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Cinéma : Un film sur les disparus du Maroc

Plus touffue que jamais, la programmation du 19e Festival international du documentaire de Marseille - qui se tient du 2 au 7 juillet - continue sa migration vers un espace où s'effritent les frontières entre documentaire et fiction, celui-là même dont le Festival de Cannes a révélé cette année qu'il constitue désormais le centre de gravité de la création cinématographique mondiale.

Outre ses compétitions, nationale et internationale, le festival marseillais offre quelques "écrans parallèles" de qualité. Parmi eux, une rétrospective des films tournés en vidéo par le cinéaste américain Robert Kramer, un retour sur le collectif Zanzibar auquel a participé Philippe Garrel autour de 1968, ainsi qu'une sélection de films illustrant la manière dont Jean-Luc Gorin, ex-compagnon de lutte et de cinéma de Jean-Luc Godard, voit aujourd'hui les Etats-Unis. Carte blanche est également donnée à l'association Fotokino pour une programmation inédite destinée au jeune public.

Présenté en compétition internationale, Nos lieux interdits, documentaire franco-marocain de Leïla Kilani, s'impose comme l'un des films phares du cru 2008. Le film a été tourné entre 2004 et 2007, pendant que se tenait au Maroc l'Instance équité et réconciliation, dont la mission était de mettre au jour les violences d'Etat commises sous le régime d'Hassan II (600 morts ont été dénombrés par l'instance - contre 3 000 pour l'Association marocaine des droits de l'homme -, et près de 2 000 personnes ont officiellement disparu, un chiffre fortement contesté) et d'en indemniser les familles victimes.

Ecrit en 2002, le projet a changé de nature avec cette commission. D'une réflexion sur la mémoire de la violence politique au Maroc, inscrite dans la lignée de Shoah, de Claude Lanzmann, la cinéaste en est venue à placer le dispositif de l'instance au coeur de sa mise en scène. Pas pour en faire la chronique, mais plutôt pour l'appréhender comme le moteur d'une réappropriation de leur mémoire par les personnages auxquels elle s'est intéressée.

Mandatée en parallèle pour filmer le travail de l'instance (et constituer un fonds ayant vocation à être exploité par l'INA, coproducteur du film, et par les autorités marocaines), Leïla Kilani a rencontré ainsi la plupart de ses personnages - des familles dont l'un des membres a été victime de la violence d'Etat (disparu ou prisonnier politique). "Le Maroc n'est pas un pays où il y a eu 100 000 disparus, explique-t-elle. Il n'y a pas non plus un fonctionnement d'appareil d'Etat à décortiquer. Ce qui m'intéressait était ce qui produisait la terreur. C'est-à-dire l'indicible, la rumeur, et celle-ci partait des salons marocains. La terreur était à l'intérieur des familles."

"PAS DE RÉSISTANCE"

Le film a glissé d'une problématique centrée sur la parole des victimes, "une catégorie qui induit des certitudes en termes de représentation", à une autre, plus instable, fondée sur le dialogue entre des générations d'une même famille filmées chez elles, dans leur salon.

"Le vrai choc, explique la réalisatrice, a été de me rendre compte qu'au sein des familles que j'ai filmées, on ne savait pas ce qui s'était passé. Au mieux on avait honte, au pire on ne se posait pas de question. Il n'y avait pas de figure héroïque, pas de résistance. L'enjeu du film est de faire exister des gens qui ont été effacés politiquement au point de disparaître au sein de leurs familles."

Nos lieux interdits s'ouvre par un carton qui rappelle la pratique des disparitions forcées en cours au Maroc entre les années 1960 et 1980, et précise que depuis 2004 près de 30 000 dossiers ont afflué vers l'instance. Un ancien militant marxiste-léniniste affirme ensuite que "l'histoire du Maroc se raconte comme une fable", parce que rien n'a été écrit.

Celle que révèle le canevas d'histoires tissé par le film a un goût amer. Après quatre ans durant lesquels chaque découverte ouvrait un puits de nouvelles questions, aucune des familles représentées n'a obtenu de réponses définitives de la commission. Dans le même temps, pourtant, un bouleversant travail s'est mis en branle : poussées par l'existence de cette commission et par le film, les différentes générations se sont arraché des mots pour dire une histoire jusque-là refoulée dans un non-dit étouffant.

Des questions de mise en scène surgissaient sans arrêt, comme celle de la représentation des bourreaux, et de la fascination qu'ils exercent. "J'en ai filmé un, mais je n'ai pas su quoi en faire. Au Maroc, ils ne sont pas dans le champ (ils n'ont pas témoigné à la commission). Le faire dialoguer avec une victime aurait été comme faire parler Sarkozy avec un mec de la LCR, simplement parce qu'on a une entrée pour le faire. Cela ne correspond pas à la réalité politique."

Dans S21, la machine de mort khmère rouge, de Rithy Panh, la confrontation avec les bourreaux se justifiait, selon la cinéaste, parce qu'au Cambodge il y a eu "rupture". "Au Maroc, ce n'est pas le cas : c'est le même régime qui décide de l'écriture de la mémoire."

Isabelle Regnier
Source: Le Monde

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