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Ben Jelloun, romancier des destins croisés

De la trentaine de livres écrits par Tahar Ben Jelloun, celui-ci, Partir — le premier chez Gallimard, après le Seuil — est sans doute l'un des plus radicaux et des plus courageux. Comme ses personnages, et avec eux, le romancier s'affronte à son pays aimé, le Maroc, à ce monde arabe "aujourd'hui en bien mauvais état", à sa ville, Tanger. Tanger, séparée de l'Europe par un simple détroit. Tanger, port qui invite au départ.

Comme souvent chez Ben Jelloun tout commence dans un café. Un café de Tanger, le Hafa, où des hommes, en silence, boivent du thé à la menthe et fument de longues pipes de kif. Ils sont pauvres, ont à peine de quoi payer le thé et le kif. C'est là qu'on voit apparaître Azz El Arab, que tout le monde appelle Azel, l'un des héros de ce roman de destins entrecroisés, celui qui structure ce récit kaléidoscopique.

Jeune diplômé sans emploi, à la charge de sa mère et de sa soeur Kenza, Azel, comme tant d'autres, rêve de partir, de fuir ce pays qui ne lui propose aucun avenir, d'aller chercher en Espagne, voire en France, une autre vie. "Partir, quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants, tourner le dos à un pays si beau et revenir un jour, fier et peut-être riche, partir pour sauver sa peau, même en risquant de la perdre."

Azel souhaite devenir "un homme debout, un homme qui n'a plus peur, qui n'attend pas que sa soeur lui file quelques billets pour sortir acheter des cigarettes". Il n'ignore pas les dangers des traversées clandestines vers l'Europe. Il a vu la mer rejeter "les cadavres de quelques noyés" qui n'ont jamais atteint l'Espagne. Son cousin et ami Noureddine a été l'une des victimes des passeurs véreux, comme le répugnant Al Afia, mafieux qui surchargent les bateaux, faisant fortune sur le malheur et la mort.

Tahar Ben Jelloun, en quarante chapitres, ne suit pas seulement Azel au bout de sa folie du départ. Il dessine d'autres portraits de jeunes gens, tous habités de la même obsession : partir. C'est une sorte de mosaïque, la cartographie de multiples détresses. Le style est précis, sans le lyrisme de conteur oriental qu'affectionne souvent Ben Jelloun. Ce n'en est que plus terrible et plus émouvant. On voit certains de ces jeunes se faire embrigader par les islamistes, d'autres s'installer en Espagne et se prostituer pour y survivre.

La si délicate petite Malika, voisine d'Azel, qui répondait à la question "Que veux-tu faire plus tard ?" : "Partir", doit travailler dans l'usine de crevettes où " les filles s'en allaient après six mois, les doigts rongés par l'eczéma et certaines atteintes de pneumonie". Azel, lui, ne veut ni rejoindre les fanatiques, ni se résigner. Il proteste, insulte le "pourri" Al Afia et se fait tabasser. C'est ainsi qu'il rencontre Miguel, un galeriste partageant sa vie entre Barcelone et Tanger, qui, une nuit, lui porte secours.

L'histoire de Miguel, qui aime les garçons, et d'Azel, qui accepte de devenir son amant — tout en étant amoureux d'une jeune femme, Siham — pour avoir un visa et s'installer à Barcelone, Tahar Ben Jelloun la restitue dans toute sa complexité. Il faut la suivre dans ses méandres, ses contradictions, loin du cliché du jeune Marocain se vendant à un Européen homosexuel qui profite de son désarroi.

La figure de Miguel, dont on comprend petit à petit la singularité, est, comme celle d'Azel, à la fois bouleversante et repoussante. La question que pose Ben Jelloun à travers Azel est finalement : jusqu'où peut-on renoncer à soi-même pour partir ? Et reste-t-il alors la moindre chance de revenir ? Ou même de s'accomplir dans l'exil ? La réponse n'est pas très encourageante lorsqu'on accompagne Azel dans sa chute, jusqu'au point de non-retour.

"TROMPE-L'OEIL"

Il faudrait aussi s'attarder auprès de la mère d'Azel, Lalla Zohra, qui observe tout cela et ne dit rien. Pas plus qu'elle ne se prononce quand sa fille Kenza, soeur d'Azel, demande à épouser Miguel, pour partir elle aussi. Ce qui se fait, Miguel se convertissant à l'islam et devenant Mounir. En arrivant à Barcelone il installe Kenza dans sa chambre d'amis... Séjour qui ouvre sur bien des péripéties.

C'est de la décision de Kenza — "l'heure était enfin venue de rentrer au Maroc" — que naît le dernier chapitre "Revenir", où Tahar Ben Jelloun retrouve son ton de conteur et de poète. Ces émigrés qui "n'ont pas trouvé leur place" et "ont déjà oublié pourquoi ils avaient émigré" prennent un bateau, "peut-être pas un bateau, juste une maquette, un trompe-l'oeil, une simple image jetée sur l'eau".

"Et si ce bateau n'était qu'une fiction, un roman flottant sur les eaux, un roman en forme de bouteille jetée à la mer par tant de mères éplorées et fatiguées d'attendre ?" Ou bien le rêve d'un écrivain qui vient de décrire les déchirures de la jeunesse de son pays, possédée de ce désir irraisonné : partir. Et qui invente un retour magique, un salut par le roman.

PARTIR de Tahar Ben Jelloun. Gallimard, 270 p., 17,50 €.

Josyane Savigneau
Source : Le Monde

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