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M6, Sarko et les Rafale

Cette fois, l’Élysée a vu les choses en grand. Pour réparer l’erreur d’appréciation commise début juillet ? Sans doute. Penser que le Palais royal puisse s’accommoder d’une visite minutée, au terme d’une tournée maghrébine menée au pas de charge, c’était en effet méconnaître, à tout le moins, le « temps du Maroc ». Résultat : une annulation in extremis de l’étape chérifienne et l’engagement d’une « vraie » visite d’État. Promesse tenue.

Rentrée le 3 octobre à Paris, la mission chargée de préparer le séjour que fera Nicolas Sarkozy dans le royaume, les 22 et 23 octobre, a mis au point un programme à la hauteur des attentes marocaines. Selon nos informations, le président français devrait visiter, dans l’ordre, Marrakech, Rabat et Tanger. Soit : la capitale touristique et culturelle, la capitale politique et le symbole d’un Maroc aux portes de l’Europe. Tradition, démocratie et modernité : tout y est, ou presque.

On imagine en outre que le courant sera fluide entre deux chefs d’État qui se connaissent déjà et appartiennent à la même génération. D’autant que la familiarité, la « familialité » pour ne pas dire le paternalisme exercés par Jacques Chirac ne convenaient plus à un roi au pouvoir depuis maintenant plus de huit ans. Place, en somme, à une relation adulte et dépassionnée.

Ce voyage a-t-il, un moment, été conditionné à la vente éventuelle - et désormais compromise - d’avions militaires Rafale au Maroc ? La presse économique française l’a écrit, parlant même de « grosse colère élyséenne ». Une appréciation que dément formellement un proche du président : « Si colère il y a, elle est chez Dassault, le constructeur, pas chez nous. Il aurait été totalement inconscient de notre part de soumettre la qualité de la relation franco-marocaine à la conclusion d’un simple accord commercial. À aucun moment le principe de ce voyage n’a été mis en cause. »

À l’origine de cette affaire : la prise de conscience par Mohammed VI de l’existence d’un vrai déséquilibre stratégique entre l’Algérie et le Maroc. Le grand voisin de l’Est, et frère ennemi potentiel, dispose de deux fois plus de chars d’assaut, d’hélicoptères et d’avions de combat que le royaume. Et c’est dans le domaine de l’armée de l’air que le déficit marocain est le plus net. Face aux quelque deux cents Mig 29 et Sukhoi 24 (en attendant les Sukhoi 30) algériens, l’aviation chérifienne n’aligne que neuf dizaines d’appareils, Mirage F1 et F5 Tiger, dont la conception remonte à la fin des années 1960.

Entamées sous Hassan II, les négociations pour le renouvellement de cette flotte se sont brutalement accélérées il y a trois ans. Dassault, qui cherche désespérément un premier contrat à l’exportation pour son Rafale, pèche par excès de confiance. Persuadé que l’excellence des relations entre Paris et Rabat fait du Maroc un marché captif, le constructeur dépose une offre exorbitante : dix-huit Rafale pour 2,3 milliards d’euros (3,2 milliards de dollars). Offre assortie d’un montage financier aléatoire, basé, d’une part, sur un hypothétique mécénat saoudien, et de l’autre, sur un crédit bancaire que la Coface hésite à garantir. Choqués, les Marocains font alors jouer la concurrence, en l’occurrence les Américains de Lockheed Martin, prêts à bondir sur l’occasion et bien décidés à tuer dans l’œuf le Rafale.

Le constructeur de Bethesda (Maryland) propose son produit standard : le F-16 « Falcon », le chasseur polyvalent le plus vendu au monde. Moins sophistiqué que le Rafale, donc moins performant, celui-ci est mieux adapté aux besoins de l’armée de l’air marocaine (il rivalise avec le Mig 29), fiable (il équipe vingt-cinq armées de l’air) et, surtout, beaucoup moins cher. Comparée à celle de Dassault et compte tenu de la parité euro-dollar, l’offre de Lockheed, déposée fin 2006, est ahurissante : vingt-quatre F-16 neufs pour 2 milliards de dollars (ou 1,5 milliard pour le même nombre d’appareils d’occasion) ! Le tout accompagné de conditions de financement très avantageuses.

