, surtout l'intervention du frère de la victime. Je comprends sa tristesse mais il est inutile, je crois, de reprendre une enquête ou refaire un procès. L'essentiel a été dit, sauf peut-être celui qui a donné le coup de grâce à la victime : le saura-t-on jamais ? D'ailleurs, c'est secondaire, plus important est la disparition du corps, et là, je peux apporter une information que nul n'a jamais relatée, et pour cause, je dois être l'un des derniers vivants à la connaître, ayant été l'un des exécutants, sans le savoir. Dans cette affaire, voici comment cela s'est déroulé.
J'ai été contacté un dimanche matin (donc le 31 octobre 1965) par un ami pour une affaire urgente où je pouvais toucher un « gros paquet », mais il fallait faire très vite.

Intéressé, rendez-vous fut pris à Versailles pour l'heure suivante, voyez l'urgence de l'affaire. Je me retrouvai en présence d'un homme assez jeune, courtois, austère même, on aurait dit un notaire.

D'entrée de jeu, il me dit :

« Vous êtes pilote, est-ce que 2 millions pour une affaire délicate vous intéresseraient ? »

Je sens dans sa voix une certaine fébrilité qu'il cherche à dissimuler. Il reste maître de lui-même, mais on dirait qu'il essaie de me convaincre à tout prix.

« À ce tarif-là, on est prêt à beaucoup de choses, lui dis-je, qu'est-ce ?

- Évacuer un chargement par avion le plus discrètement possible, jusqu'à un aérodrome dans le Sud.

- Quel aérodrome ? »

Il sort un papier de sa poche.

« Aire-sur-l'Adour, où un autre avion vous attendra.

- En quoi consiste le chargement ?

- Sans importance pour vous, vous le saurez plus tard.

- Pas question, je veux savoir les risques que je prends. »

Visiblement, il ne s'attendait pas à ma réaction ; il semble réfléchir, puis, habilement, me dit :

« Si je vous le dis maintenant, vous devez accepter.

- D'accord, à la seule condition que ce ne soit pas des stupéfiants.

- Alors ça va... C'est une personne décédée. »

Sur le coup, j'en reste muet. Il reprend rapidement :

« Oui, cette personne est morte hier et il faut la rapatrier en Espagne de toute urgence, c'est une question d'héritage, de l'argent en jeu, beaucoup d'argent, comprenez-vous ?

- Et pourquoi pas l'Espagne directement ?

- C'est organisé comme ça. »

Je réfléchis le plus rapidement possible, tout ça semble se tenir, je ne passe pas de frontière, le risque est minime. L'appât du gain l'emporte rapidement, 2 millions, en 1965...

« D'accord, j'accepte, lui dis-je.

- C'est très urgent, quand pouvez-vous partir ? »

J'avais la météo du matin, pas fameux pour le lendemain, mais enfin, à ce prix-là, je pouvais prendre quelques risques.

« Demain matin, dis-je, vers les 7 h 30.

- À quelle heure exacte arriverez-vous à Aire-sur-l'Adour ?

- Vers 11 heures.

- Vous êtes sûr, c'est très important, on vous attendra.

- OK, à un quart d'heure près. Quand me confierez-vous "la passagère" ?

- Demain matin, convenons d'un endroit... »

D'habitude, je partais d'un terrain à Saint-Cyr, mais, à cette époque de l'année, le jour est tardif, il y a un risque avec les riverains et autres usagers de l'aérodrome. Aussi, je décide de partir d'un autre terrain, « privé » celui-là, qui se trouve à Vélizy, où sont installés les ateliers Morane.

Nous nous rendons de suite à Vélizy, afin de bien situer l'endroit du rendez-vous. L'homme alors me tend deux liasses de billets de 10 000 FF.

« Vous aurez le reste avant le départ, demain matin. »

Nous nous quittons. Je décide de convoyer l'avion le jour même à Vélizy. Le dimanche, les ateliers sont fermés, je le laisserai là-bas pour la nuit.

