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Le Maroc s'efforce de tourner la page des "années de plomb"

D'anciennes victimes de la répression qu'a connue le pays entre 1956 et 1999 vont pouvoir témoigner, par médias interposés, devant leurs concitoyens. L'initiative de l'Instance équité et réconciliation est critiquée à la fois par les politiques et par les organisations de défense des droits de l'homme.
Rabat de notre envoyé spécial

La date de la première émission télévisée n'est pas encore fixée. Probablement aura-t-elle lieu autour du 20 décembre ou au début de janvier 2005, une fois passé les fêtes de fin d'année. La date, de toute façon, apparaît secondaire comparée à l'enjeu : lancer un débat national, à travers des témoignages, sur les "années de plomb" au Maroc, pour se prémunir contre leur éventuel retour.

Créée en janvier 2004 à l'ini- tiative du Palais royal, l'Instance équité et réconciliation (IER) est à l'origine d'une démarche que des journaux marocains qualifient de "processus cathartique".

Présidée par un ancien détenu politique qui a passé dix-huit années en prison, Driss Benzekri, l'Instance a prévu de faire témoigner d'anciennes victimes devant un parterre de grands témoins. Micro en main, ils raconteront leur histoire avec des mots à eux, sans être interrompus. Les interventions seront limitées à une vingtaine de minutes. Elles seront retransmises par les radios et les deux chaînes de télévision en fin d'après-midi. La presse écrite devrait également en rendre compte.

La première "audition" se fera en direct depuis Rabat. Casablanca prendra le relais. Ensuite, les responsables de l'IER prévoient des émissions itinérantes, certaines enregistrées, d'autres en direct. Etalées sur près de deux mois, elles feront aussi intervenir des spécialistes (historiens, juristes, etc.) au cours d'émissions thématiques (les disparitions forcées, la torture), ou pour éclairer une page de l'histoire du royaume occultée par l'enseignement officiel ou tout simplement ignorée d'une population en majorité très jeune.

Car la période retenue est vaste. Elle court de l'indépendance de l'ancien protectorat français, en 1956, jusqu'en 1999, l'année de l'arrivée sur le trône du souverain actuel, Mohammed VI. Elle englobe donc la guerre du Rif (1958), les attentats contre Hassan II au début des années 1970, les émeutes à répétition de Casablanca, Marrakech, Fès, et les vagues de répression qui ont suivi.

Avant même d'être mis en œuvre, le projet fait l'objet de multiples critiques. Les plus véhémentes viennent de ceux qui a priori devraient être de fermes avocats du projet, les défenseurs des droits de l'homme. Ils reprochent surtout à l'IER d'avoir passé une sorte de "pacte d'honneur" avec ceux qui viendront apporter leur témoignage sur les "années de plomb": s'engager à ne citer aucun nom de bourreau.

L'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) appartient au courant qui critique la démarche de l'IER. "Pour la vérité, explique l'un de ses responsables, Abdelkhalek Benzekri, les tortionnaires doivent être nommés. Nous savons que plusieurs d'entre eux sont toujours en place à des postes élevés au sein de l'Etat. Pourquoi bénéficient-ils de l'impunité ? Il faut suivre les recommandations des Nations unies, les poursuivre, les juger, les punir."

Personnalité respectée, Ahmed Marzouki, un ancien détenu du bagne mouroir de Tazmamart (auteur du livre Cellule 10 publié en France et au Maroc), campe sur une ligne proche. "C'est bien de toucher le maximum de Marocains en s'appuyant sur la télévision, reconnaît-il, mais il faut être le plus transparent possible. En ne citant pas le nom des tortionnaires, on va aboutir à une demi-vérité. C'est absurde."

"J'ASSUME LA DÉCISION"

Contesté par certains de ses amis, le président de l'IER Driss Benzekri reste serein. "J'assume la décision, dit-il lentement avec dans la voix une pointe de détachement. Livrer des noms en pâture, c'est risquer la diffamation. Les victimes manquent le plus souvent de preuves lorsqu'elles donnent des noms. D'ailleurs, personne ne les empêche de poursuivre leurs bourreaux devant les tribunaux."

Egalement membre de l'IER, Driss El-Yazami avance un autre argument pour justifier le "pacte d'honneur". "Expliquer les années noires par le seul zèle de quelques individus malfaisants serait réducteur, observe-t-il. C'était un système qui était à l'œuvre, et c'est lui qu'il faut démonter."

Les adversaires de l'initiative reprochent aussi à l'IER d'être manipulée par le Palais royal, son bailleur de fonds. "On nous parle des "années de plomb" comme si elles étaient derrière nous. Or, tout continue comme avant : la torture, les détentions arbitraires, la justice aux ordres. Ce qui a changé, ce sont les victimes. Hier, c'était la gauche qui en faisait les frais ; aujourd'hui, ce sont les islamistes", affirme- t-on au siège de l'OMDH.

M. Benzekri rejette le parallèle. "Il y a des dépassements, convient-il, mais sans commune mesure avec la situation passée. Naguère, il y avait une volonté claire de casser les élites et l'opposition. Ce système a été démantelé. Il a disparu au début des années 1990 sous Hassan II, mais l'Etat a été incapable d'aller jusqu'au bout. L'ouverture est restée inachevée."

Même s'ils se montrent discrets, les hommes politiques ne voient pas d'un œil plus favorable la démarche de l'IER. C'est vrai des dirigeants nationalistes associés au pouvoir et à ses violences au lendemain de l'indépendance. Mais la méfiance prévaut aussi au sein d'une partie de la gauche. Premier secrétaire de l'Union socialiste des forces populaires (USFP, aujourd'hui au gouvernement), Mohamed Elyazghi a mis en garde l'Instance contre toute tentation de vouloir écrire - ou plutôt réécrire - près de quarante ans de l'histoire du royaume au risque de la simplifier. "C'est aux historiens de l'écrire", a fait valoir le responsable socialiste.

Enfin, d'autres s'inquiètent des risques de déstabilisation pour la monarchie à étaler les épisodes les plus détestables des règnes de Mohammed V et d'Hassan II. "Jusqu'où faut-il aller dans l'évaluation du passif sans risquer de saper les fondements mêmes de légitimité du régime ?" se demande Mustapha Sehimi, l'éditorialiste de Maroc Hebdo. Et de conclure : au-delà d'un "seuil gérable", c'est "un processus de délégitimation qui s'installe, au risque d'ébranler une société politique pacifiée depuis 1996 -l'année du vote de la Constitution actuelle-".

Jean-Pierre Tuquoi
Source : Le Monde

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