Panique chez le constructeur français, qui, après avoir échoué en Corée du Sud, à Singapour et aux Pays-Bas, voit tout à coup s’éloigner le marché marocain. Il réagit en deux temps.

D’abord, début 2007, des articles manifestement « inspirés » paraissent dans certains journaux français : ils annoncent comme imminente, voire acquise, la signature du contrat Rafale. Une petite manœuvre qui a le don d’agacer le roi, qui a l’impression qu’on cherche à lui forcer la main.

Ensuite, une nouvelle offre, nettement plus raisonnable, est présentée afin de contrer Lockheed Martin : douze Rafale et douze Mirage 2000 pour 2 milliards d’euros, montage financier cohérent à l’appui. On en est là, à la veille de la visite de Sarkozy au Maroc.

« Aucune décision définitive n’a encore été prise », insiste, à Rabat, une source proche du Palais. À preuve : Lockheed Martin, à l’instar de Dassault en France, mobilise en ce moment ses relais au sein de l’administration Bush pour remporter le contrat. Même si, contrairement à ce qui a été dit, le département d’État américain n’est jamais allé jusqu’à mettre dans la balance sa position actuelle (plutôt promarocaine) dans le dossier du Sahara occidental, le F-16 semble avoir une franche longueur d’avance. D’autant que certaines déclarations maladroites d’Hervé Morin, le ministre français de la Défense, paraissant regretter l’excès de sophistication du Rafale accréditent l’hypothèse d’un échec annoncé.

Reste que, quoi qu’on en dise à l’Élysée, Sarkozy parlera évidemment commerce, échanges et contrats lors de ses entretiens avec Mohammed VI. Outre le Rafale, pour lequel il pourrait faire une ultime tentative, le président français évoquera les dossiers en cours du TGV marocain (les tronçons Settat-Marrakech et Tanger-Kenitra, 375 km en tout, sont concernés, pour l’instant, par ce projet) et de l’implantation, très loin d’être bouclée, d’une centrale nucléaire sur le site de Safi, à 200 km au sud de Casablanca, validé par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Enfin, le vaste marché de la modernisation de l’armée marocaine ne concerne pas que son aviation de combat. Blindés, hélicoptères, corvettes : d’autres contrats, moins spectaculaires certes, se profilent à l’horizon. Plusieurs constructeurs français se sont déjà positionnés…

Très attendu par les investisseurs, le voyage de Sarkozy au Maroc sera-t-il l’occasion pour ce dernier de s’exprimer sur un dossier autrement plus délicat, celui du Sahara ? Rien n’est moins sûr. À la différence de Jacques Chirac, son prédécesseur, dont les positions en faveur de la marocanité de ce territoire n’étaient un secret pour personne, l’actuel président a toujours refusé de se démarquer de l’équilibrisme onusien en la matière. Surtout, ne froisser personne, tant à Rabat qu’à Alger… Interrogé par Jeune Afrique en novembre 2006, celui qui était encore ministre de l’Intérieur avait ainsi préféré éviter d’aborder deux sujets maghrébins classés sensibles : les droits de l’homme en Tunisie et le Sahara occidental. Mais les temps ont changé. Depuis, le Maroc a déposé son projet d’autonomie, jugé intéressant, pour ne pas dire séduisant, par l’hôte de l’Élysée. Surtout, les Marocains se souviennent qu’un certain Nicolas Sarkozy, alors député, avait fait partie d’une délégation parlementaire française venue à Laayoune, la « capitale » des Sahraouis, il y a une dizaine d’années.

Or rien ne vaut, c’est bien connu, une visite sur le terrain pour se forger une opinion…

Source: Jeune Afrique

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