Je passe l'après-midi à préparer l'appareil et à faire de l'essence. Je prends également deux jerrycans de façon à refaire le plein avant le départ, puis à la nuit tombante, mêlé aux avions-écoles en tour de piste, je décolle de Saint-Cyr, sans contact radio évidemment. Cinq minutes après, je suis à la verticale de Vélizy. Catastrophe, les hangars sont ouverts ! Pas normal, ça, un dimanche ! Je fais plusieurs tours au-dessus de la forêt, mais ne peux m'éterniser. La nuit tombe rapidement, maintenant. Alors, je m'aligne dans l'axe de piste, à l'opposé des hangars, je coupe le moteur et fais une prise de terrain planée, pile sur les freins. Ouf, j'ai bien un peu glissé sur l'herbe humide, mais j'ai atterri en moins de cent mètres. Tout est OK. Je tire l'appareil près des bosquets, complète le réservoir, à peine 5 litres, je balance le jerrycan loin dans les taillis et mets l'autre dans l'avion. On ne sait jamais. Je boucle la verrière et rejoins la route de Meudon par la forêt.

Le lendemain, dès 6 h 30, je prends un taxi. En passant vers le cimetière de Clamart, j'ai un vague sourire en voyant les marchands de chrysanthèmes préparant dans la nuit leurs étalages.

J'arrive à Vélizy au point convenu, une grosse voiture est stationnée, tous feux éteints. C'est mon homme. Je renvoie le taxi, je monte avec lui et nous traversons le terrain, puis stoppons à côté de l'avion. Il est 7 h 15.

Je m'active, il attend à côté, très intéressé par mes préparatifs. Il me demande même des explications, puis quand il voit que je suis prêt, ouvre le coffre de sa voiture. J'ai un haut-le-coeur. Enfin, il faut y aller. Un sac de plastique marron parfaitement ficelé. Nous le déposons sur la banquette arrière, à côté du jerrycan.

Tout semble prêt, il me tend alors une enveloppe marron que j'évalue à 2 millions. Je compte rapidement les liasses, il n'a pas lésiné, il y a 2 millions.

Je lui demande alors, car il fait encore sombre, de se positionner au milieu du terrain, dans le sens du décollage, et d'allumer les phares au moment où je commencerai à rouler. Nous nous serrons la main. C'est à ce moment-là qu'il me dira :

« N'ayez jamais aucun scrupule, tout ceci est le résultat d'un très regrettable et lamentable accident. »

Je ne saisis pas ce qu'il veut dire, mais je ne peux pas m'éterniser là. Je monte à bord, ferme la verrière, mets le moteur en marche.

Je m'aligne, il a déjà allumé ses phares. Je m'élance et décolle sans encombre. Le jour commence à poindre. Toutefois, à Villa [Villacoublay, ndlr], chez les militaires, il y a un radar, aussi je vole au ras des arbres de la forêt de Meudon, en direction de la tour hertzienne dont je vois les loupiotes rouges. Le jour complet se fera à Chartres ; vol difficile : crachin, bancs de brume, plafond bas. Avant Limoges, je m'écarte par la droite pour passer les monts de la Marche. Plus au Sud, la visibilité s'améliore, le plafond s'élève, chapeau pour la météo.

Il est 10 h 45 lorsque je passe à la verticale du terrain d'Aire-sur-l'Adour. D'en haut, j'aperçois un gros avion, le seul. Visiblement, on m'attend. Le reste du terrain est complètement désert.

Je me pose, remonte la piste et viens [me] parquer près d'un bimoteur, un Beech 50.

Trois hommes en descendent, un quatrième est resté à l'intérieur, près de la porte, et observe. Moi, je sais qu'ils m'attendent, mais eux ne sont sûrs de rien. Ils sont hésitants et n'ont pas encore réagi. Il faut rompre cette incertitude. J'entrouvre la verrière et leur crie : « J'arrive de Paris avec le chargement. » Là, ça y est, deux d'entre eux se précipitent, ils regardent à l'intérieur de mon appareil, font signe aux autres et commencent à sortir le chargement.

Le pilote, lui, est remonté en vitesse à bord et actionne déjà le moteur gauche. Les autres hissent maintenant le corps à l'intérieur, puis l'un d'eux revient, courant toujours. Il me tend un petit paquet, me fait un signe de la main et s'engouffre dans le Beech, dont le deuxième moteur est en marche. La porte se ferme et ils roulent déjà en direction du point fixe. Les pleins avaient dû être faits ailleurs car, ce jour-là à Aire-sur-l'Adour, l'essence était fermée.

Quant au décollage de ce gros bimoteur sur la bande gazonnée de 900 mètres, c'était juste. Le pilote a mis plein pot avant le lâcher des freins, ils ont rapidement pris de l'altitude puis viré plein 180.

C'est alors que j'ai aperçu le petit colis ficelé qu'entre mes mains j'avais un instant oublié. Je l'ouvre, autant joyeux que surpris ! Il contient 2 millions en billets de 100 FF tout neufs, sans épingles. Erreur d'interprétation des commanditaires ou remerciements pour exactitude du service ? Je ne l'ai jamais su. En tout cas, j'ai été payé deux fois, rare...

Je suis reparti de mon côté en ayant vidé le jerrycan dans les réservoirs qui étaient presque à sec, ce qui m'obligera à me poser à Bordeaux-Saucat, où, finalement, je resterai bloqué deux jours par le mauvais temps.

Jusque-là, je n'avais rien saisi. J'ai même cru jusqu'au bout que c'était une femme que je transportais. Les jours suivants, en lisant les journaux, j'ai compris, surtout en repensant au Beech 50, je me suis souvenu que c'était une immatriculation marocaine : CN. MAE.

De plus, quelques jours après, je voyais la photo de Figon, « mon homme », dans tous les journaux.

Notes personnelles.

J'ai souvent repensé à cette affaire, au travers de la presse et des différents écrits qu'elle a suscités ; sachant ce que je sais, j'émettrais l'hypothèse que si les Marocains, qui ne peuvent plus laisser Ben Barka agir à sa guise dans des actions multiples aux quatre coins du monde, avaient décidé de le supprimer, ils l'auraient purement et simplement fait assassiner. Or le fait qu'Oufkir se déplace jusqu'à Fontenay-le-Vicomte prouve qu'il venait voir un homme vivant, prêt à lui faire des propositions, quelles qu'elles soient, mais pas un cadavre.

Seulement, quand il arrive, c'est la catastrophe, Ben Barka est mort. Le lamentable accident dont m'a parlé Figon, c'est le geste d'un des gardes, des brutes et non des professionnels, et le drame qui s'ensuit.

Or qu'auriez-vous fait à la place d'Oufkir ? Rentrer en trombe au Maroc, puis préparer un plan pour récupérer le corps et le rapatrier au Maroc, car un cadavre ne disparaît jamais complètement.

On contacte Figon qui a, depuis l'accident, le corps dans sa voiture. C'est le seul capable, car pas encore compromis, contrairement aux policiers.

Le plan est établi, reste à Figon le moyen de trouver un relais par avion pour Aire-sur-l'Adour. Il se promène dans Paris avec son macabre chargement, pas longtemps, d'ailleurs, ça devient dangereux. Il a dû laisser sa voiture dans un parking, car, lors de notre tractation à Versailles, il avait une petite auto différente de celle de Vélizy.

Pourquoi Aire-sur-l'Adour ? Eh bien, Oufkir doit reprendre le corps en France ; difficile de ne pas faire partie du voyage ; ces affaires-là se règlent en petit comité. Toutefois, impossible de faire atterrir un avion immatriculé au Maroc sur un terrain près de Paris. L'affaire a déjà éclaté, c'est un coup à se faire prendre en flagrant délit, d'où ce relais plus discret.

De plus, lors du transfert à Aire-sur-l'Adour, l'homme resté dans l'avion, je pense l'avoir reconnu : c'était Oufkir, dont je vis plus tard la photo.

Quant à celui qui m'a remis le paquet contenant les 2 millions, il avait une étrange ressemblance avec les photos de Dlimi dans la presse.

Je pense que, finalement, Ben Barka a eu une sépulture, certes anonyme, mais décente, au Maroc, qu'il n'aurait pas eue en France, au fond d'un lac.

Après cette aventure, j'ai eu un contrat à l'étranger pendant quatorze ans et ne pensais plus entendre reparler de cette affaire. C'est pur hasard si j'ai vu votre émission qui m'a rappelé ces souvenirs.

Je garde l'anonymat, ne m'en veuillez pas. Beaucoup sont morts, c'est vrai, mais il en reste encore ; un jour, peut-être, je vous donnerai plus de détails et des preuves, plus tard...

Source : Jeune Afrique - L'Intelligent

Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com